Divergences franco-allemandes sur la défense européenne

Le 29ème Cercle stratégique franco-allemand, organisé par La Fondation Friedrich Ebert et l’IRIS, s’est tenu au début du mois d’octobre à Paris. A l’ordre du jour, relations avec la Russie et défense européenne après le Brexit. Plusieurs décennies de coopération n’ont pas fait disparaître les divergences entre Paris et Berlin.

La brigade franco-allemande
L’Alsace.fr

Le débat stratégique entre Français et Allemands est une bonne tradition. Et pourtant, le résultat de ce débat n’est pas toujours évident. Le 29ème Cercle stratégique franco-allemand, organisé par la Fondation Friedrich Ebert et l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) à Paris début octobre, s’est soldé par un résultat ambigu. Certes, on a pu constater des approches communes et s’en féliciter, par exemple dans la politique suivie vis-à-vis de la Russie dans le contexte du conflit en l’Ukraine. Dans le cadre du « format Normandie », la France et l’Allemagne ont essayé et continuent à essayer de réunir les responsables en Ukraine et en Russie et de les pousser à mettre un terme aux hostilités. Les accords de Minsk en sont les résultats imparfaits. Mais au-delà ? On doit se contenter de constater les différences d’appréciation.

Les relations avec la Russie

Dans l’analyse des développements à l’est du continent européen, en particulier de leurs conséquences sur les relations entre la Russie et l’OTAN, la convergence est étroite entre les deux pays. Un représentant allemand a affirmé que la crise en Ukraine est l’aboutissement du fait que la Russie n’a jamais accepté l’élargissement de l’OTAN vers l’Est et qu’elle n’a jamais considéré les relations avec l’OTAN comme des relations de partenariat. Les actions militaires russes en Crimée, territoire ukrainien, et les réactions de l’OTAN à ces actes qui violent le droit international, ont contribué à une perte de confiance totale. La Russie se défend en reprochant à OTAN, mais surtout aux Etats-Unis, d’appliquer le principe « deux poids, deux mesures » quand il s’agit du respect du droit international. Le résultat serait une multiplication d’actions militaires offensives, dangereuses, par exemple le survol d’appareils russes sur le territoire « otanien ». L’escalade de risques militaires est un fait. Nous avons besoin de signes qui montrent la volonté de mettre un terme à cette escalade. L’expert de Berlin voit quelques signes, aussi faibles soient-ils, du côté russe qui exprimeraient un intérêt à maintenir le dialogue avec l’OTAN. Ces signes, il faut les saisir et les exploiter, insiste-t-il. Du côté occidental, surtout du côté allemand, mais en collaboration étroite avec la France, il serait nécessaire de prendre des initiatives pour sortir de l’impasse.

Cette analyse est partagée par un diplomate français ayant servi à Moscou, qui déplore que la Russie ne cherche plus à avoir une place à la table de l’Occident. Elle n’accepte pas le rapport actuel des forces en Europe, mais s’est engagée sur la voie d’un « révisionnisme modéré ». Il déplore également quelques occasions manquées par l’Ouest pour tenir compte des préoccupations, parfois légitimes, de Moscou. L’OTAN pourrait par exemple déclarer qu’elle ne considère pas que les conditions soient réunies pour admettre l’Ukraine ou la Géorgie en son sein, sans pour autant admettre un droit de veto de la Russie. Un tel geste pourrait calmer les craintes russes.

C’est là que les divergences apparaissent. Tout en refusant les ambitions impériales russes, les intervenants allemands cherchent le dialogue avec Moscou. Mais l’objet de ce dialogue ne saurait être le sort des voisins de la Russie qui doivent parler et décider pour eux-mêmes. Le diplomate, en revanche, demande que soit faite, vis-à-vis de la Russie, de la « géopolitique ». La liberté des peuples de disposer d’eux-mêmes est, certes, un droit, mais cela ne devrait pas nous conduire à nous laisser entraîner dans un conflit. De plus, l’économie russe serait en train de s’adapter au régime de sanctions imposé par l’UE et les Etats-Unis. Jamais la Russie n’aurait été moins dépendante des hydrocarbures. Bref, Français et Allemands partageraient largement l’analyse de la situation dans les relations entre l’OTAN et la Russie, mais ils ne seraient pas tout à fait et pas toujours d’accord sur le chemin à suivre. Sauf sur le principe d’agir ensemble.

Le danger commun du populisme

Le débat sur les effets pour la politique étrangère et de défense de la montée en puissance des courants populistes – deuxième table ronde de la conférence — a fait ressortir les différences des expériences en France et en Allemagne. Bien-sûr c’est un défi commun aux deux pays, comme à toute l’Europe. Mais en France, le Front national est un élément de la politique nationale depuis une trentaine d’années avec des scores de près de 30%. Le parti Alternative pour l’Allemagne n’existe que depuis trois ans. Il est crédité actuellement de 14% des intentions de vote, dans le contexte de la crise de réfugiés. Il est une force récente en train de s’établir. Un journaliste français et un jeune député du Bundestag, ont donc parlé de deux contextes bien différents. Les deux pays sont concernés dans la mesure où la montée du populisme est un phénomène commun à l’Europe et aux Etats-Unis qui affaiblit les institutions démocratiques et pousse au repli sur soi et au protectionnisme. Personne n’a pas encore trouvé de réponse convaincante à ce danger qui menace le système européen.
Entre Français et Allemands, il existe un accord sur le défi représenté par ces mouvements auquel il faut faire face avec des politiques cohérentes, exprimées dans un langage ferme et sérieux, n’imitant en aucun cas le langage démagogique des populistes. Mais cette réponse ne peut pas venir de l’Europe elle-même, estiment ces intervenants. Il ne faut pas en attendre plus qu’elle ne peut donner. C’est aux responsables politiques nationaux d’y répondre.

Brexit et sécurité européenne

Enfin, le débat sur les conséquences du Brexit pour la coopération en matière de défense, pour la stratégie globale de l’UE ou pour les initiatives franco-allemandes, a mis en lumière de grandes divergences. Un parlementaire français et ancien ministre le dit clairement : face aux doutes qui minent l’intégration européenne, on doit se demander si le domaine de la défense peut offrir une sortie de crise. En tout cas, « il faut partir de nos difficultés ». A commencer par l’idée que la défense est le domaine qui se prête le moins à un partage de souveraineté. D’autre part, nous sommes des démocraties avec des perceptions très diverses en ce qui concerne la défense. Il faut donc élargir l’approche au niveau de la société, pour qu’une telle politique de défense ait une chance d’être soutenue par nos concitoyens.
Il faudrait rendre que nos capacités militaires puissent être mises en œuvre si besoin est, un principe difficile étant donné les situations juridiques différentes en France et en Allemagne. On manque d’une analyse partagée des retours d’expérience des interventions militaires communes. On devrait aussi assurer un financement dans la durée. Et pour pouvoir mener un dialogue continu avec les Etats-Unis, il faudrait un interlocuteur européen. Il ne faut pas passer ces questions sous silence. Et contrairement à la dernière initiative franco-allemande qui a été présentée au Conseil européen à 27 à Bratislava en septembre, un officiel français exprime la plus grande prudence à propos de la « coopération permanente structurée », prévue dans le traité de Lisbonne et promue récemment par Berlin et Paris. « Il faut respecter la variabilité », dit-il, et faire en sorte que ne naisse pas un club restreint qui serait dysfonctionnel pour l’intégration européenne aux yeux de la population. En tout cas, dans toutes ces réflexions le Brexit ne change pas grand-chose, à moins que la Grande Bretagne ne prenne le relais de la Turquie en posant des conditions voire en empêchant la coopération entre l’UE et l’OTAN.

De nouvelles institutions ?

Un parlementaire allemand, spécialiste des questions militaires, parle aussi de difficultés. Mais à l’opposé de son collègue de Paris qui fait référence aux divergences nationales existantes, il prône une réforme des structures de défense au niveau européen. Il veut que l’Union européenne joue un rôle dans la défense, avec son propre état-major, un Conseil des ministres de la défense, une commission de la défense au Parlement européen. Après l’adoption de la nouvelle stratégie globale de l’UE, il attend les propositions de la Commission européenne pour la politique de défense. Il reproche à la France d’appliquer une rhétorique grandiose quand elle parle de la défense européenne. La question se pose : l’intégration européenne peut-elle fonctionner si la France veut continuer à agir seule au niveau global ? Il regrette que la France ne se soit pas jointe au concept de nation cadre adopté par l’OTAN à l’initiative de l’Allemagne. En revanche, il fait l’éloge de la coopération entre l’Allemagne et les Pays Bas.
Des soldats, l’Europe en aurait plus qu’assez, plus que les Américains. Il faudrait mieux les organiser. La Brigade franco-allemande, qui ne sert pas à grand-chose, devrait être dissoute et remplacée par une Division franco-allemande avec des brigades nationales. Une meilleure organisation de la défense européenne ne serait évidemment pas dirigée contre les Etats-Unis. Mais il faudrait que l’Europe, l’Allemagne en premier lieu, dépense plus pour sa défense, car quel que soit le résultat des élections présidentielles, les Etats-Unis vont réduire leur engagement dans l’OTAN.

Trois questions

A la fin de cette journée de débat, trois questions-clefs sont apparues dont il serait urgent de discuter si la France et l’Allemagne veulent prendre l’initiative de promouvoir une Europe de la défense : 1) A quoi sert une armée ? La question divise toujours Français et Allemands. On est d’accord pour dire que nous dépendons les uns des autres mais qu’il manque toujours une culture commune de l’utilisation de forces armées et de la coopération entre militaires et civils.
2) Pouvons-nous nous faire confiance ? La question demeure malgré tous les efforts de coopération déjà entrepris. Cela va de la rhétorique reprochée aux Français à l’incohérence politique en Allemagne reconnue par des Allemands ; du souci exprimé par les Français quant à la disponibilité des forces armées allemandes à l’affirmation répétée des Allemands que la procédure parlementaire pour autoriser l’engagement des forces peut aller très vite, si nécessaire en un jour, mais qu’elle est toujours indispensable.
3) Enfin, le Brexit est-il l’occasion d’accélérer l’intégration européenne en matière de défense européenne ? Pas de réponse claire et nette. D’un côté, la sortie du Royaume Uni, qui n’a jamais eu l’ambition de créer une Europe de la défense, enlève un obstacle politique majeur. D’un autre côté, la France et l’Allemagne, qui se veulent les promoteurs d’une politique européenne de la défense, ne sont pas d’accord sur ce qu’elles veulent. Des Allemands proposent de créer des institutions européennes avec responsabilité dans le domaine de la défense. Les Français répondent par une coopération efficace plutôt que par une intégration des forces. D’autres Etats membres, surtout parmi les nouveaux venus, ont d’autres préférences, souvent liées à l’Alliance atlantique, et pourraient bien reprendre le rôle de frein du Royaume-Uni.
Le vrai débat stratégique entre Français et Allemands est encore devant nous.

(Cet article est la version amendée d’un article mis en ligne pour la première fois le 16 octobre 2016)