La Russie et le stalinisme : indulgence coupable

La défense actuelle de Staline et de ses crimes constitue une véritable insulte au peuple russe, argumente Vladimir Ryjkov qui a été député libéral à la Douma de 1993 à 2007. La nouvelle loi électorale l’a empêché de se représenter. Il anime actuellement une émission de débats sur la radio Echo de Moscou. Cet article est paru en anglais dans la rubrique Libres opinions du quotidien Moscow Times. Traduction Daniel Vernet.

Cet été est marqué par quelques dates tragiques, le 70è anniversaire du pacte Molotov-Ribbentrop signé le 23 août 1939, le début de la seconde guerre mondiale le 1er septembre, l’entrée de l’armée soviétique en Pologne, le 17 du même mois et la partition de ce pays entre Hitler et Staline.

Plus ces dates approchent, plus apparaît étrange, pour ne pas dire folle, la position prise par les dirigeants russes. Les autorités considèrent toute critique des actes de Staline et des crimes de son régime comme des critiques envers la Russie et les Russes, et même comme un affront à la mémoire des morts soviétiques et à leurs actions héroïques. En se comportant ainsi, la Russie moderne s’identifie avec le stalinisme. Non seulement ceci ne contribue pas à accroître le prestige du pays et à améliorer ses positions en politique étrangère mais cela isole de plus en plus la Russie et risque d’entraîner des conflits avec ses voisins.

Stalinisme et nazisme, deux totalitarismes

La plus grande indignation a été provoquée ces dernières semaines par une résolution de l’Assemblée parlementaire de l’OSCE, se référant à une initiative du Parlement européen, de faire du 23 août, jour de la signature du pacte germano-soviétique, une journée de commémoration pour les victimes du stalinisme et du nazisme. La résolution souligne que les Européens ont souffert au XXè siècle à cause de deux puissants régimes totalitaires qui ont commis des génocides, des violations des droits humains, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.

La résolution appelle tous les pays membres de l’OSCE à rejeter fermement toute forme de totalitarisme, à continuer d’étudier le passé tragique et à éduquer la jeunesse dans le respect de la dignité humaine et des droits de l’homme ainsi que des libertés fondamentales, du pluralisme, de la démocratie et de la tolérance. La résolution appelle aussi les pays membres à rejeter toute justification et glorification des régimes totalitaires du passé et à ouvrir les archives pour la recherche. Elle ne contient aucun mot sur la seconde guerre mondiale et ses causes. Elle ne nie pas le rôle crucial joué par l’Union soviétique dans la victoire ou l’héroïsme du peuple soviétique dans la bataille contre les forces nazies.

Même dans ces conditions, la réaction officielle de la Russie a été presque hystérique. D’abord, le chef de la délégation russe à l’OSCE a considéré la résolution comme « une insulte publique à tout le peuple russe » et déclaré : « ceux qui mettent sur le même plan le nazisme et le stalinisme oublient que c’est l’Union soviétique stalinienne qui a fait les plus grands sacrifices et apporté la plus grande contribution à la libération de l’Europe du fascisme. » Ensuite, le président de la commission des affaires étrangères de la Douma a vu dans la résolution « rien d’autre qu’une tentative de réécrire l’histoire de la seconde guerre mondiale en plaçant la responsabilité pour ses causes, son déroulement et ses résultats également que l’Allemagne hitlérienne et l’ancienne Union soviétique ».

Quiconque a pris soin de lire la résolution constatera qu’elle ne contient aucune tentative de réécrire l’histoire ou de diminuer le rôle de l’URSS. Au contraire. Loin d’attirer l’attention sur un possible lien entre la signature du pacte germano-soviétique et le début de la guerre, une semaine plus tard, la résolution s’intéresse à l’alliance symbolique entre Hitler et Staline. Cette relation fut officiellement établie en août 1939 et confirmé non seulement par le partage des territoires d’Europe orientale qui a suivi et la coopération économique et militaire entre les deux pays, mais aussi par les télégrammes échangés par Hitler, Staline et le ministre allemand des affaires étrangères Joachim von Ribbentrop en décembre 1939. Un de ces télégrammes de Staline à Ribbentrop, parle « des heures héroïques du Kremlin quand le commencement d’un tournant dans les relations entre deux grands peuples a été posé, créant les bases d’une amitié durable entre nous » et de « l’amitié des peuples d’Allemagne et de l’URSS, scellée dans le sang ».

Débats nécessaires

Un débat peut et doit être mené sur le point de savoir si le pacte de Staline avec Hitler en août 1939 a été un facteur essentiel dans la décision d’Hitler d’attaquer la Pologne ou si une suite d’événements à conduit à ce geste, y compris l’accord de Munich de 1938. Il est nécessaire aussi d’examiner le partage de l’Europe orientale et l’alliance entre l’Allemagne nazie et l’URSS de septembre 1939 à juin 1941.

Mais pourquoi la Russie rejette-t-elle en bloc la résolution de l’OSCE ? Est-il possible qu’elle ne soit pas d’accord avec la caractérisation du régime de Staline comme totalitaire et criminel ? Est-il possible que la Russie soit opposée à la protection des droits et des libertés humaines, l’ouverture des archives et la recherche de la vérité historique ? Pour la Russie, la réponse la plus appropriée eût été d’appuyer pleinement la condamnation par la résolution de l’OSCE des régimes nazi et stalinien et de leurs crimes contre l’humanité et en même temps de proposer une étude complémentaire afin de clarifier le rôle de chaque puissance dans le début de la guerre. Il est incontestable qu’Hitler et son régime sont responsables des hostilités, comme il a été montré au cours du procès de Nuremberg. Cependant, Staline, le Premier ministre français Edouard Daladier, le premier ministre britannique Neville Chamberlain et même les Etats-Unis pour leur politique isolationniste d’alors, tous portent une part de responsabilité historique dans la faible résistance qu’ils ont opposée à la montée en puissance d’Hitler et ont ainsi contribué à son ascension. C’est le sujet d’une autre discussion importante, exigeant les efforts des historiens et l’ouverture de toutes les archives. Cependant, le fait que les Alliés aient gagné la guerre ne justifie en aucun cas l’oubli des crimes monstrueux commis par Staline et son régime.

La Russie ne doit pas avoir peur de la vérité. Elle aurait dû depuis longtemps avoir permis l’accès à tous les documents concernant le massacre de Katyn, les déportations de masse de citoyens baltes en 1940 et après la guerre, les famines de masse organisées par Staline en Ukraine et ailleurs au début des années 1930, les pillages, les violences et les viols commis par les troupes soviétiques en Europe à la fin de la guerre, et le Goulag. La Russie moderne n’est pas le successeur direct de ce régime totalitaire et criminel, et elle n’est pas responsable de ses crimes. La Russie doit condamner calmement et fermement les crimes commis par le régime stalinien et sa brutalité sans précédent dirigée principalement contre ses propres citoyens. Nous avons une obligation, vis-à-vis de nos enfants, de parler ouvertement de l’inhumanité de ce régime dans les livres scolaires et les musées. C’est ce qui s’est fait depuis longtemps en Allemagne pour les crimes d’Hitler, en Espagne pour Franco, au Portugal pour Salazar, en Grèce pour le régime des colonels et en Italie pour Mussolini.

La défense actuelle de Staline et de ses crimes constitue une véritable insulte au peuple russe. Après tout, ces sont les Russes eux-mêmes qui ont acquis une victoire sans précédent malgré les énormes pertes et qui ont enduré de longues années de terreur sous un des dictateurs les plus sanguinaires et les plus brutaux du siècle.