De l’art de truquer les élections

« Les élections ont été plus imprévisibles que prévu » ont commenté les spécialistes et les scrutateurs de l’OSCE réunis au début de novembre par Marie Mendras à l’Observatoire de la Russie au CERI. Ioulia Shukan était observateur pour l’OSCE dans une circonscription de Kiev, Jean-Charles Lallemand à Jitomir et Philippe de Suremain, ancien ambassadeur de France à Kiev, observait les opérations électorales à Odessa. Annie Daubenton auteur de Ukraine. Les métamorphoses de l’indépendance (Buchet-Chastel) a donné aux événements un éclairage historique.

 

Après les élections au parlement ukrainien, le 28 octobre 2012, la commission électorale centrale a demandé et obtenu le principe d’un nouveau vote dans cinq circonscriptions – mais en mars seulement. Le Parti communiste a d’ores et déjà annoncé qu’il n’y participerait pas.

Les résultats, dans leurs grandes lignes, étaient connus depuis la fin du mois d’octobre, les contestations ne remettaient en cause qu’à la marge le dépouillement des bulletins de vote (dans des circonscriptions qui pouvaient être favorables à l’opposition, tout de même). Les observateurs de l’OSCE allaient jusqu’à penser qu’ils avaient assisté à de réelles élections. Les électeurs avaient le choix entre plusieurs candidats, représentants des positions différenciées, les bureaux de vote étaient accessibles… toutes choses qui ne vont pas de soi dans cette partie du monde, loin dans l’Est de l’Europe. Non que l’encre sympathique fût tout à fait absente des isoloirs, non que des urnes fussent toujours très visibles…mais, en général, tout le monde s’accordait à dire que ça s’était bien passé. C’est que l’art de truquer les élections a été porté à la quasi-perfection en Ukraine.

Odessa ? – un bastion du parti au pouvoir, pro-russe – Odessa est une mécanique bien huilée, admire Philippe de Suremain, un exercice parfaitement maîtrisé, avec une faible participation (moins de 50%), un système vétilleux et lourd qui donne la prime aux fortes capacités de résistance … au sommeil – les membres de la commission électorale consciencieux ne devaient pas dormir pendant 36 heures. Donc le Parti des régions l’a emporté – sans surprise – suivi par UDAR, l’alliance démocratique ukrainienne pour les réformes, le parti de Vitali Klitschko, ancien champion de boxe, et seulement ensuite par Batkivchtchina, l’alliance réunie autour de Ioulia Timochenko.

La division Est-Ouest

Depuis l’accession de l’Ukraine à l’indépendance – et même avant, certainement – le pays est divisé entre l’est et l’ouest, entre partisans de l’Europe et partisans de la Russie. Comme les Russes l’étaient entre occidentalistes et slavophiles. Le parlement qui vient d’être élu prendra la place de celui qui a connu deux bagarres homériques. Celle d’avril 2010 concernait le maintien de la flotte russe en Crimée, celle du printemps 2012 avait pour enjeu la langue : en substance, les Ukrainiens voulaient–ils faire du russe leur deuxième langue nationale ? Les poings se sont fermés, les coups sont partis, un des auteurs du projet s’est retrouvé les pieds en l’air la tête en bas, la discussion n’est pas allée plus loin.

Les organisateurs des élections soviétiques ont toujours utilisé la « ressource administrative » pour les mener à bien et ils n’ignoraient rien des méthodes de corruption. Leurs successeurs continuent : implication des personnels, mobilisation des ressources matérielles et budgétaires au profit du Parti des régions, pressions diverses. Mais un nouveau facteur a fait une entrée massive sur la scène. L’argent puissant, et indépendant du pouvoir (plus ou moins, du moins immédiatement), l’argent des oligarques, l’argent de la mondialisation.
Il n’est plus nécessaire d’organiser un buffet devant le bureau de vote pour attirer les électeurs, ni de leur offrir le transport. L’imbrication des milieux d’affaires et des milieux politiques dessine de nouvelles configurations.

Trois moments doivent être distingués dans les élections : 
- la préparation, avec notamment l’installation des bureaux de vote et de leur commission électorale,
- le vote proprement dit,
- le dépouillement et l’acheminement des bulletins.
Les observateurs de l’OSCE ne voient en fait que les conditions du dépôt des bulletins dans les urnes.

Les commissions ont été constituées à l’avance, les partis représentés au parlement ayant un droit de participation d’office, et les nouveaux partis étant tirés au sort. Mais il n’y a eu qu’un seul tirage, au niveau national. Qu’un parti se retire par exemple ne modifiait en rien la composition de la commission…

UDAR a protesté : il n’était représenté dans aucune commission, et il a fait en moyenne 13,62 % des voix. Les grands partis ont plus d’argent, naturellement, cela leur permet notamment de financer, pour couvrir les grands bureaux, des observateurs qui ne seront pas forcément très regardant devant les actions de leurs « amis ».

Le rôle de l’argent

L’affairisme rappelle, dit-on, les années 90. Il n’y a aucune limitation des dépenses de campagne. Ce ne sont pas les mêmes chiffres qu’aux Etats-Unis, mais le pays est pauvre…Les médias proposent peu de débats pluralistes, en revanche ils prennent l’argent des publicités contradictoires. Une enquête montre, à travers les patrimoines des cent premiers de liste, qu’au Parti des régions, on déclare en moyenne 2 millions d’euros par personne alors qu’en cinquième position, les candidats du PC affichent 35 000 €. (C’est la première fois que de tels chiffres sont mis en ligne, l’obligation de publication des patrimoines n’est pas nouvelle mais elle n’était pas respectée). Et la pluralité des chaines de télévision balance un peu le fait que tout s’achète. Tout le monde sait, par exemple, que les douanes sont gérées par le PC. Mais l’utilisation massive de la « ressource administrative » est forcément le fait du parti au pouvoir. Au parti des Régions, le clientélisme se renouvelle, on pratique des achats de voix directs, on envoie des colis alimentaires, on publie de faux tracts pour discréditer l’adversaire, on pratique même des intimidations physiques (le PC en dénonce notamment à l’Est…)

Il y a eu lors de cette élection beaucoup de « candidats indépendants » (et parmi eux d’anciens députés du Parti des régions !). Chaque circonscription dessinait sa carte originale, tous les partis n’étant pas représentés partout, et les alliances faites selon les conditions locales. C’est ainsi que dans une circonscription de Jitomir, le candidat unique de l’opposition, membre de l’alliance Batkivchtchina, qui se présentait contre le directeur de l’oblast, l’a emporté après un bel échange de publicités comparatives. Batkivchtchina est plutôt d’inspiration libérale, ce qui n’a pas empêché ses représentants de voter pour l’annulation de la réforme des retraites style FMI, et leur concert de rock était beaucoup plus festif que le concert folklorique de leurs adversaires au pourvoir.

Dans un autre district de la région, les choses se sont moins bien passées. Batkivchtchina, le Parti de Ioulia Timochenko, s’était allié à Svoboda, le parti nationaliste, pour s’opposer à un « candidat indépendant », le chef de la police de la région, frère du maire de la ville voisine.

La situation a dégénéré lors du dépouillement. Le scrutin de liste donnait Batkivchtchina en tête. Pendant l’empaquetage des bulletins, on a dépouillé les voix du scrutin majoritaire et annoncé 80% des voix pour le policier, 0% pour le candidat des régions, et 8% pour Batkivchtchina ! Le chef de la police avait, il est vrai, de pleines pages payées dans les journaux, des concerts organisés en sa faveur… Même ses adversaires ont considéré que, sans fraude, il devait avoir été élu avec quelques 53% des voix, et n’ont donc pas déposé de plaintes. Peut-être même ont-ils pensé qu’il serait vraiment indépendant ? Etrange coïncidence, il y a avait très peu de membres de Batkivchtchina dans les commissions électorales. Sur les six circonscriptions de Jitomir, Batkivchtchina n’en a remporté qu’une, le cœur de la ville

Confusion sur les modes de scrutin

On pense que le mélange mi-scrutin proportionnel, mi- majoritaire, a quelque peu perturbé les électeurs. Les modes de scrutins n’ont cessé de changer en Ukraine, ce qui rend les comparaisons difficiles, et le grand nombre de candidats indépendants, dont on ne sait d’où ils viennent ni où ils vont, ne rend pas la donne plus claire. Quand la structure partisane est plus affirmée, comme dans la capitale Kiev, des candidats peu connus de Batkivchtchina ont pu être élus.

L’ingénierie postélectorale est souvent défaillante. La corruption, la fraude et souvent aussi les erreurs se manifestent à ce moment-là, lorsqu’on réécrit un protocole dans le bureau de vote, lorsque les bulletins y séjournent trop longtemps et subissent d’improbables manipulations ou lorsque l’électronique saisit de fausses données. Mais il n’y a plus grand monde alors pour constater ces incongruités.

Le processus électoral avait été conçu par les mêmes responsables qu’en 2004 ; ils ont réfléchi à ce qui n’avait pas fonctionné et les fraudes se sont déplacées notamment vers amont. Le scrutin uninominal aussi a désemparé plus d’un électorat… et d’étranges pannes se sont abattues ces jours-là sur l’internet. Ceux qui ne se retrouvaient dans aucun parti ou aucun candidat sont restés chez eux, une sorte « d’abstention citoyenne ».

Le Parti des régions n’a cependant pas progressé, par rapport aux élections de 2002 ou 2006. Batkivchtchina a un peu gagné, et le PC aussi. L’opposition n’a pas subi la débâcle annoncée, avec une tête en prison (Ioulia Timochenko) et l’autre ramassant les miettes (Vitali Klitschko). Malgré le « scepticisme électoral », un réel scrutin pluri-partisan a eu lieu. Les alliances étranges ont rendu difficile une lecture globale du scrutin. Le Parti des Régions a mangé un peu de son âme en pactisant avec Svoboda, parti xénophobe et violent. Batkivchtchina a fait de même dans au moins une circonscription. Le vote pour Svoboda est lui-même étrange, ambigu pour le moins. Un certain nombre d’électeurs lui ont donné leur voix pour s’opposer au Parti des régions ou, comme à Kiev, qui avait soutenu la révolution orange et a été déçue sans pour autant se rallier au parti au pouvoir, pour « se débarrasser de tous ces bandits ». Svoboda est un parti radical mais malgré ses excès, il met tout de même en avant l’identité culturelle et linguistique de l’Ukraine.

Double perte de légitimité

Le Parti des régions a perdu beaucoup de voix dans l’est du pays entre 2007 et 2012. Les sondages préélectoraux annonçaient une perte de légitimité, c’est la raison pour laquelle le pouvoir a tenté de changer le mode de scrutin. Là aussi les électeurs avaient été déçus que l’Est, pro-russe, ne profite pas de la victoire du président Viktor Ianoukovitch. Il n’y a pas de redistribution des subventions à l’Est. Au contraire, les restes de l’économie et de la société socialistes se sont affaissés. Les routes sont dans un état catastrophique, la drogue sévit, la prostitution aussi. C’est bien pire que dans l’ouest de l’Ukraine, où il y a une certaine redistribution des ressources, un embryon de partage qui n’existe pas à l’Est. La pauvreté est immense et le peuple qui croyait au bon tsar a vu son pays privatisé au profit des « élites » locales.

Les oligarchies sont instables, des désaccords ont surgi entre potentats, des crissements, des affrontements entre la « Famille » (de Viktor Ianoukovitch) et certains oligarques et dans les mois à venir il va y avoir des reclassements. On s’attend à un nouveau partage au bénéfice de la « Famille » dans la distribution de ce qui reste à privatiser (on entre dans le dernier morceau, avec l’éducation par exemple). Il y a trois grandes étapes :
- la vente de la terre est le grand enjeu de la législature qui vient, au bénéfice des gagnants quelle que soit leur légitimité ;
- les remaniements au sein du pouvoir vont dessiner des systèmes d’influence selon lesquels seront distribués les portefeuilles ;
- le rapport des forces se mesure moins au parlement que sur cette distribution des pouvoirs financiers.

La corruption est partout, de plus en plus. Elle est acceptée. Par presque tous. Pas tous. Pendant la campagne, le PC en a fait son thème, et UDAR aussi, ce qui explique en partie leur succès inattendu. Dans la société civile, la lutte contre la corruption devient un argument du vote démocratique pour une conscience citoyenne protopolitique : expliquer aux gens quelle sorte de vautour ils vont amener au Parlement pour un banc près de chez eux, ou un terrain de jeu…

La transformation des structures oligarchiques se voit un peu à travers les média : ceux que paient désormais les oligarques ne donnent plus l’information honnête qu’ils fournissaient peu avant. Mais il reste dans le pays une formation et une sensibilité journalistiques bien réelles, et les gens peuvent s’informer s’ils le veulent.

Et l’Europe ? Il ne semble pas que ce soit la question à l’ordre du jour… La Russie quant à elle attend que tombe le fruit mûr.