Erdoğan et les Arméniens : peut mieux faire

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Le Premier ministre turc a franchi un petit pas : « Nous souhaitons que les Arméniens qui ont perdu la vie dans les circonstances qui ont marqué le début du XXe siècle reposent en paix et nous exprimons nos condoléances à leurs petits-enfants », a déclaré Recep Tayyip Erdoğan dans un message publié en huit langues – dont l’arménien –, rendu publique la veille du 24 avril, jour de la commémoration annuelle du génocide de 1915 qui a coûté1a vie, 1,2 million de victimes selon les estimations les plus crédibles.

Déclaration importante mais insuffisante. Car la Turquie admet en partie les déportations et les massacres mais ne dit pas qui en est responsable et refuse le qualificatif de génocide. Ayant entrepris en 2008 un rapprochement avec l’Arménie, le gouvernement d’Ankara se prépare à faire face à la commémoration, le 24 avril 2015, du centenaire du génocide qui sera organisé en Turquie, en Arménie et dans le Haut-Karabakh (l’enclave arménienne située sur le territoire de l’Azerbaïdjan), et dans le monde entier où la diaspora arménienne est estimée à plus de 8 millions sur une population arménienne totale de près de 12 millions : aux Etats-Unis (Los Angeles et New York), au Canada (Montréal, Toronto), en France (Marseille, Lyon et Paris), au Liban (Beyrouth) pour ne citer que les implantations les plus importantes à même de s’exprimer librement et de peser sur l’opinion publique.

La Turquie souhaite normaliser ses relations avec l’Arménie, mais pas au prix de reconnaître le génocide de son peuple. Cette normalisation apporterait un bénéfice important à la Turquie, notamment dans ses négociations avec l’Union européenne, et de substantiels avantages économiques à l’Arménie dont elle réduirait l’enclavement et la dépendance vis-à-vis de la Russie. D’un autre côté, une reconnaissance pleine et entière du fait génocidaire entraînerait des sanctions et des demandes de compensations et, plus préoccupant pour la Turquie, une remise en question des frontières.

L’autre facteur important qui empêche Recep Tayyip Erdoğan d’aller plus loin dans la reconnaissance c’est l’Azerbaïdjan. Ce pays a un lourd contentieux avec l’Arménie : le Haut-Karabakh est une province arménienne au sein de la République d’Azerbaïdjan qui, au lendemain de la désintégration de l’Union soviétique, a demandé son autonomie. Le non-règlement du statut du Karabakh – dont 80 % de la population est arménienne – et l’occupation par les forces arméniennes de plusieurs régions azerbaïdjanaises autour du Karabakh provoquent l’hostilité de l’Azerbaïdjan à tout rapprochement turco-arménien. Or l’Azerbaïdjan, peuplé majoritairement de turcophones, est le principal fournisseur de la Turquie en gaz naturel.

Voilà autant de raisons de relativiser l’évolution du discours officiel turc sur le massacre des Arméniens, destiné principalement à l’étranger. Fait significatif à cet égard : le message adressé par Recep Tayyip Erdoğan le 23 avril a été rédigé par son ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoğlu, à l’origine de la politique de rapprochement avec l’Arménie en 2008. Si c’est la première fois qu’un dirigeant turc exprime une compassion pour les victimes de la tragédie de 1915, il n’est pas acquis que le dialogue turco-arménien en cours conduise à une reconnaissance du fait génocidaire dont les millions d’Arméniens à travers le monde transmettent la mémoire de générations en générations.

Pour que l’histoire s’apaise entre les deux peuples turc et arménien plus que des déclarations de bonne intention mais une réelle volonté partagée de dépasser les traumatismes de l’histoire. La « Turquie laïque » de Mustafa Kemal Atatürk s’est constituée en 1923 sur une identité musulmane après avoir pratiqué un nettoyage ethnique, déportant ou massacrant près d’un quart de sa population sur la base de ses origines chrétienne et juive. Les grandes puissances européennes partie prenante du conflit ont laissé faire, se sont contentées de faciliter le départ des populations d’origine européenne. Si Arméniens et Turcs ont de nombreuses racines communes historiques et culturelles – la diaspora arménienne est présente en Turquie depuis le IXème siècle –, il reste à les traduire dans la politique d’aujourd’hui. Les « condoléances » de Recep Tayyip Erdoğan sont les bienvenues mais ne suffisent plus.

 

 

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