L’Europe face au grand dessein de Vladimir Poutine

Boulevard Extérieur et la Maison Heinrich Heine ont organisé le 20 mai, à la Cité universitaire de Paris, un débat sur L’Europe secouée par l’Ukraine, animé par Daniel Vernet, avec Andrei Gratchev, ancien conseiller de Mikhail Gorbatchev, Pierre Hassner, directeur de recherches émérite au CERI-Sciences Po, Adam Michnik, directeur du quotidien de Varsovie Gazeta Wiborcza et Andreas Schokenhoff, député allemand (CDU), ancien chargé de mission pour la Russie du gouvernement fédéral. 

Dans quelle mesure l’Europe est-elle secouée par la crise ukrainienne ? En s’interrogeant sur la nature de la politique du Kremlin, vue d’Europe à la lumière des événements de Kiev et de Crimée, les participants au débat ont mis en avant la transformation des relations internationales et de la société russe elle-même sous l’effet de la politique de Vladimir Poutine.

La politique étrangère russe, longtemps très visible, et prévisible, est devenue depuis peu surprenante, a noté d’emblée Adam Michnnik. En annexant la Crimée après avoir déployé d’importantes forces militaires de non-soldats-russes, Poutine a fait fi de tous les accords sur l’intangibilité des frontières, sur la garantie de l’intégrité territoriale accordée, notamment par la Russie, à l’Ukraine qui renonçait à ses forces nucléaires. Il a retenu enfermés les envoyés de l’OSCE pendant le referendum en Crimée qui a eu lieu sans contrôle international et dont les résultats ont été présentés de manière absolument mensongères ; il a distribué des passeports russes à pleines poignées, confiné dans leur caserne les quelques soldats ukrainiens de Crimée et mis tout le monde devant le fait accompli.

Après ses succès – de son point de vue – en Syrie ou aux Jeux Olympiques de Sotchi, le président russe a-t-il eu « le vertige du succès » et a-t-il commencé à faire n’importe quoi ? Ou bien est-ce par simple opportunisme qu’il a utilisé la crise à Kiev pour récupérer la Crimée et peut-être l’Est ukrainien, profitant du trouble causé par la révolte de Maidan, et surtout par le moment « fin de manif » avec l’apparition des extrémistes et les tirs de la police sur les manifestants, puis la fuite de l’ancien président Viktor Ianoukovitch ? Avait-il une revanche à prendre après les manifestations de février 2012 à Saint-Pétersbourg, à la veille de l’élection présidentielle russe, où les protestataires brandissaient des pancartes : « La Russie sans Poutine » ?

« La crise ukrainienne en un sens lui est tombée comme un cadeau offert par l’Union européenne ». Andrei Gratchev ne plaisante qu’à moitié, qui voit dans l’attitude de Bruxelles face à la crise « un désastre politique épouvantable d’incompétence et d’irresponsabilité ». Il n’est pas seul à critiquer le rôle joué par l’Europe dans cette affaire, par ignorance des réalités, de la complexité de ce pays, du rejet d’un pouvoir corrompu… Elle a envoyé sa « troïka » de ministres des affaires étrangères (allemand, français, polonais) négocier un accord dont la déchirure marque la dernière manifestation de coopération avec la Russie à ce sujet.

 L’Europe n’a pas de politique étrangère, voilà le problème. Andreas Schokenhoff a raison de dire qu’il faut éviter la division de l’Europe, réussir la transformation positive de l’Ukraine, et d’espérer que cette crise réveille enfin l’Europe. Mais en attendant certains en Europe demandaient qu’on recherche un accord avec Poutine, ils disaient, en Allemagne surtout, qu’il fallait comprendre la Russie. Comprendre quoi ? La politique russe de « souveraineté limitée » pour ses voisins, ou le grand dessein de Poutine ?

Parce que, si l’homme du Kremlin a saisi l’occasion, il n’en a pas moins un grand dessein : Pierre Hassner rappelle son discours du 18 mars, à l’occasion du referendum en Crimée. Les ambitions en politique étrangère du président russe y sont clairement affirmées.

« Comprendre la Russie », revient à admettre l’exigence poutinienne du non-alignement de l’Ukraine, trouver normal que d’autres pays décident à sa place de sa politique étrangère, voire intérieure, et le cas échéant (il est loin d’être échu, mais théoriquement) de sa candidature à l’OTAN. C’est Vladimir Poutine, lui qui regrette le temps du monde bipolaire, qui fait de l’idée d’appartenance à l’OTAN une déclaration de guerre. Andreas Schokenhoff rappelle bonnement que nous ne sommes pas à la conférence de Berlin (1890) en train de tracer les frontières des colonies ; « ce n’est pas avec la Russie qu’il faut discuter des problèmes de l’Ukraine. Et ce n’est pas l’OTAN qui a arraché des Etats à l’Union soviétique, mais bien des Etats souverains qui ont adhéré à l’OTAN. »

En se souvenant toujours de la fameuse phrase Poutine sur la fin de l’Union soviétique, « celui qui la regrette n’a pas de cœur, celui qui ne la regrette pas n’a pas de raison », on se pose la question de savoir si la Russie est sortie du soviétisme – du tsarisme, de l’autoritarisme, de l’impérialisme… C’est un Etat autoritaire impérial, dit Adam Michnnik, et Poutine assied désormais son pouvoir sur une (nouvelle) idéologie. On assiste à la fois à une résurgence des idées slavophiles, dont l’essentiel consiste en un anti-occidentalisme fondamental, et à une impulsion hégémonique qui fait revivre en Poutine un nouveau tsar Ivan Kalita, le rassembleur des terres qui au XVème siècle tripla la superficie du royaume moscovite et cessa de payer le tribut à la Horde d’or. « Des millions de Russes et de russophones vivent en Ukraine et continueront à y vivre. La Russie défendra toujours leurs intérêts par des moyens politiques, diplomatiques et juridiques », affirmait Poutine dans son discours du 18 mars. Et par des moyens militaires ? Le budget militaire russe a augmenté de 110% au cours des 10 dernières années, rappelle Pierre Hassner, alors que celui des Etats occidentaux décroissait régulièrement.

Vladimir Poutine fait sortir la Russie du communisme par le nationalisme. C’est ce populisme chauvin qu’il instrumentalise pour s’éloigner de l’Europe ; cet Etat autoritaire impérial manipule des émotions nationales. On ne peut dès lors manquer de s’interroger sur la vraie nature du poutinisme : est-il plus proche de Hitler ou de Staline ? Un « Hitler végétarien d’avant 39 », selon l’expression d’Andreï Gratchev ? En une allusion à la déclaration d’Andranik Migranian, directeur de l’Institut pour la démocratie et la coopération à New York, une « ONG » créée par le Kremlin pour développer le soft power russe. Celui-ci a affirmé que si Hitler s’était arrêté en 1939 après avoir rassemblé les terres germaniques après l’Anschluss autrichien et l’annexion des Sudètes, il serait entré dans l’histoire comme un personnage positif.

La crise ukrainienne a dépassé les frontières de la région et a mis fin au vague consensus postsoviétique dans les relations internationales. Le sort de l’Ukraine elle-même inquiète moins que celui de la Russie. Sa société civile non seulement y est en butte à la répression au nom du nationalisme, mais elle a perdu le repère que constituait pour elle l’Europe. Le modèle moral qu’était l’Europe du droit, pas seulement des droits de l’homme, mais de l’Etat de droit, ce modèle est devenu flou. Poutine brandit son Eurasie, un contre-modèle que le politologue Sergueï Karaganov, qui a toujours été proche du Kremlin au cours des trente dernières années, appelle « le deuxième Occident », en référence à « la troisième Rome » incarnée par Moscou. Mais ce référent ne convainc guère, ni sur le plan des avancées technologiques, ni encore moins dans le domaine du droit.

Finalement la question est moins de savoir ce que la crise ukrainienne peut changer en Europe – sinon, on l’espère, la réveiller – que d’en évaluer les conséquences en Russie où s’accroit la répression. Une transformation positive, démocratique de l’Ukraine serait dangereuse pour la verticale du pouvoir poutinien. C’est l’enjeu russe de la crise.