La mobilisation civique, dernière chance de l’Ukraine

L’Observatoire de la Russie dirigé par Marie Mendras a organisé, le mardi 9 décembre au CERI à Paris, un débat sous le titre « The Challenge of Reforming Ukraine ». Ont participé à la discussion : Ihor Koliusko, constitutionnaliste, président du Center for Political and Legal Reforms, Yevgeni Bystrysky, professeur de philosophie, directeur exécutif de la fondation International Renaissance (Soros), Oleksandr Sushko, directeur scientifique à l’Institut for Euro-Atlantic Studies, tous trois venus de Kiev, et Charlotte Sammelin, du groupe de soutien à l’Ukraine auprès de la Commission européenne. Le débat a tourné autour de la mobilisation de la société civile, indispensable pour éviter les errements de la période qui a suivi la « révolution orange » de 2004 et obliger les responsables politiques à mener à bien les réformes.

Euromaidan à Khmelnytsky (Ukraine)
Par Volodymyr D-k ], via Wikimedia Commons

Après la « révolution de Maïdan », l’Ukraine se retrouve un pays marqué par une domination des oligarques, la faiblesse de l’économie et des institutions étatiques, par la division entre la plus grande partie de la population et les insurgés du Donbass et par l’influence de la Russie. Ces caractéristiques ne sont pas nouvelles mais elles ont été accentuées par la crise. Les Ukrainiens doivent se battre sur deux fronts : la guerre dans l’est et la mise en œuvre de réformes institutionnelles et économiques, indispensables au redressement du pays et à l’intégration dans l’espace européen. Ce défi ne peut être relevé que si la mobilisation de la société civile, qui est une des marques de la « révolution de Maïdan » ne se relâche pas.
Car le mouvement Euro-Maïdan n’a pas consisté seulement en des manifestations contre la décision de l’ancien président Viktor Ianoukovitch de ne pas signer l’accord d’association avec l’Union européenne, contre la corruption et l’arbitraire. Il a été aussi un formidable élan d’auto-organisation de la société civile. Les gens ont pris conscience qu’ils étaient capables de se prendre en charge eux-mêmes et qu’ils étaient eux-mêmes en mesure de penser les réformes en dehors des personnalités et des partis politiques.
Le « Centre de soutien aux réformes », qui compte quelque 150 experts, s’est installé à l’intérieur du bâtiment du gouvernement. Il aide de ses conseils et de ses propositions les commissions gouvernementales qui préparent les projets de lois. Une douzaine de think tanks ont créé un « groupe de conseil stratégique » qui rassemble les meilleurs experts et qui propose des idées nouvelles au-delà de la routine bureaucratique.
Mais l’organisation de la société civile ne se limite pas aux experts ou aux intellectuels. A la suite des manifestations de Maïdan et du conflit dans l’est, des dizaines de milliers de volontaires se sont rassemblés pour venir en aide aux blessés ou aux combattants, pour prendre en charge les réfugiés de l’est et de la Crimée, pour servir d’intermédiaire entre la population et l’administration, notamment avec les autorités locales dépassées par l’ampleur de la tâche.

Les conséquences institutionnelles

Comment utiliser cette énergie populaire et lui donner une traduction institutionnelle ? La question ne porte plus sur la direction générale que doit prendre l’Ukraine. C’est une question d’avant Maïdan. Le dilemme Ouest-Est a été tranché une bonne fois pour toutes. Le débat porte aujourd’hui sur l’organisation du pouvoir. Les élections présidentielles et parlementaires ont montré que les Ukrainiens ne voulaient pas donner tous les pouvoirs à un seul homme ou à un seul parti.
Les responsabilités doivent être partagées entre le président et le gouvernement et au sein du gouvernement entre les différents partis de la coalition. Cette répartition n’est pas sans risque. Au lendemain de la « révolution orange », le partage du pouvoir a conduit à des conflits de personnes qui ont ruiné les espoirs de changement. Une culture de coalition et de compromis ne s’instaure pas du jour au lendemain. Mais la différence entre les années 2004-2005 c’est que tout le monde a compris qu’il serait suicidaire de recommencer les mêmes déchirements. Ce qui est cause n’est rien moins que la survie, non seulement de la révolution mais du pays lui-même.
Les scrutins de mai et d’octobre ont montré que les citoyens étaient eux-mêmes bien conscients de ces enjeux. Ils ont apporté un renouvellement du personnel politique et les législatives ont favorisé l’apparition d’une nouvelle formation Samopomich (12% des voix), tout en écartant les partis extrémistes de droite dont la propagande russe faisait son miel.

Le soutien de l’UE

L’Union européenne, pour sa part, est prête à aider l’Ukraine à faire face à ces défis. Elle pousse l’administration présidentielle de Petro Porochenko et le gouvernement d’Arseni Iatseniouk à coordonner leur action, ce qui ne va pas de soi. Chacun a sa stratégie de changement. L’UE plaide pour la formulation d’un seul plan commun, afin que les pays donateurs sachent à quoi s’en tenir. Leur soutien est essentiel, alors que l’Ukraine est menacée d’être mise en défaut de paiement à la fin de 2015.
La difficulté est qu’il faut mener en même temps plusieurs types de réformes, administrative, judiciaire, énergétique, économique, dont les conséquences pour la population risquent, dans un premier temps, d’être négatives.
L’autre défi, pour les autorités de Kiev – et dans une certaine mesure, pour l’UE – est d’empêcher que le conflit du Donbass n’accapare toute l’attention et ne bloque les réformes intérieures. Or Vladimir Poutine, qui soutient officiellement l’accord de Minsk, s’abstient de faire pression sur les séparatistes prorusses pour qu’ils appliquent cet accord. Au contraire, il semble avoir tout intérêt à entretenir la tension dans l’est pour peser sur les décisions de Kiev et rendre encore plus difficiles les réformes visant à la modernisation et à « l’européanisation » de l’Ukraine. Car la réussite de l’Ukraine dans l’espace européen est considérée comme une menace existentielle pour le pouvoir poutinien.