L’UE n’est le fossoyeur ni de l’Etat-nation, ni de l’Etat-providence

Deux grandes controverses sont au cœur de la construction européenne. L’une, entretenue aujourd’hui par l’extrême-droite, concerne les menaces que ferait peser l’Union européenne sur les souverainetés nationales. L’autre, animée surtout par l’extrême-gauche, porte sur les effets nocifs du libéralisme en Europe et sur ses atteintes aux systèmes de protection sociale des Etats membres. Ces attaques ont pris une tournure caricaturale. Pourtant, l’UE n’est ni le fossoyeur de l’Etat-nation ni celui de l’Etat-providence.

Comme l’ont montré, une fois de plus, les développements de la crise grecque et les critiques adressées à l’Union européenne, la contestation dont celle-ci est l’objet tourne autour de deux grandes questions : celle du souverainisme, c’est-à-dire de la relation entre la souveraineté des nations et le pouvoir des institutions communautaires ; et celle du libéralisme, c’est-dire du lien entre la définition des politiques européennes et les règles du capitalisme de marché.

Les souverainistes, souvent à droite et quelquefois à gauche, reprochent à la construction européenne de porter atteinte à l’indépendance des Etats membres en défendant des formes de supranationalité, voire de fédéralisme, incompatibles avec la volonté des peuples, garante de la démocratie. Les antilibéraux, quelquefois à droite et souvent à gauche, accusent l’UE d’imposer aux gouvernements nationaux des politiques néolibérales, qui se traduisent notamment par des mesures d’austérité dont l’accord conclu entre le premier ministre grec et ses partenaires de la zone euro est l’exemple le plus éclatant.

Contre l’Europe de Jean Monnet et de Robert Schuman

Ces controverses ne sont pas nouvelles. Elles remontent à la naissance de la Communauté européenne. En France, les deux principales forces d’opposition au projet européen – les gaullistes et les communistes — ont recouru alors aux mêmes arguments pour combattre l’Europe de Jean Monnet et de Robert Schuman. Les gaullistes ont invoqué la défense de la nation et rejeté comme antidémocratique toute évolution supranationale. Les communistes ont dénoncé l’Europe du grand capital et les menaces que celle-ci faisait peser sur les acquis sociaux.
Quelques décennies plus tard, à l’occasion des vifs débats suscités en France par le traité de Maastricht en 1992 puis par le traité constitutionnel en 2005, l’un et l’autre soumis à référendum, une partie de la droite disait non pour préserver la souveraineté de la nation tandis qu’une partie de la gauche refusait le dogme de la concurrence.

Les questions soulevées au cours de ces discussions sont parfaitement légitimes. Ce qui l’est moins, c’est la manière dont les oppositions sont poussées jusqu’à la caricature et dont la réalité du fonctionnement de l’Union européenne est trop souvent oubliée au bénéfice de représentations outrancières. Non, l’Europe n’est pas le fossoyeur de l’Etat-nation, comme le soutiennent les souverainistes. Elle n’est pas non plus celui de l’Etat-providence, comme l’affirment les antilibéraux. Il peut y avoir des divergences, en matière de souveraineté, sur l’étendue des compétences accordées aux institutions supranationales et, en matière de libéralisme, sur les adaptations nécessaires du modèle social à l’heure de la mondialisation.
Toutefois, le choix n’est pas, dans le premier cas, entre le respect des souverainetés nationales et la construction d’un Etat fédéral ou, dans le second cas, entre la défense des services publics et le libéralisme sauvage. La question est plutôt de savoir où l’on place le curseur entre ces demandes contradictoires.

La controverse sur la souveraineté

L’Union européenne, rappelons-le, est une association de nations souveraines dont le principal organe de décision est le Conseil européen, c’est-à-dire la réunion des chefs d’Etat et de gouvernement, ou, à l’échelon inférieur, le Conseil des ministres sous ses différentes déclinaisons (ministres des affaires étrangères, des finances, de l’intérieur, de la justice, etc.). Elle n’a donc pas pour mission de mettre sous tutelle les Etats membres en leur imposant sa volonté. A travers elle, ce sont les gouvernements nationaux qui imposent la leur. La Commission, traditionnel bouc émissaire des eurosceptiques, n’a pas de pouvoir de décision, sauf dans quelques domaines particuliers, comme celui de la concurrence, où elle veille au respect des traités. Seule la politique monétaire, assurée par la Banque centrale européenne, échappe aux gouvernements nationaux. Mais il en va de même dans la plupart des pays développés, où l’indépendance des banques centrales est considérée comme la condition de leur efficacité.

La création d’un gouvernement économique de la zone euro, dont François Hollande s’est fait le champion, ne diminuerait pas le pouvoir des Etats, qui demeureraient les maîtres des décisions, comme ils le sont aujourd’hui par l’entremise de leurs ministres des finances au sein de l’Eurogroupe ou par celle de leurs chefs d’Etat et de gouvernement au sein du Conseil de la zone euro. La mise en place d’un président permanent de l’Eurogroupe, voire d’un ministre européen des finances, aurait tout au plus pour effet de permettre l’expression d’un point de vue « européen » à côté des dix-neuf points de vue nationaux. Ce serait sans doute une façon d’améliorer la convergence des économies, conforme à la méthode européenne des petits pas, mais l’équilibre des institutions n’en serait pas modifié. Personne ne croit vraiment que l’Union européenne puisse se transformer en un Etat fédéral. Le débat ne porte donc pas sur d’éventuels abandons de souveraineté mais sur la manière la plus efficace de renforcer, dans le respect des prérogatives des Etats membres, la coordination de leurs politiques.

La querelle du libéralisme

L’autre grande querelle suscitée par l’Union européenne est celle du libéralisme. L’UE serait, selon ses adversaires, le « cheval de Troie » du libéralisme économique. Elle aurait pour principal objectif de démanteler toutes les formes de protection sociale en exigeant, au nom de la concurrence libre et non faussée, la baisse des dépenses publiques et le retrait de l’Etat.
Cette accusation est-elle justifiée ? Il est vrai que les politiques économiques de l’Europe sont plus proches du libéralisme que du socialisme. Le contraire serait étonnant. D’abord parce que le principe même du projet européen, défini par les pères fondateurs, de droite comme de gauche, est celui de la concurrence, du marché, de l’ouverture des frontières. Ensuite parce que les Etats membres, qu’ils soient conservateurs ou sociaux-démocrates, sont d’accord avec cette orientation. La tendance s’est même accentuée depuis l’entrée des anciens pays communistes en 2004 et 2007. Comment imaginer que les gouvernements défendent à l’échelle européenne une politique différente de celle qu’ils mènent à l’échelle nationale ? Même la Grèce, qui appelait à une autre politique depuis l’élection d’Alexis Tsipras en janvier, a dû se résoudre à appliquer la politique commune. Une autre politique ne deviendra possible que si une majorité de gouvernements la décident.

Toutefois le libéralisme de l’Union européenne ne se confond pas avec le libéralisme sauvage. Il n’a rien à voir avec l’ultralibéralisme que lui reprochent parfois ses adversaires. Il fait au contraire l’objet d’un encadrement qui en limite les éventuels effets pervers. Robert Schuman évoquait « un ensemble de garanties et de normes régulatrices qui préviennent les déboires d’une liberté sans frein ». Ces garanties et ces normes s’expriment, par exemple, par des dispositifs contre la concurrence déloyale, qui proscrivent les ententes illicites ou les abus de position dominante. On peut juger ces dispositifs insuffisants et souhaiter qu’ils soient renforcés. On peut, à l’inverse, les considérer comme excessifs. Là devrait être le véritable débat.
De même serait-il utile de discuter des aménagements qu’appelle le modèle social européen. Il est absurde de prétendre que l’Etat-providence est mis en pièces par l’Union européenne. Mais il est juste de s’interroger sur le niveau de protection qu’il doit assurer aux citoyens européens.

Défense de la souveraineté nationale ou promesse d’un fédéralisme supranational, condamnation du libéralisme ou plaidoyer pour la loi du marché, le temps est peut-être venu de mettre fin à ces grandes controverses qui ne correspondent pas aux réalités de l’Europe d’aujourd’hui. Les grands mots, dont les uns et les autres abusent trop souvent, animent les polémiques mais ils ne font guère avancer la compréhension des enjeux.