Jean-Louis Bourlanges : le besoin d’Europe est de retour

L’ancien député européen affirme, dans un entretien avec Thomas Ferenczi diffusé par Fréquence protestante, qu’après des années de doute les graves crises des années 2000 ont fait renaître un profond besoin d’Europe. Il soutient que l’intégration économique progresse depuis l’adoption du pacte budgétaire, conteste l’idée d’un « déficit démocratique » de l’Europe et considère que celle-ci a eu tort, après l’effondrement de l’URSS, de ne pas poser la question des frontières de l’Union. Voici des extraits de cet entretien.

Sur la relance de l’Union européenne.

« Comme toujours, c’est quand ça va mal que ça commence à aller mieux. Nous sommes dans une phase très nouvelle, un peu schizophrénique, dans laquelle, sous l’effet de tous les bouleversements géopolitiques, idéologiques, économiques des vingt dernières années, le besoin de l’Europe est puissamment de retour et en même temps la désaffection à l’égard de l’idée européenne fait des ravages. Nous vivons dans cet entre-deux quasi schizophrénique. Les gens n’aiment plus l’Union européenne et sont attachés à l’euro. Qui l’eût cru ?

« Dans les années 1990 le sentiment qui s’est répandu est que l’Europe était inutile. On avait gagné la partie contre l’Union soviétique. On avait une économie mondialisée que certains, comme Alain Minc, qualifiaient d’heureuse. On avait l’impression qu’on avait purgé toutes les grandes crises. On avait l’hyperpuissance américaine, comme le disait Hubert Védrine. Sur le plan idéologique, comme l’avait dit Francis Fukuyama, c’était la fin de l’histoire, les valeurs libérales, pluralistes, respectueuses des droits fondamentaux, allaient s’étendre à toute la planète. Donc l’Europe était devenue inutile, ce que disait à haute voix George Brown et ce que pensaient tous les autres.

Et puis crac, dans les années 2000 on a eu des crises extrêmement graves. On a découvert qu’il ne suffisait pas d’avoir quelques petites disciplines qu’on respectait plus ou moins et un instrument de change commun qui était l’euro, qu’il fallait avoir des politiques économiques qui avaient deux caractéristiques qu’on n’avait jamais vraiment envisagées de gaieté de cœur dans les années 1990 : elles devaient être solidaires, aimez-vous les uns les autres, et elles devaient être ingérentes, interdépendantes. On ne pouvait pas dire : ce sont les Grecs, ils font ce qu’ils veulent, ce sont les Français, ils font ce qu’ils veulent. Le système impliquait que tout le monde ait les yeux dans les affaires de tout le monde, ce qui impliquait un degré d’intégration supplémentaire. La crise aurait pu emporter l’euro. A partir du moment où elle n’emportait pas l’euro, elle appelait une intégration supplémentaire.

Sur le plan géopolitique c’est la même chose. On a bien vu que les valeurs qu’on croyait avoir définitivement conquises après la chute du mur de Berlin et la dislocation de l’Union soviétique, eh bien pas du tout. On a dans les trois monothéismes, et notamment dans le monothéisme musulman, des tentatives de radicalisme intégriste qui sont extrêmement pernicieuses. On a vu à partir de la Chine une dichotomie assez perverse entre des valeurs capitalistes acceptées et des valeurs démocratiques refusées. Et on a une espèce d’instabilité aux frontières de l’Europe coïncidant avec un assez grand retrait des Etats-Unis. L’environnement qui est le nôtre aujourd’hui n’a jamais été aussi dangereux. De la Mauritanie à l’Estonie nous avons toute une couronne de déséquilibres menaces, de violences devant lesquelles nous ne pouvons pas ne pas réagir. Donc, le besoin d’Europe est de retour.

« Le traité budgétaire, que Sarkozy a signé et que les socialistes ont ratifié sans le renégocier, est très important. Il jette les bases d’une gestion commune qui n’est pas, contrairement à ce qu’on a dit, sous l’influence exclusive de l’ordo-libéralisme allemand. A partir du moment où le traité parle de déficit structurel, vous reconnaissez le cycle. Les Allemands n’avaient jamais reconnu le cycle. C’est une approche un peu keynésienne. On voit bien l’évolution actuelle de la Commission qui dit : il faut analyser les obligations faites aux Etats non pas en termes absolus mais en fonction de la position de chacun sur le cycle. Il s’élabore quelque chose qui va finir par ressembler à une synthèse de l’exigence ricardienne de compétitivité et de l’exigence keynésienne de gestion de la demande et du cycle.

Sur le « déficit démocratique » de l’Europe.

« J’ai été très agacé par la façon dont les élections européennes se sont déroulées. Aucun des vrais enjeux n’a été posé. On a bâti une espèce de fiction consistant à dire que l’Europe sera tout à fait différente selon que M. Juncker ou M. Schulz sera élu président de la Commission. C’était une vaste blague. D’abord parce que le président de la Commission n’est pas le président de l’Europe, il est un pouvoir parmi d’autres, il n’est même pas le chef de la Commission, parce que la Commission vote à la majorité simple. Ils étaient tous les deux absolument d’accord, l’un était socio-libéral, l’autre social-démocrate et les différences, il fallait les regarder à l’œil nu. On a vendu aux Européens de la fausse monnaie.

« Je crois que la logique de l’Europe est fédérale. Cela veut dire que vous devez avoir un équilibre entre ce qui relève des Etats et ce qui relève des citoyens. Le Conseil européen désigne le candidat, ensuite on le soumet à l’approbation du Parlement. S’il n’en veut pas, on le change. Dire que c’est un progrès de la démocratie que de réduire le choix entre Juncker et Schulz, alors qu’il y avait plein d’autres candidats possibles, non, je n’ai pas été très enthousiaste.

« Le déficit démocratique est un faux semblant. L’expression a été inventée à la fin des années 70, elle désignait le fait que le Parlement n’avait aucun pouvoir. Cette situation a été complètement bouleversée par les traités successifs, à commencer par le traité de Maastricht, qui a complètement changé la situation. Maintenant on a un Parlement européen qui a la codécision législative. C’est comme le Sénat et l’Assemblée nationale, sauf que personne n’a le dernier mot et qu’il faut se mettre d’accord.

« Pourquoi les gens ont-ils le sentiment que l’Union européenne n’est pas démocratique ? D’abord parce que c’est une forme de démocratie qui est différente de la forme de démocratie nationale. C’est une démocratie à la Montesquieu et non pas à la Rousseau. Il n’y a pas une volonté générale qui s’affirme, avec un pouvoir qui détient l’orientation pour cinq ans. C’est un ensemble de pouvoirs, un peu comme aux Etats-Unis, indépendants, équilibrés les uns par rapport aux autres et qui négocient. Nous, ce que nous aimons en France, c’est la castagne, la démocratie de confrontation, on a une majorité et une opposition, et c’est le bourre-pif pendant cinq ans. Ce n’est pas du tout comme ça dans l’Union européenne. La méthode Monnet, tout ce qui a été inventé dans l’esprit de Jean Monnet, vise à favoriser des compromis positifs. Cela marche très bien, c’est une démocratie d’inclusion, une démocratie qui ne laisse pas les gens au bord de la route. Mais il y a un déficit de clarté.

« La deuxième raison, c’est que, contrairement à ce qu’on dit, l’Union européenne n’a pas de pouvoir. Ce n’est pas le Parlement européen qui n’a pas de pouvoir. C’est l’Union européenne qui a des compétences infiniment moindres que celles qu’on imagine. L’essentiel des pouvoirs reste du domaine des Etats.

Sur la négociation avec la Grèce

« Ce que révèle l’expérience grecque, c’est qu’en fait il n’y a pas vraiment d’alternative. La sortie de l’euro n’est souhaitable pour personne, mais elle serait extrêmement pénalisante pour le niveau de vie des Grecs. Or ils viennent de faire beaucoup d’efforts. Ces efforts commencent à produire leurs effets et là on leur donnerait double peine. Ils ont fait une dévaluation interne, coûteuse, elle était nécessaire parce qu’ils n’avaient fait que des bêtises avant, et on leur dirait : vous allez ajouter à cela une dévaluation externe. Je crois qu’il faudrait que les Grecs arrêtent de faire des numéros sur l’Allemagne et la dette. Ce n’est pas comme ça qu’on réglera les problèmes entre nous. L’Union européenne fait bien les choses. Elle dit à Tsipras : arrêtez de dire des âneries, vous devez rétablir les équilibres, vous n’avez pas une marge de manœuvre énorme, mais vous êtes sur la voie du rétablissement et nous sommes prêts à vous aider en allégeant au maximum le coût de votre dette. C’est le discours qui me paraît raisonnable. Leurs promesses électorales, ce ne sont pas les nôtres. C’est à eux de voir comment ils peuvent les observer. Ils ont vraiment raconté n’importe quoi. Ils proposent des choses très fantaisistes en matière fiscale. Il faut leur tenir la bride courte mais personne n’a intérêt à ce que la Grèce s’égaye dans la nature, même si sa sortie de l’euro ne serait pas la catastrophe que les Grecs imaginent.

Sur la crise ukrainienne et les responsabilités de l’Europe

« Après l’implosion de l’Union soviétique, nous avons été très ouverts, nous avons passé des accords (avec la Russie). L’Ukraine a quitté l’URSS, cela m’a paru étrange mais cela a été consacré par un traité international. Certes les Américains ont été imprudents mais les Allemands et les Français se sont dits hostiles à l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN. Je crois que Poutine cherche, pour des raisons mystérieuses, à la fois psychologiques et idéologiques, une espèce de confrontation avec l’Europe. Le péché d’orgueil est à l’origine de tout cela.

« Nous avons une responsabilité plus profonde. Nous avons commis l’erreur, au lendemain de l’effondrement de l’Union soviétique, de ne pas poser le problème des frontières de l’Union européenne. L’Union européenne, c’est une espèce de chose molle, sympathique, un endroit où il fait bon vivre, dont les frontières se déplacent. On a à la fois une espèce de projet indéfini et aucun moyen militaire réel pour servir cette ambition. C’est une espèce d’impérialisme mou. L’Ukraine c’est une marche. Il faut faire de l’Ukraine un trait d’union entre la Russie et l’Europe.

« Si on avait dit clairement dès le début : l’Europe s’arrête là, nous n’irons pas au-delà de la Pologne, on aurait peut-être détendu l’atmosphère. Cela dit, je ne crois pas que ce soit la cause principale. La cause principale chez Poutine, c’est qu’il a une phobie pour le modèle occidental, capitaliste, pluraliste. J’ai dit un jour que Poutine c’était la rencontre de Soljenitsyne et du KGB. Ce qu’on peut faire, sur le long terme, c’est se muscler. L’Union européenne est obligée de découvrir la puissance. Elle s’est construite sur le bisounours en déléguant la fonction de puissance aux Etats-Unis dans le cadre de l’Alliance atlantique. Barack Obama n’est plus très sensible à tout cela. La sécurité militaire de l’Europe dépend d’abord des Européens. Cela, c’est une sacrée révolution culturelle. Sur l’Ukraine on n’a pas de ligne rouge bien précise. Dire d’une part qu’il faut que l’Ukraine reste libre et indépendant, que Poutine c’est très mal, et d’autre part qu’on ne lui donne pas d’armes, qu’on ne lui porte pas assistance au titre de l’article 5 de l’OTAN, c’est une position intenable. Il faut quand même qu’on clarifie notre position.

Entretien diffusé sur Fréquence protestante (FM 100.7) samedi 21 mars à 16h15