De Brest-Litovsk à Minsk, de simples armistices

Le cessez-le-feu conclu à Minsk sous l’égide de Vladimir Poutine, de François Hollande et d’Angela Merkel entre le gouvernement de Kiev et les séparatistes prorusses de l’est de l’Ukraine est à peu près respecté depuis un mois. Des accrochages mortels n’en continuent pas moins d’avoir lieu entre l’armée ukrainienne et les rebelles soutenus par Moscou, tandis que les responsables militaires occidentaux s’interrogent sur des concentrations de troupes et de matériel autour de la ville portuaire de Marioupol, porte ouverte vers la Crimée.
Ce texte a été publié par le site www.telos-eu.com qui en a autorisé la reproduction.

Les négociateurs de Brest-Litowsk
Par Bruckmann, F. (Grosser Bilderatlas des Weltkrieges) via Wikicommons

La crise ukrainienne est loin d’être terminée. La crainte est que Vladimir Poutine n’attende qu’un prétexte pour lancer une offensive qui lui permettrait d’atteindre deux objectifs : sur le terrain d’établir une continuité terrestre entre la Russie et la Crimée, annexée il y a un an, et sur le plan diplomatique de forcer les Européens et les Américains à une négociation plus large sur une nouvelle architecture de sécurité sur le continent.
C’est une idée récurrente de la diplomatie de Moscou. La dernière offensive en ce sens date de 2008. Le président intérimaire Dmitri Medvedev avait choisi Berlin pour proposer un traité de sécurité européenne. On objectera que sans même remonter aux accords d’Helsinki de 1975, il existe en Europe tout un ensemble d’accords, de conventions, de traités bilatéraux, signés à la fin de la guerre froide et dans les années qui ont suivi. La Charte de Paris de 1990, qui prend acte de la disparition des deux blocs antagonistes, organise la coopération européenne. Elle est fondée sur la renonciation à la menace ou à l’usage de la force dans les relations entre les Etats européens.

Pour citer Pierre Hassner, cessons de parler de « l’humiliation » de la Russie pour penser aux peuples que la Russie a humiliés. Car contrairement à ce qu’affirme la propagande actuelle russe, relayée parfois à l’Ouest par des commentateurs à la mémoire courte, la Russie n’a pas été laissée à l’écart des arrangements post-guerre froide. La Russie a été associée au Partenariat pour la paix, organisation destinée à rapprocher de l’OTAN les anciens pays du bloc communiste. Elle est entrée au Conseil de l’Europe en 1996. L’année suivante, le premier élargissement de l’OTAN s’est accompagné de la création du Forum OTAN-Russie devenu en 2002 le Conseil OTAN-Russie. Entre temps, en 1994, en contrepartie de sa renonciation aux armes nucléaires, l’Ukraine avait reçu de la Russie, des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne des garanties sur le respect de son intégrité territoriale dans le mémorandum de Budapest.

Deux défauts

Mais pour Vladimir Poutine ces divers accords ont deux défauts. D’une part ils ont été passés à un moment où la Russie était en position de faiblesse, où elle était pressée d’intégrer la communauté internationale après la faillite de l’Union soviétique ; d’autre part, ils ne donnent pas au Kremlin ce qu’il poursuit depuis des décennies : un droit de veto sur la politique de sécurité en Europe et au moins la reconnaissance qu’il a les mains libres dans sa sphère d’influence que du temps de Boris Eltsine déjà, il appelait son « étranger proche ».

Pendant ses deux premiers mandats présidentiels (2000-2008), Vladimir Poutine s’est plus ou moins accommodé de cette situation parce qu’il considérait ne pas avoir le choix. La Russie était encore trop faible pour remettre en cause, de jure ou de facto, les textes signés au début des années 1990. Depuis, le président russe a considéré qu’il pouvait de nouveau avancer ses pions, d’autant plus facilement que les Occidentaux étalent leurs divisions et envoient des signaux qui se voudraient apaisants mais qui sont autant de preuves de faiblesse. Ainsi du refus, en 2008, d’élargir le Membership Action Plan, antichambre de l’adhésion à l’OTAN, à l’Ukraine et à la Géorgie. Quelques mois après que la France et l’Allemagne eurent bloqué une proposition américaine, les soldats russes envahissaient la Géorgie et la dépeçaient en lui enlevant l’Ossétie du sud et l’Abkhazie. Que le président géorgien Mikhail Saakashvili ait fourni un prétexte à Poutine ne change rien au fond de l’affaire.

Dans leur livre Mr. Putin, Operative in the Kremlin (non traduit), Fiona Hill et Clifford Gaddy soulignent une différence fondamentale entre la perception occidentale et la perception russe des textes de l’après-guerre froide. Pour Poutine, les Etats-Unis ont dessiné unilatéralement l’ordre mondial. La Russie postsoviétique a accepté en 1991 comme « la Russie post-tsariste avait accepté le traité de Brest-Litovsk en mars 1918, mettant fin à l’engagement russe dans la Première Guerre mondiale. Pour Lénine, Brest-Litovsk et ses dures conditions correspondaient à une nécessité dictée par la faiblesse de la Russie de l’époque. Le traité serait inévitablement remis en cause quand les circonstances et les rapports de force changeraient – ce que les Russes ont réussi pendant la Deuxième Guerre mondiale. Brest-Litovsk était un armistice, pas un traité de paix, et en tous cas pas un règlement final. Poutine – et beaucoup d’autres Russes – voient les événements de 1991 de la même manière : comme une nécessité tactique, en attente d’être renversée ».

Un double objectif

L’analyse s’applique à la crise ukrainienne. L’accord de Minsk est un armistice, un simple mouvement tactique, qui ne présage pas du règlement final. Poutine le respectera et incitera ses hommes de main dans l’est de l’Ukraine à le respecter aussi longtemps qu’il le jugera utile. Il reprendra sa liberté quand il pensera le mouvement venu d’avancer vers son double objectif stratégique.

Premièrement, assurer sa liberté de manœuvre dans « l’étranger proche » de la Russie en empêchant l’Union européenne d’y promouvoir ses principes de gouvernance et l’OTAN de s’y implanter. Non que l’organisation atlantique soit une menace essentiellement militaire. Du point de vue de Moscou, elle est dangereuse parce qu’elle offre à ses membres la garantie qu’ils pourront poursuivre sur la voie de la démocratie et de l’Etat de droit, développant ainsi un contre-modèle par rapport au régime autoritaire de la Russie.

Deuxièmement, repenser l’architecture de sécurité européenne autour de deux pôles qui reconnaitraient mutuellement leur zone d’influence et donnerait à chacun un droit de veto sur les décisions supposées affecter la sécurité de l’autre.

Cette politique s’inscrit dans la continuité de la stratégie soviéto-russe. Elle s’est heurtée jusqu’à présent à l’opposition des Occidentaux qui ont tenté au cours des vingt-cinq dernières années de trouver un compromis entre l’intégration de la Russie et le refus de lui reconnaître un statut particulier.

Des réactions plus dures que prévues

Après la guerre en Géorgie, les réactions occidentales avaient été mesurées. On était vite revenu aux affaires courantes après quelques protestations. Il n’en a pas été de même dans la crise ukrainienne. Vladimir Poutine a dû être surpris par la fermeté dont l’Union européenne, malgré une unanimité fragile, et les Etats-Unis ont fait preuve après l’annexion de la Crimée et la guerre dans les régions de l’est. Les sanctions économiques ne sont pas une panacée. Mais une fois que l’on a exclu – à juste titre, même s’il n’était pas très habile de le proclamer d’entrée – une riposte militaire, le choix des moyens d’action est limité.

Les sanctions n’ont pas fait reculer Vladimir Poutine mais elles l’ont peut-être freiné dans son entreprise de mainmise sur l’Ukraine.

La suite dépend de la capacité de résistance des uns et des autres. Les Européens aussi considèrent l’accord de Minsk comme un arrangement transitoire. A la différence de Poutine, ils ne veulent pas qu’il débouche sur une remise en cause des principes de coexistence et de coopération en Europe, réaffirmés dans les années 1990. Ceux-ci n’ont pas été dictés seulement par la conjoncture. Ils ne font qu’adapter à un contexte nouveau les principes contenus dans l’Acte final de la Conférence d’Helsinki de 1975, approuvés alors par l’Union soviétique, cet empire que Vladimir Poutine a servi comme agent du KGB et dont il regrette la puissance.