La Grande Guerre : une vision allemande

Professeur à l’Université Humboldt de Berlin, Herfried Münkler est l’auteur d’un gros livre en allemand sur la Première guerre mondiale : Der Grosse Krieg. Die Welt 1914-1918. Il a récemment présenté à Paris, à la Maison de l’Allemagne Heinrich Heine de la Cité universitaire, la vision d’un historien politologue sur cette histoire européenne. Le compte-rendu a été établi par la rédaction de Boulevard-extérieur.

Pendant quarante ans, les Allemands n’ont accordé que peu d’intérêt à l’étude de la Première guerre mondiale, celle qu’en France on appelle « la Grande guerre ». Cette « catastrophe originelle » du XXème siècle, pour reprendre l’expression de l’historien et diplomate américain George Kennan, était, à quelques rares exceptions près, considérée seulement comme la première phase d’une « guerre civile européenne » qui allait s’achever en 1945 avec la défaite du IIIème Reich. A l’occasion du centenaire de l’éclatement de la guerre de 1914-1918, la perspective s’est renversée et on ne compte plus le nombre de livres qui lui ont été consacrés en Allemagne, avec des succès de librairie inattendus.
L’historien et politologue Herfried Münkler a écrit une somme de plus de mille pages – Der Grosse Krieg. Die Welt 1914 bis 1918 – qu’il n’était pas question de résumer en un exposé d’une heure. Herfried Münkler a choisi de répondre à une double question : Pourquoi la guerre ne s’est-elle pas arrêtée à l’automne 1914 ? Pourquoi n’est-elle pas restée localisée, comme les conflits balkaniques du début du siècle ?
La réponse n’est pas simple mais elle a à voir avec le fait que la guerre de 1914 a concentré en elle trois conflits qui se sont rejoints. D’abord, le conflit portant sur l’hégémonie en Europe occidentale et continentale, une question qui remonte à Louis XIV et à Napoléon et qui ne s’est soldée qu’après 1945. Avec l’entente De Gaulle-Adenauer, dit Herfried Münkler, mais on pourrait aussi en attribuer le mérite à des hommes politiques de la IVème République, comme Robert Schuman. Si cette rivalité, portée à son paroxysme par l’affaire de l’Alsace-Lorraine, avait été le seul conflit, la guerre n’aurait pas éclaté en 1914. Peut-être plus tard.
Le deuxième conflit marque les années 1914-1916. Il porte sur la gestion du XXème siècle. La Grande-Bretagne est au centre du problème. Elle se veut le gendarme du monde ; c’est elle qui fixe les règles de l’économie mondiale et qui les met en œuvre. Or une deuxième puissance maritime se profile à l’horizon depuis les années 1870-1880. L’Allemagne va-t-elle remplacer la Grande-Bretagne ? Elle n’est pas la seule à y prétendre. Le monde est dominé par cinq puissances européennes : la Russie, l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et l’Autriche-Hongrie, et par deux puissances extra-européennes, les Etats-Unis et le Japon. C’est trop. Certaines vont disparaître. Lesquelles ? l’Autriche-Hongrie, sûrement. Mais une autre ? l’Allemagne ? la Russie, après sa défaite de 1905 face au Japon ? la France ? Cette incertitude crée, affirme Herfried Münkler, « une dynamique de conflit ». Les puissances européennes se sont affrontées, ouvertement ou indirectement – rivalité maritime entre l’Allemagne et la Grande-Bretagne, face à face de Fachoda entre les Anglais et les Français, « grand jeu » au Moyen-Orient entre la Grande-Bretagne et la Russie, etc., mais ces conflits latents n’auraient sans doute pas suffi pour conduire à la guerre.
Il a fallu un troisième ingrédient : l’avenir des empires multinationaux. Les empires austro-hongrois et ottoman peuvent-ils survivre ? Dans les années 1910, ils sont défiés par la montée de l’idée nationale et le principe de coïncidence entre la nation et le territoire. Après 1918, aucun des empires ne survivra, à l’exception de l’empire tsariste sous la forme de l’Union soviétique. L’historien insiste sur cette particularité que ce troisième conflit dans le conflit, lié aux empires et à leur disparition, continue d’occuper les Européens du XXIème siècle. L’Ukraine et le Caucase sont des restes de la dissolution de l’URSS, la Syrie, et le Moyen-Orient plus généralement, de l’empire ottoman, les Balkans de l’empire austro-hongrois. En Europe, la question de l’avenir des empires voire simplement des Etats multinationaux ou multiculturels avait été gelée par Yalta et les arrangements postérieurs à la Deuxième guerre mondiale. Vingt-cinq ans après la fin de la guerre froide, l’héritage de la Première guerre mondiale va occuper l’Union européenne pendant des décennies. « En ce sens, ajoute Herfried Münkler, la Première est plus intéressante que la Deuxième guerre mondiale. »

La troisième guerre balkanique devient mondiale

Après l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, on aurait pu imaginer une troisième guerre des Balkans comme il venait d’y en avoir déjà deux. La première d’octobre 1912 à mars1913 et la deuxième de juin à juillet 1913. Lors de cette dernière, Londres et Berlin avaient réussi limiter le conflit. Pourquoi la même chose ne s’est-elle pas produite en 1914, qui aurait permis de localiser les hostilités ? Herfried Münkler avance deux raisons.
La première concerne l’Italie. Ce pays n’est plus un allié fiable des puissances centrales. A partir de 1911, l’Allemagne se voit contrainte de renforcer son armée pour pallier la défaillance de l’Italie, ce qui entraine une course aux armements à laquelle participent la France et la Russie.
La deuxième raison a trait aux relations entre Berlin et Vienne. L’Autriche-Hongrie est la seule alliée qui reste à l’Allemagne. Il n’est pas possible de la négliger. Et à la « fidélité sans condition » de Berlin envers Vienne correspond un « soutien sans condition » de la Russie envers la Serbie. La guerre apparaît alors comme une guerre de défense contre l’autocratie orientale. Thomas Mann : « Nous défendons une culture profonde contre une civilisation superficielle ». La social-démocratie allemande se rallie à ce combat. Les militaires l’on emporté sur les politiques. Ils ont un plan pour une guerre limitée dans le temps.

De la guerre éclair à la guerre de position

Tout le monde se prépare à une guerre courte. Personne en principe ne veut un conflit de longue durée ; il est clair que l’Europe s’y épuiserait et perdrait sa place dans le monde. Tout le monde a planifié des offensives rapides pour éviter une guerre d’épuisement. Le paradoxe est que l’échec de ces offensives de part et d’autre conduit à ce qu’on voulait précisément éviter. Pourquoi personne n’a tiré le signal d’alarme ? se demande Herfried Münkler ? Pourquoi n’y a –t-il pas eu même une tentative de s’arrêter avant de s’enfoncer dans l’impasse ?
Trois explications. La première est l’absence de médiateur capable d’en imposer aux belligérants. La Grande-Bretagne, qui aurait pu jouer ce rôle, est partie prenante à la guerre et elle n’a pas intérêt à une fin rapide. Elle préfère voir ses concurrents continentaux s’épuiser. En 1914, les Etats-Unis, qui veulent se tenir à l’écart des turpitudes européennes – en 1916, Woodrow Wilson mène encore une campagne sur le refus de participer à la guerre —, ne peuvent pas jouer ce rôle de facilitateur.
Deuxièmement, il ne faut sous-estimer la « dynamique des alliances ». Dans la guerre, dit l’historien, le problème n’est pas l’ennemi, mais l’allié dont on ne sait pas exactement ce qu’il veut et quand il s’arrêtera s’il estime ses buts de guerre satisfaits.
Troisième raison : la première phase du conflit, entre août et novembre 1914, a été la plus meurtrière. Les victimes deviennent des héros dont il faut honorer la mémoire en continuant le combat contre toute rationalité. Il y a bien, ici ou là, des mouvements de rébellion mais pas suffisamment pour terminer la guerre. Sauf dans la Russie tsariste.

La guerre des paradoxes

Dans son livre, Herfried Münkler conclut sur la puissance des paradoxes, particulièrement évidente dans la Premier guerre mondiale. A long terme, les Etats victorieux militairement ont été les véritables perdants, comme la France, mais pas seulement, la Grande- Bretagne aussi qui a sacrifié une génération sur les champs de bataille des Flandres plutôt que de veiller au maintien de son empire, laissant la place aux Etats-Unis. Autre paradoxe, la participation massive et inédite des peuples, et les progrès de la démocratie ont contribué à rendre plus difficiles les arrangements secrets entre gouvernements, prolongeant ainsi la durée des hostilités jusqu’à l’espoir d’une revanche pour les sacrifices exigés. Ou encore : les femmes ont pris la place des hommes partis au front mais leur émancipation économique et parfois électorale n’a pas modifié la conscience des rôles masculin et féminin dans la société.
Si l’on prend en compte le nombre de victimes, l’Etat a été pendant la première guerre mondiale un insatiable mangeur d’hommes. Dans le même temps, il a été obligé de développer un système d’assistance sociale pour les victimes dont seules les prémisses avaient été jetées, pour ce qui concerne l’Allemagne, sous Bismarck.
La guerre a été un formidable accélérateur de changements techniques et de progrès dans la domination de la nature et en même temps un vecteur de pessimisme sur l’avenir de la civilisation. Elle marque la fin d’une forme de modération et porte aussi un coup aux classes moyennes au profit du prolétariat d’une part, des grands entrepreneurs d’autre part. Elle ouvre ce que Eric Hobsbawm a appelé « le siècle des extrêmes ».