L’Afghanistan, un désastre annoncé

Le retrait des troupes américaines d’Afghanistan a été mis en œuvre de façon particulièrement chaotique. Il a été conduit par les Etats-Unis sans concertation avec leurs alliés, à commencer par l’Allemagne et le Royaume-Uni, qui ont mal ressenti la désinvolture de Washington. Il a produit dans la région un effet de sidération et suscité l’inquiétude au Moyen-Orient comme en Asie centrale. Le diplomate Denis Bauchard analyse pour Boulevard Extérieur les conséquences de cette décision.

Des Marines américains quittent leur base de la province d’Helmand à destination de Kandahar le 27 octobre 2014
Wakil Kohsar/AFP/Courrier International

L’intervention en Afghanistan a été la plus longue guerre dans laquelle les États-Unis ont été impliqués. Lancée en 2001, elle se termine en débâcle militaire et politique, avec un coût financier exorbitant– 2.000 Mds/$ - et des pertes humaines lourdes – 170.000 morts, Afghans à 98 %. Pourtant, cette intervention qui, au départ, visait l’élimination de Ben Laden et Al-Qaïda pouvait apparaître comme justifiée après le choc du 11 septembre 2001 et avait reçu un large soutien de la communauté internationale. Mais très vite il est apparu que, en voulant promouvoir la démocratie dans le « Grand Moyen-Orient », l’administration de George W. Bush poursuivait une chimère et que cette politique ne pouvait conduire qu’à l’échec.
Dès l’année 1963, les mises en garde sont nombreuses, notamment de la part des think tanks, y compris français. Un des meilleurs experts de l’Afghanistan, Gilles Dorronsoro, publiait à la fin de l’année 2003 dans la revue « Critique internationale » un article intitulé « Afghanistan : chronique d’un échec annoncé » qui aujourd’hui apparaît comme prémonitoire. Il notait que, dès l’été 2002, des reportages mettaient en garde contre le retour des talibans, que l’affaire afghane était mal engagée et que les difficultés pour stabiliser l’Afghanistan étaient prévisibles. Il soulignait déjà le rôle central et ambigu du Pakistan et le fait que, par leur seule présence, les soldats américains cimentaient l’alliance entre les talibans, Ben Laden et la population.

Un retrait programmé mais chaotique

Les avertissements venaient également de leurs plus proches alliés, notamment des responsables saoudiens. Ils connaissaient d’autant mieux la situation du pays qu’ils avaient contribué à la lutte contre l’envahisseur soviétique en mobilisant des groupes salafistes et qu’ils entretenaient des liens étroits avec les talibans. Ainsi le prince Turki al-Fayçal, ancien chef des renseignements, avait conseillé, après les frappes destinées à réduire le sanctuaire d’Al-Qaïda, de se retirer du pays.
Plus récemment, personne, y compris l’administration américaine, ne se faisait plus d’illusions sur la solidité d’un régime largement corrompu et inefficace dont l’autorité ne s’exerçait plus que de façon ponctuelle en dehors de Kaboul. Les plus optimistes lui donnaient quelques années à survivre au départ des troupes américaines, à l’instar de ce qui s’était passé après le retrait des troupes soviétiques en 1989. D’autres pensaient que la chute du régime interviendrait dès le dernier soldat américain parti. En fait, il s’est écroulé avant même le départ complet des troupes américaines, l’armée afghane s’effondrant comme un château de cartes. L’ « évaporation » des troupes irakiennes à Mossoul, face à Daech, également réorganisées et formées par les États-Unis, était pourtant un précédent qui aurait dû être pris en compte.
En fait ce retrait, inévitable et voulu politiquement tant par l’administration Trump, qui l’avait décidé, que par Joe Biden, qui l’a repris à son compte, a été mis en œuvre de façon particulièrement chaotique. L’accord de Doha passé par les États-Unis et les talibans en février 2020 sous les auspices du Qatar leur a de fait laissé le champ libre. Il visait surtout à sécuriser le retrait en bon ordre des troupes américaines, préoccupation essentielle de Washington. A l’évidence les perspectives de l’après-retrait n’était pas un souci majeur de la part des négociateurs américains, qui n’avaient d’ailleurs pas associé le gouvernement afghan aux discussions.

Un effet de sidération pour la région.

Les modalités de ce retrait n’ont d’ailleurs pas été plus concertées avec les alliés de États-Unis qui comme la Grande Bretagne et l’Allemagne avaient, contrairement à la France, maintenu des troupes sur place. Cette désinvolture a été mal ressentie par les deux pays. L’Allemagne s’était spécialement engagée dans le processus de mise en place des nouvelles institutions en accueillant la conférence de Bonn en décembre 2001. La mise en œuvre concrète de l’évacuation des troupes américaines a été réalisée également sans concertation et dans le plus grand chaos. Ceci explique la vigueur inhabituelle des réactions des autorités allemandes et britanniques qui ont été, parmi les pays amis, les plus sévères pour dénoncer la débâcle américaine et « la plus grande défaite de l’Occident ». Les images de chaos à l’aéroport de Kaboul ont été mises en parallèle avec les scènes de panique lors de l’évacuation de Saïgon en 1975.
Un tel désastre a eu naturellement des conséquences immédiates sur la situation de la région aussi bien à l’ouest – le Moyen-Orient - qu’à l’est avec des impacts différenciés selon les pays.
Il est clair que le Pakistan ne peut être que satisfait de l’arrivée au pouvoir des talibans, qui ont bénéficié depuis de nombreuses années d’un soutien politique, militaire et financier organisé par ses services de renseignements - l’ISI – de façon quasi-officielle. Il s’agit, outre d’un mouvement avec lequel les salafistes pakistanais ont des affinités, d’une victoire stratégique sur l’Inde, qui soutenait le régime légal installé à Kaboul. Mais le Pakistan s’inquiète du risque d’un nouvel afflux de réfugiés de même que de l’influence que la victoire de talibans peut exercer sur certains mouvement terroristes qui existent sur son territoire. Il plaide pour la reconnaissance du nouveau régime par la communauté internationale tout en essayant de contenir l’influence des éléments les plus radicaux.

Le Qatar grand bénéficiaire

Au Moyen-Orient, le Qatar est un des principaux bénéficiaires de la situation. Depuis plus de dix ans, il entend jouer dans la cour des Grands et a confirmé qu’il était un acteur avec lequel on devait compter. Sa politique d’accueil et de contacts tous azimuts s’est révélée payante. L’émirat héberge la plus grande base militaire américaine au Moyen-Orient, al-Udaid ; il donne l’asile aux Frères musulmans persécutés ; il a des liens étroits avec Israël toute en finançant le Hamas et en conservant de bonnes relations avec l’Iran. Depuis leur chute en 2001, il a accueilli discrètement, puis ouvertement une représentation des talibans.
Cette politique du « en même temps » lui a permis de rebondir après le boycott organisé de façon imprudente par l’Arabie saoudite et les Émirats arabe unis en 2017. Elle l’a conduit à jouer un rôle d’honest broker entre les États-Unis et les talibans, non sans une certaine complaisance à l’égard de ces derniers. Le Qatar a contribué à en faire des interlocuteurs valables et responsables tout en minimisant les aspects les plus inquiétants de leur mouvement. Il a ainsi accru sa crédibilité internationale, non seulement auprès des États-Unis mais également au Moyen-Orient et est devenu l’intermédiaire incontournable avec le nouvel émirat islamique d’Afghanistan. Il a supplanté dans ce rôle l’Arabie saoudite et les EAU qui étaient parmi les rares pays à entretenir des relations avec le régime des talibans pendant la période 1996-2001.
La Turquie a accueilli plutôt positivement ce retour des talibans. Elle a maintenu ouverte son ambassade et proposé ses services pour sécuriser l’aéroport de Kaboul. Quant à l’Iran, il est dans l’embarras, partagé entre la satisfaction de la débâcle américaine, la crainte d’avoir à gérer une nouvelle vague de réfugiés et celle de voir les populations chiites, notamment les Hazaras, être persécutés par ce mouvement sunnite radical qui les considère comme des apostats. Dans l’immédiat, l’Iran joue la carte du dialogue, même s’il y a au sein même de la République islamique un débat sur son opportunité.

Inquiétude au Moyen-Orient et en Asie centrale

D’une façon générale, les pays du Moyen-Orient alliés de Washington s’interrogent de nouveau sur la crédibilité des États-Unis et de leur engagement à assurer leur sécurité en cas de crise grave. Ce doute s’était manifesté avec l’attitude de Barak Obama lors des printemps arabes lorsqu’il a « lâché » le président Moubarak. De même, Donald Trump était resté sans réaction lors de l’attaque contre les installations pétrolières saoudiennes le 14 septembre 2019. Il est ainsi renforcé. Ce n’est pas un hasard si Riyad a développé sa relation avec Moscou avec la signature, fin août dernier, d’un accord de coopération militaire. Le rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran procède de la même démarche. Il en est de même de l’Égypte déjà engagée dans une coopération aux aspects multiples avec la Russie et la Chine. Mais cette inquiétude est palpable jusqu’en Israël où plusieurs think tanks s’interrogent sur les conséquences de ce retrait et invitent le gouvernement à en tenir compte
En Asie centrale, l’inquiétude prévaut, notamment au Tadjikistan qui redoute que les populations turcophones soient opprimées par un régime dominé par les Patchounes
Quant aux puissances extérieures que sont la Chine et la Russie, elles ne peuvent que se réjouir de cet échec occidental même si elles peuvent s’inquiéter de l’apparition d’un tel régime à leurs confins. Cet échec américain et la perte de crédibilité qui l’accompagne ne peut que contribuer à renforcer leur influence dans cette région sensible où elles apparaissant déjà comme des acteurs incontournables. Très habilement, elles ont décidé de maintenir ouverte leur ambassade et de dialoguer avec l’émirat islamique des talibans,

Un impact géopolitique majeur

Outre la question des réfugiés ou celle de l’impact sur le marché de l’héroïne posées par la situation actuelle, une conséquence à terme est également redoutée. Malgré les assurances données par les talibans, notamment le mollah Abdul Ghani Baradar, le négociateur taliban, le nouvel émirat islamique ne va-t-il pas redevenir un sanctuaire pour les djihadistes de toutes obédiences ? Al-Qaïda a maintenu des liens étroits avec les talibans et un de ses plus fidèles alliés, Seraj Haqqani, recherché et considéré comme un terroriste par les États-Unis, est devenu le ministre de l’intérieur du nouveau régime. Les assurances verbales données par le régime seront elles respectées ? Rien n’est moins sûr.
Par ailleurs la branche afghane de l’État islamique – l’EI au Khorasan - reste toujours active, même si elle est combattue par le nouveau régime. L’attentat meurtrier contre l’aéroport de Kaboul le 26 août dernier montre sa capacité de nuisance alors que ses accès étaient sécurisés. En toute hypothèse, il est clair que le retour d’un régime islamique radical en Afghanistan ne peut que stimuler l’action des différents mouvements djihadistes qui œuvrent de l’Afrique à l’Extrême orient en passant par le Moyen-Orient et l’Asie centrale. Ils y voient une référence comme un sanctuaire potentiel.
Cependant la débâcle peut avoir un impact géopolitique qui affectera, par-delà les Etats-Unis, les pays occidentaux. L’Afghanistan est en effet un échec évident des pays qui entendaient, non sans arrogance, promouvoir la paix, la démocratie et la sécurité par les armes, souvent en infraction avec la légalité internationale. Après les échecs et les effets pervers qu’ont représenté les interventions américaines en Afghanistan en 2001 et en Irak en 2003 et celle de l’Otan en Libye en 2011– en fait franco-britannique - il est peu probable que de nouvelles initiatives de ce type soient lancées à court terme. Les opinions publiques occidentales y sont fortement opposées. Cependant des tentations peuvent encore se faire jour, en particulier pour contrer le programme nucléaire de l’Iran.
Il en est de même du droit d’ingérence. La résolution 1973, voté en mars 2011 par le Conseil de sécurité, autorisait l’intervention en Libye au titre de la responsabilité de protéger les populations contre les menaces proférées par le colonel Khadafi. Son interprétation extensive avait provoqué déjà de fortes critiques non seulement de la part de la Russie et de la Chine mais également des grands pays émergents. Après l’Afghanistan, Il sera difficile de proposer à nouveau des interventions sur cette base. le droit d’ingérence passant à tort ou à raison comme une forme de néo -colonialisme déguisé visant le regime change
Enfin, pour les mêmes raisons la mise en œuvre des concepts de nation building ou de state building ont montré leurs limites. A l’évidence les recettes proposées par le pays occidentaux et certaines organisations internationales pour promouvoir l’État de droit, réorganiser et former les armées locales ou même assurer le développement des pays fragiles ou faillis ont souvent échoué. Il convient de s’interroger sur les raisons de ces échecs et d’en tirer les conséquences.

Un échec sans appel

Ainsi le retrait chaotique de l’Afghanistan constitue un événement aux conséquences géopolitiques majeures. Certes, le nouvel émirat islamique dirigé par les talibans doit faire face à de sérieux défis : remettre en route l’économie alors que l’aide extérieure se tarit, faire face au rejet d’une partie de la population avide de modernité, assurer la sécurité dans l’ensemble du pays. Mais s’appuyant sur l’Afghanistan profond et une population lasse de la corruption et de la mauvaise gouvernance, le nouveau régime est en place pour de nombreuses années. Il est peu probable qu’après la Grande Bretagne, l’URSS et les États-Unis, une puissance extérieure ose s’aventurer dans le « tombeau des Empires ».
Cet échec qui, par-delà les États-Unis, affecte tous les pays occidentaux est sans appel. Certes des maladresses et erreurs ont été commises par la coalition menée par Washington, mais l’objectif poursuivi, celui de créer un nouvel Afghanistan pacifique, prospère et démocratique, était-il réalisable. ? On peut en douter.
De nombreux pays auront à tirer des conclusions de la désinvolture diplomatique avec laquelle les États-Unis se sont ainsi retirés sur la base de leurs seuls intérêts et en reniant leurs engagements. Cette désinvolture de l’hyper-puissance se retrouve avec la façon dont Washington a mis en place sans concertation avec ses partenaires une nouvelle alliance –AUKUS – au détriment des accords conclus par un de ses alliés. Ces deux affaires, de nature très différentes, appellent une réflexion approfondie sur le rôle international que peut jouer l’Europe et plus spécialement la France dans le nouveau contexte international qui est en train d’apparaître.