De l’Amour à la Bérézina, Moscou défiée.

En Biélorussie, l’épreuve de force continue entre le président Loukachenko et les dizaines de milliers de manifestants qui contestent sa réélection. Malgré l’échec de la répression, il est encore trop tôt pour être certain que la pression de la rue permettra d’engager un processus raisonnable de passation de pouvoir. A Moscou le Kremlin est pris au dépourvu par le cours des événements. Redoutant un "effet domino", Vladimir Poutine conseille la fermeté au président biélorusse et se dit prêt à envoyer des troupes. Au même moment, il doit faire face à une contestation grandissante en Sibérie après la démission forcée d’un gouverneur.

A Khabarovsk en juillet
Igor Volkov/AP

Alexandre Loukachenko est un comédien de talent auquel on doit reconnaître un art de dramatiser les situations. Dimanche 23 août, il mettait en scène l’échec d’une tentative de le déposer, descendant d’hélicoptère en gilet pare-balles, armé d’un fusil mitrailleur non chargé et accompagné d’un commando en treillis et panoplie complète qui n’est autre que son fils cadet âgé de quinze ans. En d’autres circonstances, ce sketch pouvait amuser. Il a paru déplacé parce que la foule très dense qui s’approchait alors du palais présidentiel n’a manifesté aucun désir de franchir le cordon de police anti-émeutes ni même de provoquer des tirs d’intimidation. Dans la certitude de son bon droit, la société biélorusse entend obtenir sans violences que le despote reconnaisse sa défaite électorale et accepte de s’effacer au profit d’un comité qui aurait en charge l’organisation d’une nouvelle élection après la libération de tous les prisonniers politiques.

Au bout de quatre semaines d’épreuve de force et malgré l’échec de la répression conduite au cours des 72 premières heures ayant suivi le scrutin, il est encore trop tôt pour être certain que la pression de la rue suffira à engager un processus raisonnable de passation de pouvoir. Loukachenko joue l’essoufflement et tient un double discours, à la fois menaçant et accommodant, qui confirme qu’il ne veut nullement céder mais qu’il hésite à donner l’ordre de tirer pour disperser tous les rassemblements qui se tiennent chaque jour dans la plupart des villes de plus de 20 mille habitants. Son premier objectif est d’éviter l’extension des grèves ouvrières à la fonction publique ; il est en échec à l’université et en primaire-secondaire le corps enseignant n’assure que le strict minimum depuis la rentrée scolaire du 1er septembre. À compter du 30 août et plus encore au lendemain de la grande manifestation du 6 septembre, Loukachenko cible essentiellement le Conseil de coordination. Nul doute que le Kremlin lui conseille cette fermeté sans violences excessives car Moscou veut éviter une crise aussi violente que celle qui conduisit à une rupture irrémédiable avec l’Ukraine. Une éventuelle sortie de la procédure d’Union politique confédérale serait certainement suivie de celle du Traité de Sécurité Collective, ce qui modifierait nettement l’équilibre militaire entre la Russie et l’OTAN. Car, si la présence permanente de soldats russes est faible (inférieure au millier soit moitié moins que dans la petite Transnistrie), leur venue est récurrente dans le cadre de manœuvres conjointes.

A Moscou la peur d’un effet domino

Effrayée par la perspective d’un nouvel élargissement de la sphère euratlantique, Moscou déploie un arsenal très étendu de brouillage et d’outils de confusion et propagande pour contrer la contestation et sauver les options principales du régime biélorusse, que ce sauvetage comprenne ou non le maintien en poste de Loukachenko. On sous-estime le nombre des manifestants, on nie qu’ils représentent la majorité de la population. Il en va ici à la fois du maintien d’une partie de l’ex Union soviétique autant que de la stabilité intérieure russe. Comme le danger de contamination est moins faible qu’on ne s’en persuade en Europe, Poutine donne le ton jeudi 27 août après avoir tenu un long silence. Sans reprendre l’intégralité de la rhétorique de Loukachenko sur l’intégrité territoriale et les appétits polonais, il confirme son intention d’envoyer des troupes si la situation s’aggrave, si « la subversion instaure le chaos », disant espérer que la paix intérieure soit maintenue. Or, cette paix ne tient qu’à un fil, celui du sens de la mesure dont Loukachenko a su faire preuve mais qui n’est pas dans son caractère… On peut craindre des débordements orchestrés pour justifier les violences de sa police.

Pour prendre l’exacte mesure de la peur d’un effet domino, il faut ausculter la messagerie furtive « Telegram » créée par le libertarien Pavel Dourov. Espace peu contrôlé où se côtoient le "fake », les divagations et échafaudages politiques extravagants, c’est la caisse de résonance des analyses biaisées et des narratifs fallacieux que le FSB et le GRU mettent en musique. Toutefois, l’information ne peut pas y être intégralement manipulée et Telegram offre aussi des enquêtes sérieuses, des analyses fondées et des conjectures réalistes. On y débat férocement et ces conversations forment un trait de lumière dans l’obscurité des affirmations officielles. Pour qui suit ce médium depuis plus de cinq ans, un élément nouveau émerge dans la cacophonie : la prise de conscience généralisée d’un inévitable échec complet de la politique conduite par Moscou à l’égard de son « étranger proche » au fil des vingt années passées. L’ « étranger proche » désigne l’ensemble des républiques d’ex URSS et c’est la politique moscovite de défense du pré carré de l’ancien empire des tsars qui est en cause. En somme, on voit les limites de ce qui a été tenu pour acquis grâce à la fermeté de Poutine. La quête de liberté et de renouveau du peuple biélorusse rencontre un écho positif dans la société russe, en majorité favorable à une transition négociée et outrée par les violences de la police. La position mesurée de certaines instances est un indicateur fiable d’une crise de doute. [1]

Les impasses actuelles et les soubresauts prévisibles à moyen terme exaspèrent les milieux conservateurs autant qu’ils navrent les libéraux et progressistes. La plupart des politologues s’accordent sur le constat de l’incompétence des stratèges de l’administration présidentielle. Un seul constat s’impose : la Russie ne peut se prévaloir d’aucun soft power, n’est aimée de personne ; essentiellement crainte, il arrive qu’elle soit respectée et parfois préférée à une puissance rivale en raison d’un traumatisme historique demeuré vivace (Arménie), mais elle ne suscite pas d’engouement et aucun vrai désir de s’associer à son destin. Tout juste le besoin de protection contre un voisin revanchard et la garantie d’irrigation régulière par les transferts de revenus salariaux (Arménie, Moldavie, Kirghizistan et Tadjikistan). À moins qu’on ne soit comme Biélorussie et Kazakhstan intégrés à un espace économique commun moins sinistré que la périphérie. L’élément qui nourrit le pessimisme des conservateurs russes n’est pas tant la vigueur de contestation post-électorale en Biélorussie que la surprenante décision que prit Loukachenko avant le scrutin.

« L’affaire de Minsk »

Par « affaire de Minsk » ou « imbroglio biélorusse », on sous-entendait fin juillet l’arrestation de 33 citoyens russes dans un sanatorium non loin de Minsk. Tous employés d’une société de mercenaires et pour moitié anciens engagés volontaires dans les troupes de séparatistes qui ont opéré dans l’est de l’Ukraine à partir de 2014. Société TchVK Wagner devenue célèbre depuis qu’elle s’est signalée en Syrie, Libye et certains pays africains (RCA surtout).
Comment se fait-il que la Russie ait envoyé 33 mercenaires à proximité de Minsk pour une cure de repos de deux semaines à la veille d’une présidentielle ? Ces hommes devaient-ils exercer une pression ou tenter un coup de main le 9 août ? Ou bien devaient-ils passer subrepticement en Ukraine pour fomenter un attentat ? C’est ce dont nous n’aurons pas le fin mot car la Russie a d’abord tenté sur ce sujet la technique de l’écran de fumée, prétendant qu’ils devaient appareiller pour la Libye, Turquie ou le Venezuela pour ensuite convenir que des vols pour ces pays étaient possibles de Moscou, nul besoin de passer par un pays tiers… Toujours est-il que le matois « président à vie né pour ce rôle » (sic) a sauté sur l’aubaine pour réaffirmer son projet d’indépendance et son opposition au processus d’intégration à la Fédération russe, souhaité par Poutine depuis 17 ans. Récupérer ce petit pays composite en mal d’identité où le russe est langue maternelle et familiale pour une écrasante majorité de citoyens a été le rêve de l’autocrate russe et pouvait être une consécration en fin de règne.

Beaucoup de paradoxes se sont conjugués pour entraver ce projet. La gestion post-socialiste d’un régime se définissant comme « illibéral » dès 1996 (au moment de la réélection de Eltsine) n’est pas la moindre de ces entraves : le Biélorusse apprécie la sécurité de l’emploi et le maintien d’un système sanitaire hérité de l’URSS, obsolète et déficient mais néanmoins plus présent et rassurant que celui de la Russie, aujourd’hui démonté par les réformes libérales et gangrené par la corruption. Le Biélorusse n’a guère choisi l’entreprise individuelle, lui préférant le confort des carrières dans de grandes société d’Etat, le paysan a reconduit les kolkhozes…

Malgré ce conservatisme général, le besoin de libertés et l’adhésion des générations montantes aux valeurs de l’Europe se sont manifestés dans les rues de Minsk en 1999 et plus fort encore en 2010. À chaque fois, la répression a été dure, les incarcérations nombreuses. Loukachenko peut compter sur une armée et une police très sensibles à son paternalisme, son verbiage anti-polonais et sa volonté de cultiver le particularisme contre un pouvoir moscovite envahissant. Il pouvait aussi compter sur l’absence de figure charismatique parmi ses opposants, qu’il s’agisse de partisans de l’intégration à l’empire russe ou de ceux de l’adhésion au bloc polono-lithuanien adossé à l’UE. Sa tranquillité fut d’abord troublée en septembre 2018 par la nomination d’un ambassadeur russe à poigne auquel on prête des phrases dignes d’un ambassadeur US du siècle dernier au Honduras ou aux Philippines : « les vraies décisions c’est moi qui les prends ». Ce dénommé Babitch, ancien Polpred de la région Volga, s’est publiquement gaussé des foucades réactionnaires du président biélorusse, un homme « dépassé et d’un autre temps ». [2] Les choses se sont suffisamment envenimées pour que Poutine se trouve contraint de rappeler Babitch et le remplacer par plus discret !

I l se peut que le bref séjour de Babitch ait donné des ailes à un banquier dont le travail avait été de garantir une interface décente entre les banques russes et occidentales, c’est à dire de rincer les montants d’origine douteuse en provenance de grands trusts russes et à destination de particuliers ou de prébendiers et de gouvernements tiers complaisants. Le 8 mai 2020, cet homme d’affaires étonne avec l’annonce de son intention d’être candidat à la prochaine élection présidentielle et le 20 mai il dépose sa demande officielle avec une pétition de soutien populaire. Dans les semaines suivantes, des sondages indépendants lui accordent la moitié des suffrages, au 19 juin il réunit 425 mille signatures, bientôt il est incarcéré [3] Entre le 20 juillet et le 9 août des sondages et diverses études sociologiques donnent une majorité de 65 à 70% de Biélorusses favorables à un changement complet. Ce qui sous-entend une non-reconduction de l’autocrate suivie d’une élection ouverte. La candidate autorisée à se présenter contre Loukachenko n’a aucun autre programme que celui de la libération des candidats emprisonnés ou contraints à émigrer.

La Russie prise au dépourvu

On ne peut exclure que Moscou ait d’abord tenté de jouer sur deux tableaux en confortant la création d’un pôle d’oppositionnels pour affaiblir Loukachenko de manière à l’obliger au compromis. Cependant, en faisant arrêter Babariko et le maintenant sous les verrous depuis juin, Loukachenko montre qu’il peut se cabrer sans risque majeur pour la stabilité interne de son appareil politique et policier. Maria Kolesnikova, adjointe de Babariko, va faire librement campagne en faveur de la candidature unique de Svetlana Tikhanovskaïa et sera après le 9 août un fer de lance de la contestation jusqu’à son étrange exfiltration le 7 septembre. Dès lors, il paraît peu probable que le Kremlin ait misé sur elle plus que sur Babariko dont nul ne demande la libération à part Tikhanovskaïa. De même, quand Tsepkalo, autre candidat malheureux, se sauve d’abord en Russie, ce n’est pas pour y rester ; soit qu’il n’ait pas réussi à négocier son intronisation, soit qu’il n’ait eu d’autre choix sur le moment, car il passe ensuite en Ukraine puis en Pologne où sa femme Veronika le rejoint fin août. Si Moscou veut donner l’impression que toutes les ficelles sont dans ses mains et si cette posture fait un effet à certains éditorialistes en Europe, il semble bien qu’on ait au contraire été pris au dépourvu et ne dispose d’aucun satrape de rechange. Ainsi, la volonté d’alternance nettement exprimée par l’ambassadeur Babitch se heurte à l’absence de politicien crédible sur fond de ras de marée en faveur de l’Union européenne au nom d’un besoin de véracité et transparence.

Au sein de l’opposition russe, beaucoup d’observateurs se laissaient aller à rêver d’un renversement presque pacifique, au plus d’un nouveau « Maïdan » ukrainien, au mieux d’une chute comparable à celle du Roumain Nicolae Ceausescu auquel certains blogueurs ont comparé Loukachenko. Cependant, les proportions ne sont pas comparables : l’Ukrainien Yanoukovitch ne peut, à l’instant critique, compter que sur une petite troupe de 4 mille « Berkut » tandis que la police anti-émeutes et l’armée biélorusses sont bien plus fortes et n’hésitent pas à exécuter n’importe quel ordre. Contrairement à la Roumanie, on n’observe pas de scission au sein des élites dirigeantes, les partisans de la Pologne se taisent aussi prudemment que les agents de Moscou. Il n’y a pas eu d’appel à déserter, à rompre les rangs… seules les civils font grève. C’est que le dictateur a su débusquer les ennemis de la nation pour se présenter en sauveur.

Une rébellion sans perspectives

On a eu et aura sans doute des violences, à Minsk comme dans les principaux centres régionaux : Brest, Pinsk, Gomel et Grodno. L’ancien ambassadeur britannique Nigel Gould-Davies a eu raison de prévenir : « Connaissant la nature impitoyable de Loukachenko, quiconque s’intéresse à la Biélorussie s’inquiétera pour le peuple biélorusse dans les prochains jours ». D’autant qu’en l’absence de défections au sein des « structures de force », la rébellion n’a pas de perspectives. En ce sens on pourrait conclure que la victoire est revenue aux artisans de l’immobilisme despotique, d’abord en Russie et c’est pourquoi Poutine n’entreprend rien, en Chine aussi puisque Pékin veut surtout protéger ses investissement dans la cité industrielle bâtie à Velikiy Kamen dans la périphérie de Minsk. D’aucuns affirment que la technique du blocage des messageries internet, similaire à ce qui a été opéré en Iran en novembre 2019, est un cadeau de Pékin au dictateur.

Vilnius, Varsovie et Bruxelles enregistrent leur défaite sans pour autant vouloir contribuer à la chute de Loukachenko, considérant avec raison qu’une éventuelle fin de règne anticipée pourrait précipiter la fin de l’indépendance de la Biélorussie, donc servir les intérêts de Moscou. Pékin ne veut surtout pas déplaire à Moscou plus qu’à Bruxelles mais, première capitale à saluer la victoire du despote, elle manifeste sa volonté de statu quo. Le gel de la situation va profiter à la Chine ainsi qu’à certains clients de Minsk dans la faible mesure où la Biélorussie aide à contourner le système des sanctions américaines, européennes et les contre-sanctions russes : Iran, Géorgie et quelques autres pays insolents aux yeux de Washington ou bien à ceux de Moscou. Parce que Minsk est une plateforme d’échanges où parviennent les vins de Géorgie, les jambons d’Espagne, les huîtres de Cancale… et dont partent des armes, pièces détachées et machines outils.

Dans la presse comme dans les réseaux sociaux, les patriotes russes à courte vue se sont rassurés : Minsk ne prend pas le chemin de Kiev ou Tbilissi. Mais ils ne peuvent se cacher qu’il s’agit d’une fausse victoire. Certes, Loukachenko a rendu les 33 mercenaires à la Russie ne livrant pas à l’Ukraine 9 d’entre eux considérés par Kiev comme des criminels de guerre… mais il n’en continuera pas moins à tenir la dragée haute à un Kremlin privé de leviers fiables dans ce petit pays comme dans la plupart de ceux qui dépendent de Moscou malgré eux et faute de mieux. Il y a plus préoccupant même si on préfère n’en rien dire : la contestation a gagné les provinces russes.

« À bas Moscou ! À bas le tsar ! Poutine voleur ! »

Qui pouvait imaginer, en avril dernier, dans les semaines qui ont suivi le vote de la réforme constitutionnelle le 10 mars, que de tels mots allaient être impunément proférés dans les rues d’une ville russe ? La population avait-elle manifesté le moindre désaccord à l’égard de la réinitialisation du nombre de mandats du président ? S’est-il trouvé d’autres voix que celles d’une petite minorité d’opposants bien connus pour contester le maintien de Poutine jusqu’en 2036 ? Certes non, même si on pouvait percevoir dès 2018 une montée du mécontentement en province, en raison d’une réforme des retraites mal perçue et plus encore d’une baisse générale des revenus et d’un accroissement sensible du nombre des pauvres. À ces problèmes de fond s’ajoutaient en Sibérie une vague de rejet des élus proposés aux suffrages par le Kremlin. Plusieurs provinces de cette vaste région ont « mal voté » comme pour débarquer les représentants du parti Russie Unie de MM Poutine et Medvedev. En l’absence de choix vraiment ouvert, les électeurs manifestèrent leur mauvaise humeur en votant ici communiste et là pour l’extrême-droite parlementaire menée par l’imprévisible clown Jirinovski. Comme le communiste élu à Vladivostok tenait un discours plus populiste que le chef du parti et cultivait la rancœur des citoyens contre les mafias du poisson et de la construction, on trouva un prétexte pour annuler son élection et faire passer un gouverneur déjà en poste, déplacé de la province voisine de Sakhaline où il fut remplacé aussitôt.

Comme de tradition en Russie, ce genre d’entourloupe ne suscita pas de révolte, chacun sachant inutile de se mobiliser pour l’élu dont le Kremlin ne veut pas. Cependant, Moscou accepte l’élection surprise d’un inconnu présenté par le parti de Jirinovski à Khabarovsk. Sergueï Fourgal est un nouveau en politique dont le passé d’homme d’affaires est assez douteux mais qui a été lavé de toute accusation. Son engagement politique tardif porte la marque d’un certain goût pour la force qui se révèle dans sa manière de gouverner la région. Une violence qui plait parce qu’elle a un effet tangible, secouant la somnolence des fonctionnaires et forçant les investisseurs à honorer leurs promesses. Ce gouverneur populaire est arrêté le 9 juillet et transféré à Moscou pour être incarcéré dans la sinistre prison moscovite de Lefortovo où moisissent les traîtres et criminels d’Etat. Fourgal aurait commandité deux assassinats en 2004 et 2005, dont celui d’un Canadien, et orchestré avec d’autres bandits la commande de deux autres quelques mois plus tard. L’instruction est lente et opaque.

Nul n’affirme qu’il a tué lui-même mais ce ne serait pas une surprise ni surtout une grande affaire dans cette immense région appelée « District Fédéral d’Extrême Orient ». Dans le contexte local, les assassinats sont monnaie courante dans le monde des affaires et, comme les plaintes sont anciennes, le Kremlin ne pouvait rien ignorer des « hauts faits » de ce monsieur Fourgal dès le moment où il se porta candidat. Beaucoup d’habitants de Khabarovsk estiment même qu’on l’a laissé accéder au pouvoir en connaissance de cause, pour le tenir et le contraindre à accepter des opérations douteuses. Pour beaucoup, l’affaire est limpide : Fourgal n’a pas été souple quand l’un des frères Rotenberg, ami judoka du « tsar » à proposé un nouveau partage des actions de l’aciérie AmourStal. Que Khabarovsk n’ait pas voté comme il fallait en 2018 ne gêne Moscou qu’à partir de ce moment là.

Khabarovsk est une pièce importante du dispositif de contrôle militaire et économique d’une immense région qui inclut l’ensemble des provinces donnant sur l’océan pacifique et fait face aux puissances traditionnellement redoutées du Japon et des USA. Ce district assure sa survie économique par le commerce : exportations de matières premières et du produit des pêcheries vers les marchés chinois, coréen et japonais. Ville la plus peuplée du district, juste devant Vladivostok, et loin devant les autres capitales de « sujets de la fédération » peuplés d’autochtones, Khabarovsk est le siège de l’état-major interarmées et une sorte d’avant-poste administratif gérant des nœuds ferroviaires et des flux de matières premières prélevées plus loin à l’est et au nord, dans des contrées inhospitalières où subsistent quelques tigres blancs et où les ours restent nombreux. Une nature que l’on dit plus forte encore que celle du Canada et dont l’emprise angoisse les humains. Quelques durs à cuire font de l’argent dans cette jungle froide et, comme dans le far-west du milieu du 19ème siècle, entre-tuent pour des mines, des bateaux de pêche industrielle.

Dans cette ville fleuron du complexe militaro-industriel et à ce titre longtemps fermée aux étrangers, et plus encore dans sa voisine Komsomolsk sur Amour, la population ne peut être suspectée de manque de patriotisme ni de goût prononcé pour la sédition et la subversion. Or, depuis le 10 juillet, on manifeste tous les jours sans demander la moindre autorisation. Quelques centaines en semaine, voire deux ou trois mille, et dix fois plus, jusqu’à quarante mille les samedis ! À Komsomolsk où sont montés les chasseurs Sukhoï de la dernière génération, on ne manifeste que les samedis mais avec autant de conviction. À l’échelle de la province russe, compter en dizaines de milliers est inouï car on n’atteint ces chiffres qu’à Moscou lors des meetings autorisés sur l’avenue Sakharov. On parle en Sibérie d’attroupements dits « non-sanctionnés » sans organisateurs pour prendre la responsabilité de la conduite d’une masse potentiellement incontrôlable. En nombre suffisamment impressionnant pour que la police choisisse de rester bras ballants.

"Fourgal est notre choix"

Les mécontents se conduisent d’ailleurs très bien, il n’y a pas d’infractions ni gestes déplacés ; seuls les mots criés ici étonnent, qui seraient sanctionnés ailleurs par des gardes à vues prolongées et de fortes amendes. Provocations, prélèvements ciblés - uniquement à la nuit tombée, visites aux domiciles des impétrants qu’on a filmé vociférant. Les forces de l’ordre n’ont tenté d’appliquer leurs méthodes favorites qu’à partir du dimanche 26 juillet mais y renoncent le 7 août : les mises aux arrêts pour une semaine sont suivies de libérations sans procès. Quelques politiques ont poussé la presse moscovite à tenter la thèse des « agents de l’étranger » et de l’organisation de la violence « extrémiste » par de supposés agitateurs mais ont dû y renoncer avant la fin juillet car Peskov, le porte parole du Président, a pris le contre pied de ces allégations et rejette les accusations d’ingérences étrangères que de trop zélés délateurs ont cru bon de dénoncer sans preuves : « non il n’y a pas de manipulation des citoyens de cette ville par des ennemis de l’Etat, il y a un malentendu et un malaise que le gouverneur par intérim va lever ». Les forces de l’ordre laissent courir des personnes qui brandissent des pancartes inimaginables : « Fourgal est notre choix », « Russie réveille-toi » , « Moi/nous, il & elle, tout le pays est pour Fourgal », « Liberté pour Fourgal », « Moi/nous sans Poutine » , « Poutine, démissionne », « À bas le tsar », « Quand nous sommes ensemble, nous sommes invincibles »…

À l’exception d’un jeune correspondant local de la Fondation contre la corruption d’Alexeï Navalny [4] , on ne trouve sur place aucun représentant attitré de l’opposition extra-parlementaire. Pas d’agitateur et fort peu de visiteurs étrangers suspects en dehors de Chinois acheteurs de matières premières. La Chine amputée en 1860 de cette province lorgne évidemment sur les terres vides qui coupent l’accès de la Mandchourie à la mer. Des saisonniers chinois viennent cultiver des terres exploitables quatre mois par an, abattre du bois en masse et contribuer à une sorte de désertification… Cependant, la superpuissance surpeuplée ne manifeste pas une envie urgente de coloniser tout un district de 7 millions de km2 (presqu’aussi vaste que l’Australie). Les Chinois ne remontent guère au delà d’une bande de 300 kilomètres au nord de leur frontière. Ce sont les Russes et les divers peuples autochtones qui vont à eux chargés de bois et de minerais. La zone est décidément trop froide en hiver ! Trop infestée en été d’insectes porteurs de fièvres et méningites…

Les autochtones reprochent à Moscou d’avoir tenu cette immensité pour vache à lait qu’on exploite en urgence comme une colonie provisoire qui pourrait être perdue un jour. Cependant, Poutine s’avise en 2007 de la désertification d’un territoire dont la surface équivaut à 41% de la fédération de Russie. Et de mettre en place des subventions et investissements à forte charge symbolique dans le but de confirmer l’intérêt de la Russie pour sa fenêtre sur l’Asie et le Pacifique. L’essentiel de l’argent est englouti par la rénovation de Vladivostok et notamment la construction d’un pont de 3,1 km reliant l’ile Rousski qui accueille de nouveaux bâtiments universitaires et des hôtels que remplissent de temps à autre des Japonais. Le vieux port militaire se donne des airs de San Francisco, on y organise des festivals de cinéma auxquels des stars de Moscou s’associent… Hélas, on est à neuf heures d’avion de la capitale ! Le glamour n’enraye pas le dépeuplement entamé depuis qu’on cesse d’imposer aux proscrits de résider dans le coin : 8 millions deux cents mille habitants contre un peu plus de 10 millions à la fin du 20ème siècle.

Les Moscovites éduqués et les journalistes occidentaux ont tendance à dramatiser cette situation précaire et mettent l’accent sur les catastrophes que génère le changement climatique, particulièrement sensible ces cinq dernières années, caractérisé par des feux de forêts gigantesques et de graves pollutions sur des milliers de kilomètres carrés. On ne peut nier l’ampleur du cataclysme mais, sur place, les seuls « mauvais drôles » qui agissent contre un régime pervers ont une conscience écologique aussi réduite que celle de nos si dispendieux Gilets Jaunes… car leur univers est constitué d’immensités vides, de villes déprimées parsemées de friches industrielles, de zones militaires interdites et polygones de lancement de fusées interstellaires dont l’importance stratégique est essentielle.

De faux airs de "gilets jaunes"

Un certain apolitisme doublé de patriotisme, une surdité aux sirènes des oppositions libérale-démocrate ou gauchistes qui résistent à Poutine dans les trois villes principales de Russie, ainsi qu’une évidente méconnaissance du fonctionnement des élites, donnent à ce mouvement de faux airs de "gilets jaunes" brandissant le dénuement et l’absence de projet comme des étendards. On s’en tient à des exigences très simples : respect du verdict des urnes, respect du travail d’un gouverneur moins veule et corrompu que les précédents, application de règle de prescription puisque les crimes remontent à 15 ans. Rien de tout cela ne doit être compris par le plus grand nombre à Moscou comme dans les autres provinces du pays. Aussi, les médias n’en parlent guère et le Kremlin déploie des trésors d’ingéniosité pour éviter une confrontation violente qui pourrait amener l’embrasement de plusieurs capitales provinciales des grandes régions de Sibérie et Extrême-orient. Samedi 25 juillet de courtes manifestations non autorisées ont été signalées à Sakhaline, Yakoutsk et Komsomolsk sur Amour. La police s’est gardée interpeller les râleurs tandis qu’à Moscou et dans quelques villes européennes, la po-lice interrompait tous les « piquets » et enfermait les plus jeunes participants, dont les pancartes étaient de « lèse majesté ». Ce qui confirme que la nature non-violente d’une action n’est pas un argument aux yeux de la police. Elle ne s’incline que devant le nombre car le Kremlin lui-même préconise la douceur.

Et le silence, surtout, respecté par les médias officiels ! Mais ici, Telegram et YouTube sont de puissants trouble-fêtes : de nombreux extraits filmés des manifestations circulent, des kilomètres de commentaires sont rédigés. Il faut convenir d’un fait : ce dont témoigne la ténacité de Khabarovsk n’est pas anodin. Grande « lassitude de tout », rejet de l’autoritarisme centralisateur, désir de faire savoir que nul n’est dupe des conditions qui ont conduit au sacre d’un Poutine éternel/inamovible et que le principe de ce règne, bien que consenti à défaut de proposition plus alléchante, peut être remis en cause s’il empiète sur les libertés locales. Ce que les micros recueillent et diffusent via Internet confirme une volonté de décentraliser pour favoriser des élites locales dont les fautes, souvent évidentes, et même parfois les crimes patents ne sont pas plus odieux que ceux de la « junte » du Kremlin.

Quelques conseillers occultes s’exprimant anonymement via Telegram paraissent saisir le drame et ses impasses ; tirant en vain la sonnette d’alarme. Une poignée experts retirés des affaires expliquent la catastrophe sociale, évoquent la condition concentrationnaire des saisonniers immigrés Ouzbékistan, du Tadjikistan et même des Philippines, racontent comment la Chine absorbe un gaz qu’on a oublié de proposer à des centaines de milliers de Russes dans des dizaines de villes proches du pipe. Les réseaux sociaux évoquent les itinéraires de gouverneurs démis de leurs fonctions dans des circonstances similaires et exaltent la personnalité du petit nombre de ceux que leurs électeurs ont vraiment choisi. L’administration présidentielle fait mine de ne pas du tout s’émouvoir alors la tension monte inexorablement. Au 28 juillet, alors qu’une dix-huitième manifestation est attendue à Khabarovsk, l’institut de sondages indépendant Levada annonce que 83% des Russes ont entendu parler de la contestation, 41% l’approuvent, 26% se passionnent pour le sujet et 17% jugent probable une extension des manifestations à leur propre ville pour des « motifs similaires » c’est-à-dire pour garantir un minimum d’autonomie locale, une gestion décentralisée des problèmes. Chiffres impensables il y a trois mois. La non-gestion de la pandémie en dehors de Moscou et Saint-Pétersbourg y tient pour beaucoup. Le nouveau sujet d’inquiétude s’ajoute à la réforme impopulaire des retraites et nourrit le constat d’un effondrement du système de santé.

La rue vocifère que Fourgal doit être jugé sur place et non à huis clos à Moscou. Entre le 17 et le 21 août, le premier ministre Michoustine fait un déplacement remarqué dans la région en s’abstenant soigneusement de s’arrêter à Khabarovsk. De toute évidence, les élites du régime ne trouvent pas matière à paniquer et comptent sur le retour du « général hiver » et l’accélération de l’épidémie de Covid-19 pour calmer les ardeurs de ces provinciaux mal-léchés. Là est la clef de l’impassibilité inédite de la police tandis que les structures locales de contrôle (FSB et militaires) changent de dirigeants, subitement mutés ailleurs. La bulle devrait crever sans effets collatéraux. C’est l’avis de la rockstar « Schnour », leader du groupe contestataire Leningrad, promoteur d’un nouveau parti politique aux ambitions parlementaires, rallié au « tsar » et producteur d’une émission télé très suivie sur la chaîne RTVi. Schnour a fait le déplacement pour soutenir le Kremlin mais sur place, emporté par l’énergie de la foule qu’il filme, il a dit comprendre l’accusation de « colonialisme », assure que les contestataires ne sont pas des ennemis de la nation… lesquels seraient plutôt à chercher parmi les titulaires de fortunes offshore. En ce 8 septembre, un millier de personnes ont encore défilé à Khabarovsk, célébrant le 60ème jour de la mobilisation.

Vues de Moscou, les choses se passent si loin et la contagion si faible que l’on sous-estime l’effet retard des audaces langagières et organisationnelles du mouvement. La presse européenne suit cette ligne bien que les instituts de sondages, le VSIOM d’Etat comme l’indépendant Levada, prennent l’affaire au sérieux. Un des élus de l’équipe Fourgal, démissionnaire du parti LDPR, se félicite d’un mouvement sans leadership et promeut désormais la démocratie directe. Ses interventions sur youTube sont largement suivies tout comme les reportages sur les manifestations. Ce n’est pas qu’il se passe vraiment quelque chose mais, comme les lignes bougent nettement, des canaux Telegram plus ou moins contrôlés par le FSB (dont le fameux Nezygar aux 346 mille abonnés) ne font pas l’erreur de se taire, suggérant une refonte de la politique régionale et le retour à l’élection des maires au suffrage universel direct.

Khabarovsk se cabre au moment ou la Biélorussie proclame une révolution pacifique. Dans une période où trois autres régions de Russie se sont soulevées aussi, pour défendre des espaces naturels protégés. Avec succès dans la cas de la Bachkirie sur laquelle nous reviendrons, sans succès immédiat dans celui d’Arkhangelsk et désormais en Tchoukotka, face au détroit de Bering. La lutte ne paie pas toujours, mais la volonté de la mener demeure et le mouvement ne peut qu’enfler.

Certains intertitres sont de la rédaction de Boulevard Extérieur