Benyamin Nétanyahou et la crainte de « l’inutilité stratégique »

Le véritable psychodrame qu’a constitué la visite du chef du gouvernement israélien Benyamin Nétanyahou, le lundi 2 et le mardi 3 mars aux Etats-Unis, avec un discours devant l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee) et surtout devant le Congrès réuni à Washington par le républicain John Boehner, président de la Chambre des représentants, a consacré la rupture avec le président Barack Obama qui a refusé de le recevoir à la Maison Blanche et de déléguer, comme c’est de tradition, son vice-président Joe Biden.
En Israël, des anciens responsables de l’armée et des services de sécurité craignent que cette querelle et la recomposition du paysage géopolitique au Moyen-Orient fassent perdre à l’Etat hébreu son rôle stratégique central dans la politique américaine dans la région.

Tsahal
By Israel Defense Forces from Israel via Wikimedia Commons

Reçu avec tous les honneurs d’un chef d’Etat – alors qu’il est simplement candidat à sa réélection lors du scrutin qui aura lieu le 17 mars –, Benyamin Nétanyahou a martelé son opposition à l’accord sur le programme nucléaire iranien en cours de négociation avec les cinq pays membres du Conseil de sécurité des Nations unies plus l’Allemagne (les 5+1).
La dramatisation de son discours et son arrogance à défier le président des Etats-Unis sur le territoire américain et au sein des institutions de l’Etat fédéral, ont suscité l’embarras, voire l’hostilité et l’ironie des responsables politiques et des commentateurs autant américains qu’israéliens. Les applaudissements répétés pratiquement à chaque phrase de sa longue intervention de la part des élus républicains ainsi que de certains démocrates ont été jugés particulièrement excessifs face à l’insolence d’un responsable politique étranger invité devant les élus du peuple américain.
Le résultat des élections législatives israéliennes constituera pour Benyamin Nétanyahou une étape de sa fin de carrière ou au contraire la consolidation de son autorité sur la scène politique de l’Etat hébreu et encore renforcée par un projet de loi, restreignant le rôle des partis dans l’action du gouvernement, qu’il cherche à imposer.
Plus encore que ce projet antidémocratique, la classe politique israélienne s’inquiète d’assister à la cassure des liens historiques avec le grand allié américain.
« Benyamin Nétanyahou, adepte de la stratégie de la tension, guerroie avec l’Amérique plutôt qu’avec nos ennemis », s’inquiètent de concert ses opposants. Si bien qu’un comité – les « Commandants pour la sécurité d’Israël » –, dirigé par celui qui est considéré comme un « héros de la nation », le général à la retraite Meir Dagan, ancien chef du Mossad (les services secrets israéliens), qui constitue le noyau dur historique de l’armée israélienne, s’est réuni le 28 février pour appeler à un rassemblement populaire le 7 mars place Yitzhak Rabin à Tel Aviv dans le but de dénoncer « l’aventurisme » de Benyamin Nétanyahou. Près de 200 officiers à la retraite des différents services israéliens (Mossad, Shabak et Aman) ont déjà appelé publiquement à ne pas reconduire « Bibi » à son poste.

Washington et Téhéran alliés dans le combat contre Daech

La stratégie actuelle de l’administration américaine est de combattre en priorité l’organisation « Etat islamique » (Daech) en Irak et en Syrie. A ce titre, l’Iran apporte une contribution militaire déterminante à l’armée irakienne, qui cherche à reconquérir les zones de peuplement sunnite au nord de Bagdad avec l’appui d’instructeurs militaires américains.
Le développement du programme nucléaire iranien fait l’objet de négociations pour qu’il se conforme au traité de non-prolifération signé par Téhéran. La politique expansionniste du régime des mollahs étend son influence sur un axe horizontal qui va de l’Irak, à la Syrie et au Liban, mais aussi au nord du Yémen, au Bahreïn et à Gaza.
Israël est préoccupé par la montée en puissance de l’Iran dans son alentour proche qui représente pour l’Etat hébreu le danger prioritaire. Benyamin Nétanyahou, qui s’était déjà opposé à l’administration américaine durant le mandat de Bill Clinton lors des négociations israélo-palestiniennes des années 1990, s’oppose de manière plus virulente encore à l’administration de Barack Obama.
Au contraire, l’opposition conduite par l’Union sioniste, qui regroupe le parti travailliste dirigé par Yitzhak Herzog et le parti Hatnua dirigé par l’ancienne premier ministre Tzipi Livni, dissidente du Likoud, considère qu’il est prioritaire de conserver des relations stratégiques avec l’allié américain.
Dans une situation économique relativement positive – 3,4 % de croissance, mais un taux de chômage de 5,9 % –, les problèmes sociaux qui se sont développés ces dernières années ont appauvri les classes moyennes et les couches les plus modestes de la population avec notamment la hausse des prix du logement et des produits de première nécessité. L’économie israélienne repose fortement sur les exportations vers les marchés des pays de l’UE et des Etats-Unis. De plus, l’industrie militaire israélienne, même si elle s’est considérablement développée, reste dépendante de la technologie américaine.

Le blocage des négociations israélo-palestiniennes

Près de 600 000 Israéliens vivent dans les territoires palestiniens de Cisjordanie, soit 10 % de la population juive israélienne qui contribue à une politique rampante d’annexion territoriale. L’échec des négociations avec les Palestiniens, depuis l’assassinat d’Yitzhak Rabin en novembre 1995 et les quatre guerres contre les islamistes du Hamas à Gaza, ont reconfiguré le paysage politique israélien si bien que la solution à deux Etats a perdu grandement de sa crédibilité.
Pourtant, le projet de réforme constitutionnelle de Benyamin Nétanyahou destiné à proclamer Israël comme Etat juif suscite une forte opposition en raison de la présence d’une population arabe israélienne de l’ordre de 1,7 million, soit 20 % de la population. Plus encore, un Etat binational où la population arabe palestinienne deviendrait à terme majoritaire conduirait Israël à une situation d’apartheid difficilement viable.
Cette situation d’impasse amène certains à espérer encore que la solution de deux Etats n’est pas morte et enterrée et qu’elle reste nécessaire pour assurer la sécurité d’Israël. Plus encore, la solution du conflit avec les Palestiniens, outre qu’elle permettrait à ces derniers de récupérer leurs droits légitimes conformément aux résolutions des Nations unies, contribuerait à rapprocher Israël des pays alliés des Etats-Unis au Moyen-Orient. C’est en tout cas la position des officiers à la retraite regroupés dans le comité des « Commandants pour la sécurité d’Israël », qui reprochent à Nétanyahou de préférer laisser le Hamas contrôler Gaza plutôt que de négocier avec le président Mahmoud Abbas l’extension de son autorité à l’ensemble des territoires palestiniens occupés depuis 1967.
Il est évident que la non-résolution du conflit israélo-palestinien, depuis la conquête de Jérusalem par Israël en juin 1967, a facilité le développement de l’extrémisme islamiste sunnite et chiite après l’échec des nationalismes arabes et l’émergence de régimes arabes autoritaires.

Repositionner Israël dans la nouvelle configuration régionale

Depuis la proclamation de l’Etat d’Israël en mai 1948, David Ben Gourion et ses successeurs ont toujours pris des initiatives politiques et militaires qui les placent au centre du jeu géostratégique au Proche-Orient. Or, depuis le début des années 1990, les Israéliens se sentent de plus en plus marginalisés et sur la défensive, notamment avec l’apparition de nouvelles menaces, de nouveaux enjeux et de nouvelles alliances dans la région.
L’intérêt grandissant des États-Unis, depuis la fin de la guerre froide, est de s’appuyer sur les quatre pays majeurs qui peuvent stabiliser le Moyen-Orient : la Turquie, Israël, l’Arabie saoudite et l’Iran.
Avec la montée en puissance de l’Iran et des fondamentalistes sunnites de « l’Etat islamique », Israël craint désormais d’être frappé d’inutilité stratégique dans la politique américaine au Proche-Orient.
Tenter de replacer Israël au centre de l’intérêt des États-Unis au Proche-Orient et assurer sa viabilité est l’obsession de la classe politique israélienne et des différents services de sécurité militaire.
Mais pour cela, il faudrait avoir la politique de cette ambition.
On ne voit pas, pour l’instant, une personnalité israélienne ayant suffisamment d’envergure et d’autorité pour opérer les transformations nécessaires pour sortir son pays de cette dangereuse impasse.
Malgré tout, les prochaines élections israéliennes constitueront un moment important dans le contexte de fragmentation et de reconfiguration politique en cours au Moyen-Orient. Le psychodrame de Washington est à l’image de l’angoissante question du rôle et de l’avenir d’Israël dans la région. Les électeurs sauront-ils lui apporter une réponse ?