Comment éviter la catastrophe annoncée

Dans une interview publiée par Ouest-France le 9 juillet 2010, Pierre Hassner dessine la voie étroite pour une solution permettant d’éviter une spirale de guerre entre Israël et l’Iran. Pierre Hassner est chercheur associé à Sciences Po. Interview réalisée par François-Régis Hutin.

Quel est aujourd’hui le danger qui menace le plus gravement la paix mondiale ?

C’est une attaque israélienne contre les installations nucléaires de l’Iran.

Qu’est-ce qui la rend concevable, sinon probable ?

C’est qu’on arrive au bout de la stratégie des grandes puissances, en particulier occidentales. Ayant déclaré depuis plus de cinq ans que la bombe iranienne était intolérable, elles se sont engagées dans la voie de sanctions de plus en plus fortes, mais qui sont restées sans effet sur la résolution de l’Iran et, semble-t-il, sur ses progrès dans la direction d’un armement nucléaire. Si ces progrès aboutissent, cela représentera une grande perte de face pour l’Occident, un grand sujet d’inquiétude pour le gouvernements arabes, et surtout un danger perçu comme inacceptable par Israel. Celui-ci risque fort de prendre les devants en déclarant qu’il a assez perdu de temps en donnant leur chance aux négociations et aux sanctions.

Quels seraient les résultats de cette action israélienne ?

Ils sont naturellement imprévisibles mais le moins probable me semble être le succès d’une opération chirurgicale comme celles menées jadis contre le réacteur irakien d’Ozirak et plus récemment contre une usine syrienne en contruction. Les installations nucléaires iraniennes sont nombreuses, dispersées et camouflées. Même si les Israéliens croient connaître leur emplacement, ils se sont trompés à plusieurs reprises ces dernières années dans l’identification beaucoup plus facile des dispositifs du Hezbollah au Liban ou du Hamas à Gaza. Il est beaucoup plus probable qu’un régime blessé mais survivant serait, certes, retardé dans son effort mais ne le poursuivant qu’avec plus d’acharnement et n’entraînerait que plus d’imitateurs et de soutiens. Surtout premièrement tous les Iraniens qui combattent le régime de l’intérieur ou de l’extérieur affirment que les sanctions et, encore plus, une attaque militaire, ne feraient que donner au régime une légitimité qui lui manque en encourageant le nationalisme déjà très puissant. Deuxièmement, l’Iran risquerait de riposter sur Israël, les Etats-Unis ne pourraient éviter d’intervenir en défense de celui-ci et de se trouver engagés dans une troisième guerre, plus difficile, plus longue et plus étendue qu’en Iran et en Afghanistan, avec des retombées mondiales qui n’épargneraient personne..

Qui serait responsable de ce scénario-catastrophe ?

D’abord, bien sûr, les provocations délirantes d’Ahmadinejad et la politique iranienne plus générale consistant à rechercher une hégémonie régionale en faisant de la surenchère anti-israélienne par rapport aux gouvernements arabes.

Ensuite, l’aveuglement d’un gouvernement israélien qui ne croit qu’à la force, la tradition stratégique israélienne consistant à toujours frapper le premier, le complexe de Samson ou de Massada, de plus en plus répandu dans le peuple israélien, considérant que la paix est impossible, que le monde entier est contre lui et qu’il n’y a pas d’autre solution qu’une sortie désespérée dans laquelle, au pire, il ne serait pas seul à périr. Enfin les contradictions des puissances occidentales, et en particulier des Etats-Unis, : Obama est empêché par la résistance d’Israël , soutenu par le Congrès et une partie importante de de l’opinion américaine, à renoncer à ce qu’il voulait faire (amener la paix entre Israéliens et Palestiniens grâce à une médiation plus impartiale) et entraîné vers ce qu’il ne voudrait surtout pas faire – la guerre à l’Iran. 

Qu’est-ce qui pourrait arrêter cet engrenage catastrophique ?

Peut-être reste-t-il une chance si, malgré tous ses innombrables problèmes intérieurs et extérieurs, Obama, d’une part, s’adressait solennellement aux Israéliens en affirmant que les Etats-Unis comprenaient leurs angoisses et s’engageaient sans réserves pour leur sécurité mais refuseraient de se laisser entraîner dans une aventure suicidaire pour tous, et d’autre part s’adressait secrètement aux Iraniens pour leur proposer un compromis : l’Iran deviendrait, comme le Japon et plusieurs autres pays, une puissance nucléaire « virtuelle », mais s’arrêterait au seuil du stade ultime consistant à rendre sa bombe opérationnelle militairement et à l’exploiter politiquement, « sous peine de susciter un armement nucléaire de ses voisins arabes soutenus par l’Occident », et renoncerait à sa campagne de menaces et de harcèlements. En échange, les Etats-Unis cesseraient leurs activités de sabotage et de sanctions à leur égard, et ne rechercheraient plus à les faire condamner publiquement. Les deux parties chercheraient à s’entendre sur leurs intérêts communs et les limites de leur compétition en Irak et en Afghanistan.

Peut-être une telle politique pourrait-elle diviser à la fois l’opinion israélienne dont une partie importante ne croit plus à la paix mais est réticente devant l’aventure guerrière et le régime iranien dont certains maîtres et profiteurs pourraient vouloir limiter les dégâts, notamment économiques, si on ne leur demandait pas de capituler. Peut-être l’armement israélien et l’armement iranien pourraient-ils, dans un stade ultérieur, rentrer dans la légalité internationale et aboutir à un régime d’équilibre de la dissuasion et de maîtrise des armements au Moyen Orient, en attendant une éventuelle zone dénucléarisée. Il est bien tard pour cela mais le pire n’est pas toujours sûr.