En Israël, vers un coup d’Etat institutionnel ?

Le basculement du centre de gravité de la politique israélienne vers la droite et l’extrême droite s’accentue avec l’entrée au gouvernement de la droite religieuse messianique, dont deux représentants détiennent des postes importants. Le diplomate Denis Bauchard, qui fut notamment ancien ambassadeur en Jordanie, s’inquiète, dans la revue Esprit, des conséquences de cette nouvelle donne, à la fois sur le plan intérieur, avec la remise en cause du statut de la Cour suprême, et sur le plan international.

La Cour suprême d’Israël
guideisrael.fr

Le basculement du centre de gravité de la politique israélienne vers la droite et l’extrême droite s’accentue avec l’entrée au gouvernement de la droite religieuse messianique, dont deux représentants détiennent des postes importants. Le diplomate Denis Bauchard, qui fut notamment ancien ambassadeur en Jordanie, s’inquiète, dans la revue Esprit, des conséquences de cette nouvelle donne, à la fois sur le plan intérieur, avec la remise en cause du statut de la Cour suprême, et sur le plan international.

Le retour au pouvoir de Benyamin Netanyahou n’a pas surpris les observateurs de la vie politique israélienne : son habileté et sa détermination, mais aussi l’échec du gouvernement de coalition dirigé par Yaïr Lapid, voué à l’impuissance, pouvaient laisser prévoir un tel retour. En revanche, la formation de son gouvernement avec des représentants de l’extrême droite religieuse à des postes stratégiques a suscité un choc, non seulement en Israël, mais aussi dans les communautés juives à travers le monde et chez les amis d’Israël. Un débat s’est développé d’abord au sein même de la société israélienne. Ce gouvernement, qualifié de « fasciste » par l’ancien premier ministre Ehud Barak et d’autres membres de la classe politique, n’était-il pas une menace pour la démocratie israélienne ? Allant plus loin, certaines personnalités, et non des moindres, comme le président Isaac Herzog, ont mis en garde contre le risque de guerre civile. Comment en est-on arrivé là ? Quelles sont les conséquences de l’arrivée au pouvoir d’une telle majorité ? (1)  [1]

Le déclin du Parti travailliste

Alors que le Parti travailliste a dominé l’appareil d’État et la vie politique dès la création de l’État d’Israël pendant près de trente ans, son déclin s’est amorcé puis amplifié depuis le début du siècle. Un chiffre symbolise cette quasi-disparition : aux dernières élections, le Parti travailliste n’a obtenu que quatre sièges sur les cent vingt de la Knesset. La longue présence au pouvoir de Netanyahou dans les années récentes – plus de quinze ans au total – confirme cette évolution. Les raisons d’un tel basculement du centre de gravité de la vie politique vers la droite et l’extrême droite sont multiples, mais la principale est l’évolution de la société israélienne et des influences respectives de ses composantes : poids croissant des juifs séfarades au détriment des ashkénazes, arrivée massive d’immigrants russes et ukrainiens après l’implosion de l’Union soviétique, montée en puissance de la droite religieuse et des colons, échec du processus de paix mené par les gouvernements travaillistes. Cette évolution a un caractère largement structurel et il est peu probable qu’elle s’inverse.
Cependant, jusqu’alors, aucun représentant de la droite religieuse messianique n’avait été associé à un gouvernement et à des postes de responsabilité aussi sensibles. Or deux fortes personnalités détiennent de tels postes : Itamar Ben-Gvir, chef du parti Pouvoir juif, condamné pour incitation à la haine par la justice israélienne, a été nommé ministre de la Sécurité nationale, également en charge de la police aux frontières dans les territoires occupés. Il se revendique de la filiation du rabbin Meir Kahane, fondateur de Kach, un parti dissous pour racisme et terrorisme en 1994, et prône la primauté de la loi religieuse, l’annexion de la Cisjordanie, voire l’expulsion des Arabes israéliens. Bezalel Smotrich, autre suprémaciste juif, qui dirige le Parti sioniste religieux, a été nommé ministre des Finances, également en charge de l’administration civile dans les territoires occupés. Il n’a pas hésité, en mars 2023, à Paris, à s’exprimer sur un podium affichant une carte d’un Grand Israël incluant la Jordanie. Il partage largement les idées de Ben-Gvir, parle des Palestiniens comme une « invention » et veut pro- mouvoir la ségrégation entre juifs et arabes, ce qui n’a pas manqué de relancer le débat sur l’apartheid.

Le statut de la Cour suprême

Cette alliance improbable avec ces mouvements extrémistes permet au gouvernement de Netanyahou d’avoir une faible majorité de quatre voix à la Knesset, dont la fragilité est apparue lors du limogeage, suivi de sa réintégration, du ministre de la défense, Yoav Galant. Le prix à payer est de satisfaire plusieurs de leurs revendications, en particulier une remise en cause du statut de la Cour suprême, leur bête noire, qui s’oppose notamment à la légalisation de l’exemption du service militaire pour les étudiants religieux. Le projet de loi, adopté en conseil des ministres, dite de « l’outrepassement », prévoit notamment des modalités nouvelles et politisées de nomination des juges et permet à la Knesset de remettre en cause les arrêtés de la Cour. Cette initiative rencontre les préoccupations personnelles de Netanyahou, poursuivi dans plusieurs affaires, qui pourrait ainsi remettre en cause une éventuelle condamnation.
La présentation de ce texte en janvier dernier a mis le feu aux poudres. Le président d’Israël lui-même n’a pas hésité à déclarer : « L’abîme est à nos pieds ». Pour sa part, Benny Gantz, ancien ministre de la Défense, assurait que « si vous continuez sur cette voie, vous serez responsables d’une guerre civile ». Des personnalités éminentes, y compris de droite, n’ont pas manqué de dénoncer le « coup d’État institutionnel » ainsi envisagé. La procureure générale de la Cour suprême, le chef du Shin Bet, le service de sécurité intérieure, d’anciens chefs d’état-major et de nombreux intellectuels ont souligné le caractère antidémocratique des mesures prévues. Des associations de réservistes menacent de ne pas rejoindre leurs postes si ce projet de loi devait aboutir. Des manifesta- tions massives et répétées, suivies de contre-manifestations, qui se poursuivent encore, ont eu lieu aussi bien à Tel-Aviv qu’à Jérusalem et dans les principales villes du pays. Les opposants y voient une atteinte grave aux institutions, notamment à l’indépendance de la justice. Malgré quelques tentatives d’apaisement (proposition de compromis par le président Herzog rejetée par le Premier ministre, suspension temporaire de l’examen du projet de loi), les tensions demeurent, car l’examen de plusieurs textes contestés se poursuit à la Knesset. La crise politique a laissé place à une crise de régime, faisant apparaître un profond clivage entre une population laïque, attachée à des institutions démocratiques, et des mouvements populistes ou religieux en plein essor.

Les provocations d’Itamar Ben-Gvir

Cette évolution n’est pas sans conséquences sur la population palestinienne. La colonisation reprend à un rythme accéléré, tandis que les avant-postes sont légalisés ; la dissolution de l’Autorité palestinienne, qualifiée d’« entité terroriste », est exigée ; les opérations de l’armée s’intensifient en Cisjordanie avec un lourd bilan humain. Itamar Ben-Gvir multiplie les provocations, veut remettre en cause le statu quo sur l’esplanade des Mosquées, invite le gouvernement à raser un village où des colons ont été tués et propose de créer une Garde nationale sous sa direction pour assurer notamment l’ordre dans les villes mixtes où se côtoient juifs et arabes.
Elle n’est pas non plus sans conséquences internationales : elle affecte tout d’abord les liens étroits d’Israël avec les États-Unis, aussi bien avec l’administration Biden qu’avec la communauté juive américaine, dont la majorité est de sensibilité libérale. Les mises en garde se multiplient, notamment à l’occasion du voyage d’Antony Blinken à Jérusalem. Le président Biden lui-même confirme qu’il n’a pas l’intention d’inviter « dans l’immédiat » Netanyahou à Washington, ce qui est un camouflet sans précédent pour un nouveau premier ministre israélien, en fonction depuis fin décembre 2022. Cet accueil a été remplacé par un appel téléphonique « franc et constructif », au cours duquel le président américain a incité son interlocuteur à renoncer à son projet de réforme de la justice. Des lignes rouges sont clairement fixées par l’administration américaine, notamment l’annexion des territoires occupés. Cette prise de position permet à l’opposition de souligner que cette nouvelle politique dégrade ces relations privilégiées et menace donc la sécurité d’Israël. Des réac- tions comparables dans la diaspora européenne, comme en Allemagne ou en France, se font entendre.
Cette évolution dégrade également les relations avec les pays arabes qui ont signé un traité de paix avec Israël, comme la Jordanie, dont le roi est gardien des lieux saints de Jérusalem, le Maroc et certaines monarchies du Golfe en voie de normaliser ces relations. Elle risque d’arrêter voire de renverser la dynamique créée par les accords d’Abraham, signés en 2020 avec les Émirats arabes unis et Bahreïn. Quant à l’Arabie saoudite, déjà prudente à l’égard d’une telle normali- sation tant qu’aucun geste ne sera fait en faveur de la question palestinienne, elle prend manifestement du recul. En outre, la réconciliation amorcée avec l’Iran est une très mauvaise nouvelle pour l’actuel gouvernement israélien, dont l’objectif majeur est de créer un front uni avec les pays du Golfe contre l’Iran, qualifié de « menace existentielle ».
En effet, on peut penser qu’Israël veut passer à la vitesse supérieure dans son affrontement avec l’Iran. Certes, la guerre de l’ombre, menée depuis de nombreuses années par Netanyahou lors de ses précédents mandats, a connu de nombreuses péripéties : cyber-attaques, assassinats ciblés de scientifiques iraniens, incidents graves sur des sites nucléaires. Les attaques sur des cibles iraniennes basées en Syrie, voire en Irak, se sont multipliées ces dernières années. Un commandement unifié, coordonnant toutes les actions concernant l’Iran, a été institué et des manœuvres conjointes avec l’armée américaine de simulation de frappes à longue distance ont été récemment organisées. Le nouveau gouvernement va-t-il passer à l’action en intervenant militairement sur le territoire même de l’Iran en visant des sites sensibles ? La question, récurrente depuis plusieurs années, de « l’option offensive » se pose en des termes nouveaux, bien que l’on s’interroge sur la possibilité pour Israël de s’aventurer dans cette voie sans l’accord des États-Unis. Ce serait politiquement et même techniquement risqué, car Tsahal a besoin de bombes à pénétration profonde, des bunker busters de type GBU-72, que seule l’armée américaine détient, pour atteindre les sites nucléaires iraniens enterrés.
Ainsi, l’évolution récente de la vie politique israélienne représente une nouvelle donne inquiétante, non seulement en termes de politique intérieure mais également sur le plan international, au moment où le pays fête le 75e anniversaire de son indépendance. Certes, l’administration Biden joue dans le sens de l’apaisement sur ces deux volets. Mais qu’en serait-il avec un président républicain ? Le passé a montré la détermination d’Israël à promouvoir ses intérêts stratégiques et à s’affranchir de la volonté de Washington, comme c’est le cas actuellement à propos de l’Ukraine, ou à mettre les États-Unis devant le fait accompli. Il est peu probable que cette crise interne, malgré l’affaiblis- sement de la position de Netanyahou dans les sondages, puisse se résoudre rapidement compte tenu de l’ampleur des clivages existants. Israël devient un nouvel élément de préoccupation et de déstabilisation au Moyen-Orient.
(1) Voir Denis Bauchard, « Israël, la démocratie en question ? » (Esprit, juin 2021), ainsi que les recensions de Samy Cohen, Israël, une démocratie fragile (Esprit, septembre 2021) et de Steve Jourdin, Israël, autopsie d’une gauche (Esprit, mars 2022).

[1Voir Denis Bauchard, « Israël, la démocratie en question ? » (Esprit, juin 2021), ainsi que les recensions de Samy Cohen, Israël, une démocratie fragile (Esprit, septembre 2021) et de Steve Jourdin, Israël, autopsie d’une gauche (Esprit, mars 2022).