« Amorcer l’adhésion à la Russie des régions orientales de l’Ukraine »

Le journal Novaïa Gazeta, un des seuls encore indépendant par rapport au Kremlin, a publié, le mercredi 25 février, un rapport attribué à Konstantin Malofeiev, un oligarque ayant eu maille à partir avec le pouvoir, qui énumère les étapes de la prise de contrôle par la Russie de la Crimée et des régions orientales de l’Ukraine. L’intérêt de ce texte, dont le rédacteur en chef de Novaïa Gazeta, Dimitri Mouratov, s’est assuré de l’authenticité, est double. D’une part, il a été rédigé et remis à l’administration présidentielle russe, début février 2014, avant même la fuite du président ukrainien Viktor Ianoukovitch. D’autre part, il représente une véritable feuille de route pour l’annexion d’une partie de l’Ukraine par la Russie. Ce programme, à jusqu’à présent, été suivi par Moscou, presque point par point.
Au lendemain de l’assassinat de l’opposant Boris Nemtsov, qui préparait un document sur l’implication de la Russie dans la guerre en Ukraine, le rapport publié par Novaïa Gazeta n’en prend que plus d’actualité.
Le texte que nous publions ci-dessous est la traduction intégrale, à quelques lignes près, de l’article du journal russe (Traduction Boulevard-Exterieur).

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1. Dans l’évaluation de la situation politique en Ukraine il convient de partir de la reconnaissance, d’abord, de la faillite du président Viktor Yanoukovitch et de sa « famille » dirigeante, en train de perdre brusquement le contrôle des processus politiques ;

Deuxièmement, de la paralysie du pouvoir central et de l’absence d’un sujet politique identifié avec lequel la Fédération russe pourrait négocier ;
Troisièmement, de la faible probabilité qu’apparaisse un tel sujet consensuel après les élections législatives et présidentielle anticipées, annoncées le 4 février par Ianoukovitch.
Si en Russie, l’oligarchie est équilibrée par une puissante classe de bureaucrates, en Ukraine, l’appareil d’Etat est notoirement plus faible que les oligopoles ; comme la sphère politique, il est sous le contrôle de l’oligarchie. Les oligarques (à savoir R. Akhmetov, D. Firtach, I. Kolomoïski, etc. ) dirigent la politique de Kiev, y compris le Parlement et l’opposition.
L’opposition antisystème (le soi-disant Maidan) n’est pas sous le contrôle de l’opposition interne au système et donne ici un ton « seigneurs de la guerre » (une grande partie d’entre eux sont des fans de football et des représentants de la criminalité). Ils n’exercent pas d’influence électorale mais, selon toute apparence, ils sont contrôlés non seulement par la coterie des oligarques mais, dans une mesure significative, par les services secrets polonais et britanniques. A propos, beaucoup de groupes oligarchiques ont financé Maidan, pour ne pas « mettre tous leurs œufs dans le même panier ».
[…]
Le président Viktor Ianoukovitch est un homme sans qualité morale et de faible caractère. Il avait peur de prendre son poste de président et en même temps il était prêt à échanger des forces de l’ordre contre la conservation de ce poste de président et une immunité après qu’il aurait quitté ce poste. Pendant ce temps, une partie des forces de « l’aigle royal », qui sont utilisées pour réprimer les troubles à Kiev, furent recomposées principalement à partir d’hommes originaires de Crimée et de provinces orientales

Selon les observateurs locaux, toute tentative pour trouver un successeur à Viktor Ianoukovitch pour organiser une répression contre le ministère de l’intérieur (MVD) et les services de sécurité (SBOu) comme punition pour la répression de Maidan se heurterait inévitablement à une rude réaction de force. D’autant plus que la position de l’armée ukrainienne est ambigüe, elle qui, selon les mots d’un fonctionnaire du ministère de la défense ukrainien (Minoborony) « est enfermée dans ses casernes, et les officiers armés gardent les entrepôts, pour que, à Dieu ne plaise, ils ne tombent pas entre les mains des mercenaires, qui dans ce cas commenceraient à tirer l’un sur l’autre. » […]

Les élections législatives et présidentielle anticipées pourraient être le prétexte d’un nouveau cycle de meetings et de tentative de guerre civile, de l’approfondissement de la division électorale entre l’est et l’ouest avec pour résultat finalement l’accélération de la désintégration de l’Ukraine

Le déroulement et les résultats de la Conférence de Munich (la Conférence sur les problèmes de sécurité à Munich a eu lieu les 31 janvier et 1er février 2014. Ndlr) donnent des raisons suffisantes de croire que
L’Union européenne et les États-Unis autorisent la désintégration du pays et même ne considèrent pas un tel développement des évènements comme extraordinaire. La conception de l’absorption « par morceaux » d’un grand Etat de l’est européen par l’Union européenne non seulement s’exprime publiquement à proximité des porte-paroles officiels de l’UE, mais trouve es partisans dans les rangs de l’élite ukrainienne.

2. Finalement la politique russe envers l’Ukraine devrait être pragmatique

Tout d’abord, le régime du président Ianoukovitch a finalement fait faillite. Un soutien politique, diplomatique, financier et médiatique de la part de la Fédération de Russie n’a déjà plus aucun sens.
Deuxièmement, dans un contexte où la guerre civile sporadique, sous forme de guérilla urbaine de ceux qu’on appelle les partisans de « Maidan » contre la direction de l’est du pays est devenu un fait et où la désintégration de l’Etat ukrainien selon les lignes de la démarcation géographique des alliances régionales, « provinces occidentales plus Kiev » et « provinces orientales plus Crimée », fait partie de l’agenda politique, dans ces conditions
La Russie ne devrait en aucun cas faire dépendre sa politique en Ukraine de la seule influence politique des groupes de Kiev
et des relations de l’opposition officielle (A. Iatseniouk,V. Klitcko, O. Tianybok, P. Porochenko et autres) avec la Commission européenne.
Troisièmement, la paralysie presque entière du pouvoir central le rend incapable de former un gouvernement responsable, pour trouver des fonds pour payer le gaz russe, même sous la menace de défaut (de paiement) et de défaillance (absence) de NAK « Nafgogaz ».
La Russie est simplement obligée d’intervenir contre l’intrigue géopolitique de la Communauté européenne, dirigée contre l’intégrité territoriale de l’Ukraine.

Avant tout parce que sinon notre pays risque de perdre non seulement le marché ukrainien du trafic des pipelines, mais, ce qui est beaucoup plus dangereux, le contrôle même indirect du réseau de transport de gaz de l’Ukraine. Cela met en péril la position de Gazprom en Europe centrale et méridionale, causant un énorme préjudice à l’économie de notre pays.

Dans tous les cas, la Constitution de l’Ukraine n’est pas en mesure de devenir le mécanisme par lequel il aurait pu être légitime de lancer l’intégration des territoires de l’est ukrainien et de la Crimée dans la juridiction de la Fédération de Russie.

Comme le stipule l’article 71 de la Loi fondamentale ukrainienne, les questions de changement de son territoire sont résolues exclusivement par un referendum de toute l’Ukraine. Cependant ce referendum, conformément à l’article 72 de la Constitution, est lancé par une initiative populaire à la demande d’au moins 3 millions de citoyens de l’Ukraine ayant le droit de vote, sous réserve que les signatures relatives à la fixation de la tenue du referendum représentent au moins deux tiers des régions et qu’il y ait au moins cent mille signatures dans chaque région.

Toutefois, quelque paradoxal que cela puisse paraître, pour le processus d’intégration russo-ukrainien une base juridique a déjà été établie et c’est le système d’euro régions russo-ukrainienne de l’Association des régions frontalières européennes (qui, à son tour, est membre de l’Assemblée des régions d’Europe). Ainsi, l’eurorégion « Donbass » comprend elle Donetsk, Louhansk, les régions de Rostov et de Voronej. Dans l’eurorégion « Slobojanchtchina » se trouvent les régions de Kharkov et de Belgorod, et dans l’eurorégion « Dniepr », les régions de Briansk et Tchernigov, etc.

La Russie, profitant de la légitimité, du point de vue de l’Union européenne, des instruments juridiques des eurorégions, devrait parvenir à des accords sur la coopération intérieure et transfrontalière, et ensuite à des relations bilatérales directes avec ces territoires ukrainiens, où il y a une forte sympathie électorale prorusse.
En premier lieu — la République de Crimée, les régions de Kharkov, Louhansk, Zaporojie, Nicolaev, Dniepropetrovsk et, dans une moindre mesure, les régions de Kherson et Odessa. (De cette liste , de manière préméditée, et assez probable, il faut enlever les régions de Soumsk et de Donetsk – la première compte tenu de la très forte influence électorale dans son parti de la « Batkivchtchina »(La patrie, le parti de Julia Timochenko, ndlr). La seconde en raison de liens d’affaires et des liens politiques étroits des « biznessmen » locaux dirigés par P. Akhmetov avec un certain nombre de représentants des oligarques de l’opposition, qui ont ici d’énormes intérêts.
Les élites locales sont motivées comme jamais auparavant par un mouvement contraire à la nouvelle initiative d’intégration à la Russie. Avant la crise, les élites de l’Ukraine orientale préféraient une « Kiev faible » et une « Moscou forte », mais maintenant, sous la menace de « tout » perdre, ils ne sont pas prêts à attendre avec résignation de massifs examens (y compris ceux liés à l’accumulation contre eux de « kompromat » économiques – documents compromettants. ndlr) qui seront inévitablement utilisés par un pouvoir central indépendant d’eux, quelles que soient les forces politiques qui entreront dans la composition d’un « nouveau consensus de Kiev » après le départ de Ianoukovitch du poste de la président de l’Ukraine. Dans ces conditions, ils sont prêts à renoncer à leur « indépendance ».
Les événements de Kiev montrent de manière convaincante que le séjour de Iakounovitch au pouvoir peut prendre fin à tout instant. Ainsi, le délai pour une réaction adéquate en Russie diminue-t-il d’autant. Le nombre de personne tuées dans les troubles de la capitale de l’Ukraine témoigne directement de l’imminence de la guerre civile et de l’impossibilité d’un consensus si Ianoukovitch reste président.
Dans ces circonstances, il apparaît juste de jouer sur les aspirations centrifuges de diverses régions du pays, dans le but d’initier, d’une manière ou d’une autre, le rattachement à la Russie de ses régions orientales. Les principales régions où devront être appliqués ces efforts sont la Crimée et la région de Kharkov, où existent déjà des groupes suffisamment forts soutenant l’idée d’une intégration maximale dans la Fédération de Russie.

3. Bien entendu la Russie, ayant assuré le soutien de la Crimée et de plusieurs territoires orientaux, sera obligée de prendre sur elle des dépenses budgétaires tout à fait accablantes dans sa situation actuelle.

Sans aucun doute, cela aura un impact sur les structures macroéconomiques et les perspectives de croissance de son économie. Cependant, d’un point de vue géopolitique, le gain sera inestimable : notre pays aura un accès à de nouvelles ressources démographiques ; il y trouvera des cadres hautement qualifiés de l’industrie et des transports. En outre, il pourra compter sur l’émergence d’un nouveau flux migratoire slave dirigé d’ouest en est, par opposition à la tendance des migrations venant de l’Asie Centrale.
Le potentiel industriel de l’Ukraine orientale, dont le secteur militaro-industriel, une fois inclus dans le complexe militaro-industriel russe, permettra de réaliser mieux et plus rapidement le programme de réarmement des forces armée de la Fédération Russe.
Ce qui n’est pas moins important, une participation constructive et « lissée » de la Russie dans le processus hautement probable de la désintégration de l’Etat ukrainien permettra non seulement de donner une nouvelle impulsion au projet intégrationniste du Kremlin, mais permettra aussi à notre pays de conserver, comme on l’a déjà noté plus haut, le contrôle du système de transport du gaz de l’Ukraine. Et en même temps, un changement significatif dans la situation géopolitique en Europe centrale et orientale, rendra à la Russie un rôle majeur.
Pour lancer le processus de "dérive prorusse " en Crimée et dans les territoires de l’est ukrainien il convient de créer à l’avance des événements capables de donner à ce processus politique légitimité et justification morale,

ainsi que de construire une stratégie de communication qui pourrait souligner le caractère obligé, réactif, correspondant à l’action de la Russie et des élites politiques prorusses du Sud et du sud-est de l’Ukraine.
Les récents développements en Ukraine occidentale (dans les régions de Lviv, Volyn, Ivano-Frankivsk) au cours desquels l’opposition a proclamé son indépendance par rapport au pourvoir de Kiev, donnent une raison aux régions orientales pour proclamer aussi leur propre souveraineté, avec ensuite leur réorientation vers la Fédération Russe.

4. Les ripostes dans les régions de l’ouest ukrainien devraient être doubles dans leur structure et leur scenario :

Les actions de désobéissance doivent exiger du Parlement l’extension des dimensions de la réforme constitutionnelle, y compris le renforcement des règles d’organisation du referendum panukrainien.

Nous ne pouvons pas être les otages de Maidan. La structure unitaire de l’Etat ukrainien permettant à une minorité nationaliste agressive de la population d’imposer son choix à tout le pays doit être révisée. La Russie est un Etat fédéral et de telles choses y sont impensables. En renforçant les liens en droit international avec la Russie, nous renforcerons l’intégrité de l’Etat ukrainien."
Au commencement les manifestants devront articuler leur refus d’être « les otages de Maidan », et de la tentative de « Maidan » d’usurper les droits des autres régions et de la plus grand partie de la population du pays en imposant sa propre vision du monde et ses choix politiques, ainsi que le rejet de « l’idéologie de la guerre civile et de la division du pays », professée par les élites politique de l’Ukraine occidentale.
Les manifestants, sous pavillon russe, ne devraient pas insister sur le changement de l’ordre constitutionnel. Il faut qu’ils réclament résolument la condamnation des « séparatistes de l’Ukraine occidentale, qui portent atteinte à l’intégrité territoriale du pays avec l’aides de leurs maîtres occidentaux », et qu’ils exigent aussi le développement accéléré des « liens d’association des provinces orientales de l’Ukraine avec la Fédération Russe » : « Nous sommes avec la Russie. Non à la guerre civile ! ».

Les slogans doivent exprimer un rejet légitime du « soutien par l’impôt des forces profascistes » d’Ukraine occidentale, et de la dépendance envers elles du gouvernement, qui se laisse guider par les exigences de l’Union européenne, et non par les besoins de ses citoyens.

Par conséquent, mise en avant de trois slogans, dans l’ordre où ils découlent l’un de l’autre :

  • Exigence de « fédéralisation » (ou même de confédération) en garantie pour ces régions où les forces pro-occidentales et nationalistes interviennent dans les affaires intérieures ;
  • Indépendamment de Kiev, adhésion des régions orientales et méridionales, à un niveau régional, à l’Union douanière [avec la Russie.ndlr], qui assurera les conditions nécessaires au travail normal et au développement de l’industrie ;
  • Souveraineté immédiate avec adhésion ultérieure à la Russie, comme la seule garantie du développement économique durable et de la stabilité sociale.

Le mouvement politique en faveur d’un vote prorusse et de relations d’association des territoires ukrainiens orientaux et méridionaux avec la Fédération Russe, tel qu’il se présente à nous, doit absolument se constituer comme une organisation et s’inscrire dans l’ordre juridique. Pour cela
il est indispensable de préparer les conditions pour la tenue dans les régions de Crimée et de Kharkov (et plus tard dans d’autres régions) de référendums sur la question de l’autodétermination et sur la possibilité ultérieure d’adhérer à la Fédération de Russie.

Il est important d’organiser une réunion informelle des chefs ou des représentants des régions orientales de l’Ukraine à Moscou, où leur seraient donnée l’expression d’un soutien et certaines garanties politiques (même si elles n’étaient que verbales).

Les représentants des élites orientales sont, par exemple, H. Dobkin (maire de la ville de Kharkov), V. Konstantinov (Président du Conseil suprême de la République de Crimée), S. Aksenov (Président du parti de « Unité de la Russie ") (parti ukrainien, ndlr) …
Cela est extrêmement important pour que la « communauté mondiale » ait moins de prétextes de mettre en question la légitimité et l’honnêteté de ces référendums.
Pour cela il serait utile de doter le processus des referendums des moyens de vérification modernes (webcams et transmission en ligne). Un plan préliminaire de ces travaux a déjà été élaboré et pourrait être réalisé dans un délai de deux semaines.

5. Il est indispensable d’organiser ces campagnes de communication dans la presse russe et ukrainienne.

Notamment, après avoir élaboré et lancé dans les systèmes de programmation des medias des éléments de langage, il faut qu’à tour de rôle paraissent des manifestations de séparatisme de l’Ukraine occidentale et orientale. En soutien à l’annexion des régions orientales de l’Ukraine à la Russie, il faudrait mettre en mouvement de larges cercles de la société en Russie même.