L’enjeu, c’est la démocratie

Les ministres des affaires étrangères de France, d’Allemagne et de Pologne ont négocié pendant deux jours avec le président ukrainien Viktor Ianoukovitch et les représentants de l’opposition pour tenter de trouver une issue politique au face à face sanglant entre les manifestants de la place Maïdan à Kiev et le régime. Vladimir Poutine peut-il tolérer une démocratie dans un grand Etat slave, aux portes de la Russie ?

Le cadavre de l’URSS bouge encore. La dissolution de l’empire soviétique n’en finit pas de provoquer des soubresauts. Le conflit entre le régime Ianoukovitch et les opposants en Ukraine est une réplique tardive de la fin du camp socialiste au début des années 1990. L’indépendance de l’Ukraine – et accessoirement de la Biélorussie –avait été en 1991 la condition de la restauration de l’Etat russe voulue par Boris Eltsine, le premier chef d’Etat de Russie élu au suffrage universel. Au mois de décembre de la même année, Mikhaïl Gorbatchev ne pouvait que prendre acte de la disparition de l’Union soviétique.

Comme les démocraties dites populaires d’Europe centrale, des républiques qui avaient appartenu pendant des décennies à l’URSS prenaient leur indépendance. Certaines se tournaient directement vers l’Europe et même l’Alliance atlantique, telles les Etats baltes. La fin de l’empire se passait dans l’ensemble pacifiquement, surtout comparée à la dissolution de la Fédération yougoslave qui, au même moment, volait en éclats dans le bruit des armes. Mais dans l’ancien empire soviétique, les métastases n’avaient pas partout disparu.

« La fin de l’URSS est la plus grande catastrophe du XXème siècle », disait Vladimir Poutine. Mais il ajoutait : « Celui qui ne la regrette pas n’a pas de cœur. Celui qui la regrette n’a pas de cervelle ». L’objectif du président russe n’est pas de reconstituer l’URSS, tâche qu’il sait impossible. Il est de recréer autour de la Russie une chaîne d’Etats « amis », à la fois espace économique, zone tampon militaire et rempart idéologique. L’objectif est plus modeste mais il n’en entraine pas moins des conséquences politiques dont l’Ukraine est aujourd’hui la victime.

Les Ukrainiens veulent que leur pays soit ancré dans l’Europe. Au trois sens de ce terme. L’Europe géographique, l’Europe institutionnelle, même si la perspective d’une adhésion à l’Union européenne est lointaine, et surtout l’Europe politique et culturelle, c’est-à-dire l’Europe synonyme de création d’une économie de marché, d’un Etat de droit respectueux des droits de l’homme et des libertés individuelles, de la séparation des pouvoirs, d’une justice indépendante des clans… Cet objectif réuni la majorité des Ukrainiens au-delà des différences linguistiques, religieuses, géographiques, entre l’est et l’ouest, trop souvent mises en avant pour justifier la perpétuation d’un système postsoviétique fondé sur l’arbitraire, la corruption et le règne des oligarques.

Les Ukrainiens se sont battus déjà en 2004 pour tenter d’y échapper. Vainqueur d’une élection présidentielle entachée de fraudes, Viktor Ianoukovitch avait été chassé par la rue après un « troisième tour de scrutin ». Pacifique, la « révolution orange » avait porté au pouvoir Viktor Iouchtchenko un président « pro-occidental ». Les querelles personnelles, en particulier entre le président et son premier ministre Ioula Timochenko, aujourd’hui dans une prison médicalisée, les mauvaises habitudes claniques et la corruption ont eu raison de cette première expérience démocratique. En 2010, Viktor Ianoukovitch, chef du Parti des régions qui recrute essentiellement dans les régions prorusses de l’est, a de nouveau gagné l’élection présidentielle.

Son mandat devait se terminer en 2015. Son gouvernement a amené l’Ukraine au bord de la faillite économique. Pendant des mois, il a négocié avec Bruxelles l’accord d’association avec l’Union européenne qui était prévu par le « partenariat oriental ». Il donnait ainsi satisfaction à la partie pro-européenne de ses concitoyens, aux entrepreneurs intéressés par le marché européen, tout en espérant obtenir une aide immédiate. Viktor Ianoukovitch se disait prêt à signer l’accord lors du sommet du « partenariat oriental », à Vilnius, à la fin de novembre 2013.

C’était sans compter sans la réaction de Moscou. Vladimir Poutine ne peut accepter de voir l’Ukraine dériver vers l’Ouest. Pour plusieurs raisons. Historiquement, les Russes considèrent que l’Ukraine, berceau de leur Etat, fait partie de l’espace russe. Economiquement, l’Ukraine est un fournisseur et un marché indispensables pour son grand voisin du nord. Dans le Marché commun de l’est que Poutine est en train de créer, l’Ukraine serait une prise de choix à côté de la Biélorussie et du Kazakhstan. Stratégiquement, cet Etat, aussi grand que la France et peuplé de 45 millions d’habitants, ne saurait, selon Moscou, devenir un poste avancé de l’alliance occidentale.

Mais la raison principale est politique. Adepte de la « verticale du pouvoir », Vladimir Poutine ne peut tolérer que dans un grand Etat slave, issu de l’URSS, voisin de la Russie, s’installe un système démocratique, né à la suite d’un mouvement populaire et susceptible de servir de modèle à l’opposition russe. Après toutes les « révolutions de couleur » du début des années 2000, il a décidé de durcir la répression contre ses propres contestataires. Et il est probable qu’il en sera de même si le régime Ianoukovitch doit céder devant le soulèvement de Maïdan à Kiev.

Au cas où les prochaines élections présidentielle et législatives amèneraient au pouvoir en Ukraine un gouvernement pro-occidental, ce serait un revers pour la stratégie de Poutine visant à reconstituer l’hégémonie de Moscou sur son « étranger proche ». Mais le président russe dispose de moyens de pression économiques et politiques sur tout pouvoir en Ukraine, comme il l’a montré avant et après la « révolution orange » de 2004. Les Ukrainiens ont la lourde tâche de donner un sens à leur indépendance, éloignée aussi bien de la soumission que de la provocation. Quant aux Européens, ils doivent garder leur porte ouverte pour les Ukrainiens, tout en essayant de convaincre les Russes que les relations entre l’UE et la Russie ne sont pas un jeu à somme nulle. Une gageure avec Vladimir Poutine.