Kiev-Sotchi : la corruption en partage

L’ouverture à Sotchi des Jeux olympiques d’hiver, le vendredi 7 février, a éclipsé dans les images télévisées et dans les articles de journaux la place Maïdan de Kiev et ses manifestants tenaces. Pourtant, en organisant une conférence sur L’espace russe et les JO de Sotchi, le CERI a bien marqué l’étroitesse du rapport entre ces deux événements d’apparence si divers. Voir l’article de Marie Mendras : http://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/ukraine-la-revolution-de-euromaidan-accule-le-regime-ianoukovitch 

Ce que rejettent les manifestants ukrainiens, à travers le personnage du président Viktor Ianukovitch et sa liaison avec Moscou, c’est le système corrompu qui les prive à la fois de liberté et de prospérité. Ils se soucient peu de l’opposition officielle, des menaces russes concernant le prix du gaz ou du pétrole – ou des carottes promises s’ils sont sages –, et les questions d’identité qui encore au temps de la « révolution orange » (2004) opposaient l’Ouest ukrainien et l’Est russophone se sont estompées devant la réalité de la crise économique que la corruption rend brutale partout. Ils brandissent des drapeaux européens qui sont un symbole du refus : refus du système de la rente pétrolière russe, avec son cortège de corruption et de régression. La modernité est à l’Ouest, la Pologne est proche, où le progrès est sensible, et Europe signifie à la fois le droit et la culture. « Ce n’est pas une question d’identité, dit Marie Mendras, c’est une question de survie. »

« Pour Poutine, l’Ukraine est un enjeu existentiel. » Philippe de Suremain, ancien ambassadeur de France à Kiev, explique simplement : « Que s’instaure en Ukraine une démocratie efficace, c’est un défi pour sa verticale du pouvoir ! »

La contagion de l’exaspération

On se souvient du risque évoqué naguère au Kremlin de l’encerclement de la Russie par des démocraties… Mais la menace ne vient pas seulement de l’encerclement, elle risque de surgir à l’intérieur même du pays, parce que les difficultés auxquelles se heurtent les gens tous les jours, la pauvreté, l’injustice, la corruption, ce sont – à des degrés divers –, les mêmes en Russie comme en Ukraine, et elles pourraient produire les mêmes effets de rejet.

Lorsqu’on s’interroge sur l’ « après Sotchi » – retour de la répression plus brutale après les quelques effets « pré-Sotchi » avec la libération des Pussy Riots légèrement avant la fin de leur peine, avec celle de Khodorkovski et de militants de Green Peace – il ne faut pas oublier que du côté de la population russe l’exaspération contre la corruption pourrait bien monter comme en Ukraine.

Reconstruire l’histoire, expulser la mémoire

Alors même que Poutine faisait avant les Jeux ces gestes d’apaisement en libérant des prisonniers célèbres, il a, pour la première fois depuis la fin de la guerre froide expulsé un correspondant de presse. C’était aussi la première expulsion d’un Américain depuis 1982. Selon David Satter, journaliste et universitaire qui a beaucoup écrit sur l’URSS et la Russie[1], ce qui a rendu sa présence insupportable ce sont ses analyses sur l’implication des « services » russes dans l’affaire des bombes dans des appartements moscovites qui, en 1999, firent des centaines de morts et « justifièrent » la deuxième guerre en Tchétchénie, comme dans la prise d’otages au théâtre Doubrovka à Moscou en 2002, qui se termina tragiquement, et encore dans celle de l’école de Beslan en 2004. C’est la mémoire de tout cela qu’avec David Satter Poutine veut expulser.

Certes ce ne sont pas ces événements-là qu’a évoqués­ la cérémonie d’ouverture des JO de Sotchi. Pourtant, l’histoire y était très présente, histoire de l’URSS, de la révolution, du constructivisme, dans une très belle chorégraphie, en rouge naturellement, une épure magnifique. Ensuite ça s’est gâté ; il y avait des poussettes, des femmes avec un fichu sur la tête, et les pères, et les commentateurs s’interrogeaient pour savoir s’il s’agissait de défendre la famille traditionnelle … En fait, c’était devenu plutôt Disneyland. Bien sûr on n’a vu ni Gorbatchev, ni même Eltsine, la transition n’était pas très lisible. Ni fin de l’URSS, ni perestroïka.

David Satter dit que la décommunisation en Russie avait été incomplète, que le communisme avait été remplacé par le capitalisme qui a transformé économiquement le pays mais que la psychologie des gens n’a pas changé, et que le capitalisme est en quelque sorte surimposé sur un vieux système, que la distribution de la propriété a été faite en dehors de tout droit, dans un vide complet . Un régime « criminel », comme dans presque tous les pays postcommunistes, comme en Ukraine.

On demande que règne la loi

Or en Ukraine la révolte a deux causes : on réclame le « rule of law » et on réclame le modèle européen compris tout à la fois comme loi, culture, civilisation, mode de vie, barrière contre la corruption. Les Russes sont sans doute, par tradition, plus déférents envers l’autorité, plus lents à s’opposer, mais de telles aspirations ne leur sont pas étrangères, et la préparation des Jeux de Sotchi, paradoxalement, pourrait les en rapprocher et les émouvoir.

Les Jeux d’hiver à Sotchi sont, affirme-t-on à Moscou, « le chantier du siècle ». Ils sont surtout un « monument » à la gloire de Poutine. Il ne faut pas oublier l’insistance du guébiste, qui les avait réclamés en 2002 déjà ; il voulait une revanche sur le boycottage des jeux de Moscou en 1980 – tout en ayant peur d’un nouveau boycottage –. Mais quand en septembre 2008, il « les a eus », au plein sens du terme, ces jeux et la possibilité de les préparer à sa guise, il a montré une incroyable candeur en précisant : « Ne vous inquiétez pas, j’ai l’argent, je paierai ce qu’il faudra. » Ce qui est plus incroyable encore, c’est que personne, surtout pas le CIO, ne lui a demandé de comptes au sujet des travaux de préparation des jeux. On commence à savoir, et certains s’en flattent, qu’ils ont coûté très cher, 37 milliards, dont beaucoup pour les infrastructures, un sixième seulement pour les installations sportives… Il n’y a pas eu, dit-on partout, un seul appel d’offre.

L’opacité des palissades bleues

Le nom de la station balnéaire de Sotchi est une métonymie pour un vaste territoire, des installations nautiques de Adler, sur la mer Noire, à la station de montagne crée de toute pièce à Krasnaïa Poliana. En circulant dans la région en voiture, le journaliste Hervé Ghesquières, dont le métier est de voir, a été frappé par des kilomètres de palissade opaque bleue, isolant de la route : des chantiers ? des constructions ? des infrastructures ? Des palissades nues, bleues, identiques partout, sans aucune inscription. Des travaux faits par qui ? au nom de qui ? à quel prix, sur combien de m2 ?

On lui a expliqué qu’il n’y avait pas de routes et que le km d’autoroute à la montagne était cher, 113 millions. On ne sait pas très bien pourquoi 12 suffisent dans les Alpes. On pense néanmoins qu’il y avait un très nombre de poches à remplir autour de Sotchi .

L’uniforme bleu des travaux de la corruption n’habille pas le seul scandale qui ait affecté la préparation de JO. Il y a aussi celui de l’exploitation des travailleurs étrangers. Beaucoup d’ouvriers sont venus pour travailler tant à Adler que dans la montagne, près de 70 000, et nombreux étaient ceux d’Asie centrale. Ils ont rencontré des problèmes de paye. Leur salaire leur a été versé les premiers mois, et puis plus rien. Attirés par de relativement « bons »salaires, 500 ou 600 euros, recrutés généralement au noir, sans contrat, et pour beaucoup privés d’un passeport qu’on leur a pris sous divers prétextes administratifs, ils n’ont évidemment aucun recours. En face d’eux, des « chefs » dont certains viennent du milieu de l’Ossétie du Nord… Certains ont en outre été expulsés des maisons privées où l’entreprise les avait logés. L’association Memorial a tenté de les aider, et Human Rights Watch a dénoncé ces pratiques. Il semble que les travailleurs russes soient tout de même mieux traités.

Un autre scandale s’est fait jour, celui des expropriations-expulsions. Elles concerneraient environ 3000 personnes ; les protestations viennent surtout du fait que la loi prise à cette occasion a permis à des promoteurs de disposer à bons prix de terrains biens situés (au bord de la mer) pour des objectifs sans rapport avec les Jeux. Par exemple la construction d’un hôtel de luxe dont la mise en chantier n’est pas prévue avant la fin des JO.

La « clairière rouge »

Les écologistes non plus ne sont pas contents. Leurs critiques visent moins les infrastructures de montagne que le bétonnage de la mer. La côte a été massacrée. Qu’en pense le CIO ? Un problème d’une autre nature surgit à la montagne. Là où a été construite la station de Krasnaïa Poliana vivait une importante population tcherkesse dans le lieu dit Kbaadé. L’armée russe s’y est installée au 19ème siècle pendant les guerres du Caucase et a fait appel ensuite à des colons russes alors que les Tcherkesses s’exilaient en Turquie. Pour leurs descendants, si la clairière (Poliana) est rouge, ce n’est pas dû à la couleur des fougères mais à celle du sang versé par leurs ancêtres.

Le dernier problème n’est pas le moindre. C’est une litote de dire la région peu sûre. Elle ne l’était pas avant 2008, et la guerre que Poutine a menée contre la Géorgie pour soutenir les indépendantistes abkhazes et ossètes ne l’a pas apaisée. Il est curieux de noter que maintenant la base arrière pour la sécurité des Jeux se trouve précisément en Abkhazie ! Curieux aussi que le choix du CIO se soit porté sur une région dont Poutine avait fait depuis longtemps une zone spéciale de sécurité. Les Jeux devaient-ils vraiment avoir lieu dans une région où les gens ne sont pas libres de circuler sûrement ?

 

 

· [1] David Satter. Age of Delirium : The Decline and Fall of the Soviet Union, Yale University Press, 2001, ISBN 0-300-08705-5

· David Satter. Darkness at Dawn : The Rise of the Russian Criminal State. Yale University Press, 2003, ISBN 0-300-09892-8

· David Satter. It Was a Long Time Ago and It Never Happened Anyway : Russia and the Communist Past. Yale University Press, 2007, ISBN 0-300-11145-2