L’Occident face au moment post-libéral

La montée des populistes souverainistes dans les démocraties occidentales, la victoire de Donald Trump aux Etats-Unis, le Brexit et la fascination exercée par la Russie de Vladimir Poutine sur des partis de la droite extrême comme sur des gouvernements est-européens marquent la fin d’une époque. L’heure du libéralisme semble être passée. Un article de Christian Lequesne, professeur à Sciences-Po, publié initialement dans la lettre du CERI (décembre 2016). Les intertitres sont de Boulevard-Exterieur.

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La crise économique de 2008 a fait entrer le monde dans un nouveau cycle que l’on peut qualifier de post-libéral. Le cycle précédent s’était ouvert dans les années 1980 et avait été confirmé par la fin de la Guerre Froide. Il reposait sur la croyance aux bienfaits de l’échange et de l’ouverture des sociétés aux flux extérieurs, qu’ils soient commerciaux, technologiques, humains (l’immigration) et culturels. Ce fut la période des sociétés ouvertes dont les libéraux ont toujours rêvé. Le pari des libéraux - de gauche et de droite - a toujours été que l’ouverture des sociétés permettrait de dépasser les clivages sociaux et d’offrir à chaque individu l’opportunité de s’élever. Il s’agit en ce sens d’un modèle normatif infiniment moins désespéré que celui qui consiste à considérer la lutte des classes et la domination comme des principes inévitables. Sauf que le libéralisme est un modèle normatif qui est parfois contredit par la réalité sociale. C’est exactement ce à quoi assiste le monde occidental à l’aube de cette année 2017.

Ouverture avec polarisation

Un quart de siècle d’ouverture des frontières a profité à ceux dotés d’un capital culturel mais n’a pas réussi à apporter des bénéfices évidents à ceux moins éduqués et plus fragiles. Le résultat est une polarisation accrue des peuples et des élites, au lieu d’un grand rapprochement. Dans la sphère politique, la revanche se traduit par l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, la victoire du Brexit en Grande-Bretagne, ou encore le refus du référendum sur la réforme des institutions proposé par Matteo Renzi en Italie.
Ces victoires électorales que l’on qualifie souvent de "populistes" dans le monde occidental auront au moins trois conséquences pour le système international. En premier lieu, les populistes élus sur un programme de société fermée aiment la protection des frontières. Cela signifie d’abord un ralentissement du libre-échange commercial. Donald Trump a été clair en appelant immédiatement après son élection à la fin du Traité de Partenariat Transpacifique, ce qui érigera la Chine en champion du libre-échange en Asie. De même, il y a peu de chances que les négociations sur le Traité de Commerce Transatlantique se poursuivent du côté américain, ce qui trouvera le soutien de tous ceux qui y sont opposés en Europe. Mieux protéger les économies nationales, quoi de plus légitime ? Sauf que la renonciation du monde occidental au libre-échange sera excellente pour la Chine qui finira par imposer ses normes au monde.

Repliements et rétrécissements

En second lieu, les partisans des sociétés fermées n’ont pas beaucoup de solidarité à l’égard de l’insécurité du monde. Ce qui compte pour eux est la tranquillité de leur jardin national. Il ne faudra ainsi pas demander à Donald Trump, dans un premier temps, d’agir davantage pour éviter les crimes au Moyen-Orient ou pour assurer la sécurité de l’Europe de l’Est si celle-ci était menacée. De même, la Grande-Bretagne (même si elle conservera ses accords de défense bilatéraux avec la France) ne participera pas à la confection d’une politique européenne de défense. Vladimir Poutine peut se frotter les mains pour ce qui est de l’Ukraine et Xi Jinping pour ce qui est de la mer de Chine méridionale. Car si eux aussi voient d’abord leur jardin national, ils ont souvent une conception très souple des clôtures qui les séparent de leurs voisins (surtout s’ils sont plus petits).
Troisièmement, la victoire des populistes dans le monde occidental réduira les échanges culturels. Ce sera le cas de la culture hispanique aux Etats-Unis, puisque Trump veut stopper l’arrivée des latino-américains. De même, la Grande-Bretagne, dont les universités jouissent d’une réputation mondiale d’internationalisation, verra se réduire l’accueil de certains étudiants étrangers. Parmi ces étudiants, il y aura de nombreux Européens continentaux qui bénéficient pour le moment des règles européennes en payant des droits de scolarité équivalents à ceux des étudiants britanniques. La Grande-Bretagne perdra ainsi d’excellents jeunes Français, Allemands, Suédois qui n’accepteront pas d’assumer un triplement des frais de scolarité une fois la Grande-Bretagne sortie de l’Union européenne. Ce sera pour la Grande-Bretagne un appauvrissement culturel. Mais les partisans du Brexit seront heureux, puisqu’il faut d’abord défendre les Britanniques et la pensée britannique. On devrait dire d’ailleurs plutôt les Anglais, car l’Ecosse ne tardera pas à s’interroger à nouveau sur son destin dans un Royaume-Uni placé en dehors de l’UE.

La fermeture de l’esprit libéral

Ce retour aux sociétés fermées, faites de patriotisme économique et de solutions nationales (y compris cette idée empruntant au 19ème siècle et non au 21ème siècle selon laquelle il faut d’abord enseigner la pensée nationale à l’université), ce que John Gray appelle dans un excellent article de New Statesman "la fermeture de l’esprit libéral" (the closing of the liberal mind) rendra-t-il au final plus heureux ceux qui se sentent actuellement les déclassés et les perdants de la mondialisation ? C’est ce que l’avenir nous dira. Sur le plan économique, rien n’est moins certain. Que veut dire en effet le retour au patriotisme économique en Grande-Bretagne alors que cette puissance moyenne n’a pas les moyens de combattre à armes égales avec la Chine et l’Inde ? Toute la naïveté des partisans du Brexit est précisément d’être convaincus du contraire. Ensuite, il faut toujours penser aux conséquences des choix économiques sur le politique. Il serait absurde de défendre l’idée selon laquelle l’économie de marché ouverte induit automatiquement la liberté. De manière extrême, le Chili de Pinochet nous a montré absolument le contraire. Mais, à l’inverse, les expériences d’économie administrée (que ce soient les systèmes corporatistes de type fasciste ou bien sûr le communisme soviétique) s’accompagnent le plus souvent d’un autoritarisme de l’Etat et d’un fort contrôle des libertés individuelles. Si les libéraux (qu’il ne faut pas réduire aux seuls néo-libéraux) ont souvent tort de sous-estimer le rôle que joue le prix du pain en politique, ils défendent à long terme un système politique plus doux pour la liberté des hommes. Et là encore, les conséquences se font sentir sur l’international. Les régimes populistes élus d’abord pour assurer le bienfait du peuple finissent souvent par se montrer très à l’aise avec la guerre et le conflit. Le moment post-libéral que vit le monde occidental n’est donc pas exempt d’un regain de tensions internationales où les populistes, après avoir été isolationnistes, finiront par trouver légitime de montrer leurs biceps. Car une fois que les populistes se rendent compte qu’ils ne peuvent pas honorer tout ce qu’ils ont promis, ils utilisent assez volontiers l’argument de la souveraineté bafouée par les autres. On est alors très éloigné des concepts de coopération, d’intégration régionale, de partenariat. Certes, le pire n’est jamais sûr, mais, à l’évidence, nous vivons un changement d’époque.