Au Chili, une nouvelle constitution pour rompre avec l’ère Pinochet

Le grand mouvement de contestation né avec l’estallido social (explosion sociale) du 18 octobre 2019 a abouti, avec un certain retard dû à la pandémie de COVID 19, à la tenue, en octobre 2020, d’un référendum sur l’opportunité de rédiger une nouvelle constitution, puis à l’élection à cette fin, en mai dernier, d’une assemblée constituante, dite « convention constitutionnelle ». Celle-ci, qui comprend de nombreux membres n’appartenant pas aux partis politiques traditionnels, a été mise en place au début de juillet. Elle dispose d’un an au maximum pour aboutir à un texte qui sera ensuite soumis à l’approbation des électeurs. La nouvelle loi fondamentale permettra-t-elle de répondre aux espérances d’une population avide de profondes réformes structurelles ? Nul ne peut le dire à ce stade.

La présidente de la convention chilienne Elisa Loncon avec un drapeau mapuche le 4 juillet à Santiago
Javier Torres/AFP

Devant l’ampleur de la révolte populaire, qui malgré les préoccupations suscitées par la pandémie n’a guère faibli depuis l’automne 2019, le président conservateur Sebastián Piñeira n’avait pas d’autre choix que d’accéder aux exigences des manifestants, qui réclamaient avant tout une nouvelle constitution pour remplacer la « constitution néo-libérale » de 1980, léguée par Pinochet. Pourtant, ce texte avait été modifié à de nombreuses reprises et les dispositions les plus choquantes, telles que la présence à la chambre haute de sénateurs à vie ou l’inamovibilité des commandants en chef des forces armées, avaient ainsi disparu. En 2005, en promulguant un ensemble de 58 amendements approuvés par le Congrès, le président social-démocrate Ricardo Lagos déclarait : « Nous avons maintenant, enfin, une constitution démocratique ». Quinze ans plus tard, ce jugement ne correspondait plus à l’opinion dominante dans la population. Peu à peu, beaucoup de Chiliens se sont convaincus que l’avènement d’une société plus juste et plus égalitaire ne serait possible que sur la base d’une constitution qui, au-delà d’une simple volonté de réformes ponctuelles, marquerait une véritable rupture avec l’ordre ancien.

Pour une convention constitutionnelle composée de nouveaux élus

En décembre 2019, le Gouvernement avait dans un premier temps convoqué le corps électoral pour le 26 avril 2020. La situation sanitaire l’amena à reporter le referendum au 25 octobre. Ce jour-là, les Chiliens étaient appelés à répondre en substance aux deux questions suivantes : voulez-vous que soit rédigée une nouvelle constitution ? dans l’affirmative, souhaitez-vous une assemblée constituante composée exclusivement de membres nouvellement élus ou composée pour moitié de parlementaires et pour moitié de membres nouvellement élus ?
Les électeurs ont répondu massivement « oui » sur le premier point et en faveur de la première option sur le second : plus de 78 % se sont prononcés pour une nouvelle constitution et 79% pour une « convention constitutionnelle » excluant toute participation de parlementaires en fonction. Ce dernier choix est significatif du discrédit dont souffrent les forces politiques traditionnelles.
L’intérêt des Chiliens pour la question constitutionnelle est attesté par une participation électorale relativement forte par rapport aux habitudes locales : près de 51 %, soit le taux le plus élevé depuis 2013 - date à laquelle le vote a cessé d’être obligatoire - alors que l’on s’attendait à ce que beaucoup d’électeurs renoncent à se déplacer dans le contexte de la pandémie de COVID 19.

Des forces politiques disparates

D’abord fixée au 11 avril 2021, l’élection de l’assemblée constituante a elle aussi connu un report en raison de la situation sanitaire : elle s’est finalement tenue les 15 et 16 mai, alors que la courbe de la pandémie ne s’était pas encore infléchie malgré un taux de vaccination exceptionnel, le plus élevé d’Amérique latine (ce n’est que quelques semaines plus tard , à la mi-juin, que le nombre de nouveaux cas quotidiens a commencé à décroître de manière significative).
Dans la perspective de cette échéance, divers mouvements politiques nouveaux, issus notamment de la société civile, sont apparus sur la scène politique chilienne. La plupart se sont regroupés dans des coalitions électorales qui se sont ajoutées à celles des partis de droite et de gauche existants.
L’analyse du scrutin conduit à diverses constatations qui témoignent de l’importance des changements en cours dans le paysage politique.
En premier lieu, la droite a subi un échec relatif : la coalition Chile Vamos, constituée par les anciens partis pinochétistes auxquels se sont jointes deux formations de centre droit, a certes obtenu le meilleur résultat en voix (20,56 % du total) mais cela ne lui permet pas d’atteindre la minorité de blocage qu’elle escomptait. Elle ne compte que 37 élus sur 155 dans la Convention, loin du tiers qui lui aurait conféré en pratique un droit de veto sur toutes les décisions.
La gauche et le centre gauche traditionnels, c’est-à-dire les partis qui ont longtemps collaboré au sein de la Concertación et se présentaient sous la bannière de la Lista del Apruebo, ne peuvent pas non plus être satisfaits de leur score (14,46 %). Ils ne sont que 25 au sein de l’assemblée constituante, nettement dépassés par ce qu’on peut appeler la Nouvelle Gauche, réunie au sein de Apruebo Dignidad, coalition constituée par divers partis progressistes ou écologistes du Frente Amplio et par le parti communiste. Au total, cette nouvelle gauche alliée au PC a obtenu 18,74 % des voix et 28 sièges.
Mais les grands gagnants sont les candidats s’étant déclarés indépendants, partagés entre Lista del Pueblo (indépendants de gauche ou d’extrême gauche), les Indépendants pour une Nouvelle Constitution, et les Indépendants « fuera de pacto » (sans affiliation à une coalition) : ensemble, ils représentent plus de 45 % des voix et fournissent 48 élus.
Il est vrai que ces conventionnels « indépendants » reflètent des tendances très diverses de la société chilienne et seront peu enclins à s’exprimer de concert.
Mais leur succès électoral montre à quel point le pays est aujourd’hui fractionné entre des forces politiques disparates qui auront probablement beaucoup de mal à se mettre d’accord sur le contenu de la nouvelle constitution.
Si les membres indépendants sont loin de former un bloc cohérent, il en va de même des 17 représentants des peuples autochtones, élus en tant que tels à des sièges qui leur étaient réservés - innovation qui mérite d’être soulignée, tout comme celle de la parité absolue entre hommes et femmes au sein de la Convention.
Peut-être la difficulté de choisir entre une multitude de candidats et de formations politiques aux programmes très variés explique-t-elle que ces élections se soient caractérisées par une participation électorale de seulement 41,5 %, très inférieure donc à celle qui avait été observée lors du referendum.

Les élus de la convention sont en majorité des indépendants

Lors de sa séance inaugurale, le 4 juillet, la Convention a élu à sa présidence une femme, appartenant à la communauté mapuche, Elisa Loncon, enseignante et militante des droits des peuples autochtones. Elle a ensuite porté à la vice-présidence un indépendant proche du Frente Amplio (nouvelle gauche), l’avocat Jaime Bassa. Sept autres vice-présidents ont été désignés ultérieurement, tous « indépendants » à l’exception d’un représentant de la droite et d’un représentant du parti socialiste. Ainsi se trouve confirmée la volonté de renouvellement de la classe politique qui anime la majorité des constituants.
Au cours des semaines suivantes ont été créées une dizaine de commissions, comptant pour la plupart 17 membres, couvrant les domaines de la réglementation, du budget, de l’éthique, des droits humains et de la justice, de la communication et de l’information, de la participation et de la consultation des peuples autochtones, de la participation populaire et de l’équité territoriale, et de la décentralisation.
La Convention constitutionnelle dispose de neuf mois, prolongeables tout au plus de trois mois, pour remettre le projet de constitution auquel elle aura abouti et qui sera soumis par referendum à l’approbation du peuple chilien.

Vers la fin du néo-libéralisme ?

Les participants au mouvement social né à l’automne 2019 et les promoteurs de la refonte constitutionnelle reprochaient avant tout à la constitution de 1980 de continuer, malgré les nombreux amendements qu’elle a connus, d’offrir à la vie politique, économique et sociale un cadre étroitement inspiré des théories néo-libérales de Milton Friedman, ignorant totalement les responsabilités de l’Etat en matière d’éducation, de santé, de retraites et plus généralement de satisfaction des besoins fondamentaux de la population. Le secteur privé était considéré comme le seul acteur en mesure de régir au mieux ces différents champs d’action, une confiance sans limite étant faite aux forces du marché.
On peut donc s’attendre à ce qu’une forte pression soit exercée au sein de l’assemblée constituante pour que le rôle fondamental de l’Etat soit clairement souligné dans le nouveau texte et que soient reconnus de nouveaux droits, par exemple à la protection de l’environnement, à la parité entre hommes et femmes, voire à l’accès à l’eau potable et à un logement digne. De même les minorités ethniques demanderont-elles certainement la reconnaissance du caractère plurinational de l’Etat chilien, point qui se heurtera probablement à de vives objections de la part des partis traditionnels, en particulier à droite et au centre de l’échiquier politique.
Les discussions devraient être animées également s’agissant du futur régime institutionnel : certains groupes pourraient plaider pour la suppression du Sénat et l’adoption du monocamérisme ; beaucoup de conventionnels se prononceront, sinon pour un régime parlementaire à l’anglaise ou à l’allemande, du moins pour une atténuation du présidentialisme chilien, éventuellement par la création d’un poste de premier ministre, le président conservant la prééminence au sein de l’exécutif.

Risques et incertitudes

La Convention parviendra-t-elle à se mettre d’accord à la majorité requise des deux tiers sur ces différents points et sur l’ensemble du projet de constitution ? La véritable atomisation des forces en présence recèle le danger d’une paralysie du travail de rédaction constitutionnelle. Cependant, les tendances centrifuges pourraient être jugulées du fait de probables alliances en faveur des changements jugés nécessaires par les mouvements progressistes, qu’ils soient anciens ou nouveaux.
Il existe aussi un risque que l’élection présidentielle, qui doit avoir lieu le 21 novembre prochain (avec un deuxième tour éventuel le 19 décembre), ne vienne « polluer » les travaux des constituants. Deux candidats ont d’ores et déjà été désignés, le 18 juillet, par des élections primaires : celui de la droite et celui de la « nouvelle gauche ». Dans les deux cas, le résultat a surpris : à droite, le candidat le plus conservateur, Joaquin Lavín, ancien maire de Santiago puis de la municipalité cossue de Las Condes, donné pour favori, a été battu par l’« indépendant » Sebastían Sichel ; au sein de la coalition de gauche Apruebo Dignidad, Gabriel Boric, dirigeant du nouveau mouvement Convergence Sociale, l’a emporté sur le candidat communiste Daniel Jadue, dont la plupart des pronostics annonçaient la victoire. Au centre et dans la gauche traditionnelle, le parti radical ne s’est pas entendu avec ses anciens alliés et présentera son propre candidat, Carlos Maldonado, qui n’a guère de chance de rassembler une majorité sur son nom. De même, à droite, le Parti Républicain, qui s’est démarqué des autres mouvements conservateurs par son opposition au gouvernement en place, a annoncé la candidature de son président, José Antonio Kast, qui s’était déjà présenté sans succès en 2017. La démocratie chrétienne et la gauche traditionnelle ont pour l’heure chacun un candidat, ou plutôt une candidate, respectivement la sénatrice Yasna Provoste et l’ancienne ministre de Michelle Bachelet Paula Narváez, membre du parti socialiste, qu’une primaire devrait départager prochainement.
Quoi qu’il en soit, la campagne présidentielle risque fort d’accaparer de plus en plus l’attention des médias et de l’opinion au cours des prochains mois et certains observateurs craignent qu’elle n’exerce des effets négatifs sur les travaux de rédaction de la nouvelle constitution en exacerbant les divisions au sein de la Convention.

À l’automne 2019, le Chili est entré dans une ère nouvelle, marquée par l’irruption sur la scène politique d’une jeunesse qui n’a pas connu l’époque de la dictature, qui ne se satisfait pas d’une démocratie incapable de remettre en cause le modèle social hérité de Pinochet et qui clame la nécessité de réformes de grande envergure pour parvenir à une société plus égalitaire. C’est dans cet esprit qu’elle a réclamé et obtenu l’élection d’une assemblée constituante.
La nouvelle loi fondamentale répondra-t-elle a-à ses attentes ? Permettra-t-elle de donner une suite favorable aux exigences qui s’expriment depuis deux ans en matière d’éducation, de santé, de retraites, ou encore de reconnaissance des droits des « nations » autochtones ? Les nouvelles forces politiques nées de ces revendications parviendront-elles à échapper au risque d’une dérive populiste, inhérent au rejet des élites et des institutions qui se manifeste avec force dans l’opinion ?
De sérieuses interrogations demeurent quant à la mesure dans laquelle les changements espérés pourront se réaliser sur la base du nouveau texte. Mais une chose reste claire : le Chili est en pleine mutation, comme le montre par exemple, indépendamment du processus constitutionnel en cours, l’adoption imminente d’une loi légalisant le mariage entre personnes du même sexe, fait remarquable dans un pays longtemps connu pour ses positions conservatrices en matière de mœurs. Il rattrape son retard à cet égard et, en cas de succès de l’entreprise d’élaboration de la nouvelle constitution, il pourrait servir de modèle à d’autres pays d’Amérique latine susceptibles de s’engager à leur tour dans la voie de réformes institutionnelles.