Le Quai d’Orsay, ’’tour de contrôle’’ de la politique européenne

Lors de la conférence des ambassadeurs qui s’est tenue du 25 au 27 août à Paris, Pierre Lellouche, secrétaire d’Etat aux affaires européennes, a prononcé un discours, dont nous publions l’intégralité, à part les formules de politesse. On retiendra de ce texte les passages sur le Service d’action extérieur européen, la politique commune de défense et le rôle du ministère des affaires étrangères dans la coordination de la politique européenne de la France.

Je vous le disais déjà l’année dernière, au moment où je venais de prendre mes fonctions : la réalité politique en France, comme d’ailleurs dans de nombreux pays européens, c’est qu’une majorité de nos concitoyens n’a pas participé aux dernières élections européennes de 2009, et je n’oublie pas non plus qu’une majorité de Français avait rejeté le traité « constitutionnel » quatre ans plus tôt. Dans la conduite de notre politique européenne, mon objectif est d’essayer, chaque jour, de redonner aux Français confiance dans cette Europe sans cesse en construction.

Depuis un an, quelles leçons avons-nous apprises de la confrontation de l’Europe avec la réalité du monde et de ses crises ?

 Une chose est claire : fort heureusement, la page institutionnelle est tournée. Nicolas Sarkozy s’y était engagé lors de la campagne présidentielle de 2007 : le traité de Lisbonne est désormais en place, et ce chapitre là, au moins, est derrière nous.

 deuxième leçon : ces nouvelles institutions n’auront pas connu d’état de grâce. Dès le mois de janvier, elles auront été mises à rude épreuve avec les attaques spéculatives contre la Grèce puis, tout au long du printemps, contre la zone Euro. Face à la tourmente financière, je vais y revenir, l’Europe a su réagir en construisant les « pare-feux » nécessaires qui ont permis de sauver notre monnaie et de préparer une nouvelle avancée dans la gestion commune de nos économies.

 troisième leçon : beaucoup reste à faire désormais pour que ces institutions nouvelles soient mises au service de politiques communes fortes et ambitieuses qui manquent encore à l’Europe. Vous l’avez entendu de la bouche du Président de la République, il y a deux jours : la France reste porteuse d’une grande ambition pour l’Union. Ayons l’honnêteté de le dire : le chemin à accomplir reste considérable.

 

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Le premier défi auquel l’Europe est confrontée aujourd’hui, c’est bien sûr sa capacité à apporter une réponse à la crise économique. De cette réponse dépendent à la fois la crédibilité de ses nouvelles institutions, mais surtout la reconnaissance par nos concitoyens - si j’ose dire - de la « valeur ajoutée » de l’Europe.

Hier, pour Robert Schuman, dont nous avons fêté ici même, ce 9 mai, le 60ème anniversaire de la déclaration visionnaire, l’Europe servait d’abord à faire la paix. Aujourd’hui, la raison d’être de l’Europe, ce n’est plus seulement la paix et la démocratie - qui sont considérées, peut-être à tort, comme définitivement acquises, surtout par la nouvelle génération. Sa raison d’être, c’est sa capacité à protéger les Européens et à assurer la pérennité de leur mode de vie et de leur modèle social. C’est cela que nous devons être chaque jour capables de démontrer.

Je ne reviendrai pas sur les phases successives de la crise mondiale, vous les connaissez : depuis le krach des sub-primes aux Etats-Unis en 2007, en passant par la crise financière en 2008, où nous sommes passés très près d’un effondrement total du système bancaire mondial, et jusqu’à la dépression que le monde a subie en 2009. Le dernier épisode s’est produit dès le début de cette année, lorsque l’Europe a été directement attaquée dans sa monnaie, l’Euro, alors même que son niveau d’endettement est inférieur à celui des Etats-Unis ou du Japon.

Le « ciblage » de l’Europe s’explique par deux raisons très simples : il y avait, au sein de la zone Euro, des zones de fragilité, que les marchés ont repérées et cherché à exploiter. Surtout, il n’existait pas au sein de la zone Euro de « structure de commandement », capable d’anticiper et de gérer au plan politique une telle situation. Il aura donc fallu, si je peux le dire, tout inventer à chaud.

Avec la règle du « no bail-out », rien ne permettait aux Etats de venir au secours d’un autre Etat membre faisant l’objet d’une attaque spéculative et, faut-il le rappeler, la BCE s’interdisait jusque là d’intervenir sur le marché des dettes souveraines. Ajoutez à cela que si la zone Euro était unifiée depuis près de vingt ans, il n’y avait pas en Europe de convergence des politiques économiques, ni de coordination des politiques fiscales et sociales, alors que les défis de la compétitivité et de la maîtrise des finances publiques, sont, eux, globaux.

En creux, le besoin d’un « gouvernement économique européen » était évident. La France l’avait d’ailleurs soulevé dès la négociation du Traité de Maastricht. Mais il aura fallu une crise gravissime de notre économie et de notre monnaie pour que le Conseil européen de juin, sous l’impulsion du Président de la République, finisse par en reconnaître toute l’importance, et que le mot « gouvernement économique » ne soit enfin plus tabou en Europe.

Faute de temps, je ne veux pas revenir ici dans le détail sur les mécanismes considérables qui ont été mis en place, en avril et mai, contre ces attaques spéculatives :

 ce furent d’abord les 110 milliards d’Euros pour la Grèce, dont 80milliards pris en charge par les Européens, la moitié de cette somme étant apportée par la France et l’Allemagne.

 puis, le 7 mai, les 750 milliards d’Euros, dont 500 milliards d’Euros avancés par l’Europe - là encore la moitié étant apportée par la France et l’Allemagne - pour stabiliser la zone Euro. Ce fonds de soutien, je l’avais alors présenté comme « l’article 5 » de l’OTAN transposé à la monnaie unique : en cas d’attaque contre l’un des leurs, les autres membres de la zone Euro ont désormais les moyens de venir à son aide.

Dans les deux cas, ces crédits ont été votés par le Parlement.

Au total, l’Europe a su réagir efficacement et surmonter cette crise d’ampleur sans précédent. Je vous demande d’imaginer un seul instant l’alternative : que se serait-il passé si la spéculation avait balayé notre monnaie et mis en faillite l’un des Etats membres de la zone ?

Il n’est pas inutile de tirer un certain nombre de leçons de cette crise. J’en retiens, pour ma part, trois principales :

 la première est que le Conseil européen, renforcé par le traité de Lisbonne, a joué un rôle primordial dans la gestion de la crise. Actionné dès février 2010 par son nouveau Président, Herman Van Rompuy, ses réunions ont été plus nombreuses, plus courtes et plus efficaces - en un mot, plus politiques.

 deuxième leçon : l’affirmation du rôle du Sommet de l’Eurogroupe, innovation issue de la Présidence française de 2008 et qui s’est réuni à deux reprises au plus fort de la crise, pour apporter, sous l’impulsion franco-allemande, les réponses adaptées à la menace.

 troisième leçon : chacun a compris en Europe que rien n’aurait été possible sans l’entente et sans le leadership commun entre le Président de la République et la Chancelière.

A ceux qui disent que les choses ne sont pas allées assez vite, je réponds que nos deux pays ont une histoire différente, une mémoire différente s’agissant de la monnaie, et des modes de fonctionnement qui sont différents aussi. Ce qui faisait l’unanimité à l’Assemblée nationale, ne le faisait pas nécessairement au Bundestag. Au final, le principe de solidarité que nous, Français, voulions justement affirmer dès la première heure, s’est, je crois, utilement conjugué avec l’affirmation d’un principe de responsabilité partagé par tous. Je rejoins, de ce point de vue, la formule utilisée alors par Gerhard CROMME : « On ne veut pas simplement être invités à passer à la caisse comme s’il existait une carte de crédit commune dont une autre personne connaissait le code secret. Il n’y aura plus de chèque en blanc ».

Mais si la bataille a été gagnée sur la stabilisation de l’Euro, la guerre ne l’est pas encore. Pour surmonter la crise, il nous faut encore trouver le chemin de la croissance. L’Europe ne peut durablement se contenter d’une croissance molle à 1%, dix fois moindre que celle de la Chine, 9 fois inférieure à celle de l’Inde, 3 fois moindre que celle des Etats-Unis.

Nous devons accepter de regarder la réalité en face : les pays émergents pèseront d’ici 2030 57% du PIB mondial, contre 38% en 2000. Si nous n’y prenons garde, comme l’a dit François Fillon hier, très justement, nous, Européens, courons le risque d’une marginalisation à l’échelle de la planète.

Retrouver le chemin de la croissance suppose, à mon sens, de surmonter trois grands défis :

- d’abord, c’est toute la stratégie du Président de la République et du Gouvernement : réduire les déficits publics par une vraie discipline budgétaire, sans pour autant casser la reprise de la croissance.

Vous connaissez les engagements pris par la France auprès de nos partenaires : réduction du déficit public à 6% en 2011 puis à 3% en 2013. Cet effort de diminution des déficits se décline au niveau européen par deux innovations très importantes :

le Président de la République a annoncé, avec la Chancelière, lors de sa visite à Berlin en juin, la nécessité de renforcer les sanctions en cas de manquements répétés au pacte de stabilité. Ce sera sans nul doute un sujet de négociations difficile avec nos partenaires, car j’ai pu constater, à plusieurs reprises, la réticence de nombre de nos partenaires, face à la perspective des sanctions budgétaires ou politiques. Mais nous n’avons pas le choix. la deuxième innovation, très importante et qui ne manquera pas d’influer sur les débats politiques, concerne l’examen des grandes lignes des projets de budgets nationaux par l’Union, au printemps, avant qu’ils ne soient discutés et adoptés par les Parlements nationaux, mais, et j’insiste sur ce point, dans le respect des prérogatives de ceux-ci. Ce sera là, à mon sens, une innovation considérable dans la conduite coordonnée, transparente, collective des politiques économiques et budgétaires.

- deuxième défi, l’Europe doit se donner une vraie stratégie pour la croissance et l’emploi. C’est la raison pour laquelle nous avons bataillé pour que la stratégie « Europe 2020 » soit autre chose qu’une « stratégie de Lisbonne bis » et pour que, notamment, la contribution de la politique agricole - qui n’y figurait pas - y soit fortement reconnue. De même, nous avons pesé de tout notre poids pour que cette stratégie comporte un volet industriel ambitieux et une politique de l’énergie qui ne se réduise pas à réguler le marché intérieur. Alors que le projet initial était rédigé comme si l’Union était un marché déconnecté du reste du monde, nous avons fait introduire un volet international, qui prévoit notamment que l’Union européenne obtienne davantage de loyauté dans les échanges internationaux et notamment une réelle réciprocité dans les marchés publics. Comme l’a dit le Président de la République, il est grand temps que l’Europe cesse de faire preuve de naïveté dans les négociations commerciales.

- troisième défi, c’est naturellement la poursuite de la régulation financière. Elle est en cours au niveau européen, à l’initiative du Président de la République et de la Chancelière, et vous avez entendu avant-hier Nicolas Sarkozy rappeler nos ambitions pour la Présidence française du G20, notamment en matière de réforme du système monétaire international.

 

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Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, la France veut une Europe qui protège son modèle social. Elle veut aussi et toujours une Europe puissance.

C’est la raison pour laquelle nous avons, avec Bernard Kouchner, choisi, dès le début, de jouer pleinement le jeu de la mise en place du nouveau Service européen pour l’action extérieure. Il s’agit de renforcer la cohérence de l’ensemble des politiques de l’Union vers l’extérieur, de sorte que l’Europe, avec ses 500 millions d’habitants, devienne un véritable « multiplicateur de puissance » pour chacun de ses membres et notamment pour la France.

Je ne vous cacherai pas que la mise en place de ce nouvel instrument n’a pas été simple : les négociations, relativement aisées avec les Etats membres, ont été complexes avec la Commission et avec le Parlement, et, au total, fort longues - à mon sens, trop longues - car ce processus a occupé la quasi totalité de l’année 2010.

Beaucoup, naturellement, va dépendre de la pratique du nouveau Service, mais, d’ores et déjà, quelques conclusions peuvent être tirées des tractations des mois écoulés :

 comme nous le souhaitions, mais aussi comme le veut le traité, le SEAE n’est ni un service de la Commission, ni un service du Conseil, mais bien un service nouveau, dirigé par la Haute-Représentante, qui est destiné à rendre plus cohérente et plus efficace l’action de l’Union sur la scène mondiale ;

 comme nous le souhaitions également, les droits des Etats membres seront respectés, notamment par la présence des personnels issus des diplomaties nationales, qui est garantie à hauteur d’au moins un tiers des effectifs totaux, à Bruxelles, comme dans les Délégations de l’Union ;

 autre préoccupation française : les structures en charge de la politique de sécurité et de défense commune, tout en étant intégrées au service, voient leur autonomie préservée ;

 et, au final, nous avons un organigramme qui doit permettre d’assurer un fonctionnement efficace de la nouvelle structure avec, à sa tête, un secrétaire général fort, assisté de deux adjoints.

Cela étant, une vigilance de tous les instants reste indispensable dans la mise en œuvre du Service. Bernard Kouchner et moi-même avons dû intervenir auprès de Mme Ashton à deux reprises au moins : en janvier, face aux velléités de la Commission de favoriser ses propres agents lors de la désignation des nouveaux délégués de l’UE ; le mois dernier, pour que la place des Etats membres soit garantie au sein des panels de sélection des futurs personnels du service.

 Malgré les prétentions avancées par la Commission et le Parlement, nous avons obtenu que la Haute représentante ait bien autorité sur la programmation stratégique des instruments financiers, y compris dans le domaine du développement. C’est un point essentiel pour la cohérence de l’action extérieure de l’Union. Disons que j’aurais souhaité qu’en matière de développement, cette coordination soit davantage renforcée, d’autant que certains - ou certaines - prétendent à Bruxelles ou à Strasbourg, que l’aide au développement n’est pas un instrument de politique étrangère mais relèverait d’une logique purement humanitaire !

Dans ce contexte, nous soutiendrons Mme Ashton en sa qualité de Vice-présidente de la Commission, afin qu’elle assure pleinement, comme le prévoit le Traité, son rôle de coordination effective des Commissaires concernés par l’action extérieure de l’Union.

 Enfin, nous serons très attentifs aux ambitions du Parlement européen, qui, naturellement, va chercher à affirmer son poids en politique étrangère, comme il le fait dans bien d’autres domaines.

Je veux redire ici notre ligne rouge : il est hors de question pour nous que le SEAE devienne un 28è service diplomatique, issu essentiellement de la Commission et contrôlé par le Parlement. Au Conseil, donc, de rester vigilant pour que les textes qui restent à adopter (règlement financier, statut du personnel, budget du service) respectent l’équilibre du Traité de Lisbonne : la France ne veut que l’application du Traité, tout le Traité, rien que le Traité.

 

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Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, vous le savez, il y a les institutions mais il y a aussi l’action nécessaire de l’Europe sur les dossiers de fond. C’est là, en effet, bien plus que sur les questions institutionnelles, que se jugera aux yeux des Européens, et surtout aux yeux du monde, qui nous regarde et s’interroge, l’efficience et la pertinence de l’Europe sur la scène mondiale. Il est donc grand temps que les Européens, ensemble, entrent dans le vif du sujet.

De ce point de vue, quelques avancées récentes doivent être saluées, comme les propositions européennes pour mettre fin au blocus de Gaza ou encore les sanctions adoptées par l’Union européenne le 26 juillet contre l’Iran. Ces orientations restent à consolider dans la pratique : la reprise du dialogue entre les Israéliens et les Palestiniens doit se faire avec les Européens, qui ne doivent plus se retrouver, une fois encore, réduits au rôle de pompe à finances. De même, il faut s’assurer de la pleine application des sanctions contre l’Iran, y compris dans le droit interne des Etats membres.

Au-delà de ces deux dossiers, bien sûr, beaucoup reste à faire :

 le Conseil européen du 16 septembre doit marquer une nouvelle étape, car pour la première fois, l’Union européenne va se saisir de ses relations avec les grands pays émergents, la Chine, l’Inde et les autres grands du XXIè siècle. Il doit, à cette occasion, se doter d’une stratégie d’ensemble au lieu du « saucissonnage bureaucratique » habituel. Ainsi, l’Union européenne a plusieurs dizaines d’accords avec la Chine, sans aucune vision globale.

 de même, le service doit être pleinement impliqué dans la politique de voisinage, à l’Est, à travers le partenariat oriental qui mérite d’être renforcé, et au Sud, à travers l’Union pour la Méditerranée, dont le Président de la République a annoncé le deuxième sommet en novembre.

 reste le volet de l’aide d’urgence et des crises humanitaires, très sollicité cette année, avec le séisme en Haïti, les incendies en Russie et les inondations au Pakistan. Comment ne pas regretter que, sept ans après les propositions de Michel Barnier, la France, par la voix du Président de la République et de ses Ministres, en soit toujours à réclamer une capacité commune d’intervention humanitaire, seule capable de donner plus de visibilité à l’Europe. Hélas, comme d’habitude, l’Union européenne est, le plus souvent, à la fois le premier bailleur de fonds mais aussi l’acteur le moins visible sur le terrain des crises, situation à laquelle il serait grand temps de remédier.

 

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Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs, vous savez mieux que personne qu’une politique étrangère qui ne s’appuierait sur aucun système de sécurité et de défense digne de ce nom serait condamnée au seul registre déclamatoire. C’est pourquoi la France a toujours été - et demeure - le premier avocat d’une défense européenne digne de ce nom.

Je vous avais dit l’an dernier que je ne serai pas le Ministre qui prétendra que tout va bien dans ce domaine.

Si je n’ignore pas les progrès de la PESD, ces dix dernières années, force est de constater que, depuis la fin de la Guerre froide, le niveau des dépenses militaires en Europe ne cesse de baisser. Alors que les dépenses dans le monde durant les dix dernières années se sont accrues de 50 %, l’Europe est le seul continent qui diminue unilatéralement son effort de défense. Un seul chiffre résume la situation : les Européens dépensent de l’ordre de 400 euros par an et par personne pour la défense ; les Américains, 1700 euros.

En outre, la situation est contrastée d’un pays européen à l’autre. La plupart d’entre eux consacrent à peine 1% de leur PIB à la défense. Parmi les grands pays européens, seuls la France et le Royaume-Uni, qui représentent 40% de l’effort de défense des 27, sont encore à hauteur de 2 % du PIB.

Avec l’irruption de la crise, et la nécessité urgente de réduire les déficits publics, nous sommes à l’orée d’une phase supplémentaire de réductions. Réductions qui pourraient conduire à une moyenne de l’effort de défense dans les années à venir au sein de l’Union sous la barre de 1% du PIB. Les conséquences d’une telle évolution risqueraient alors d’être très lourdes :

 d’abord, l’Union européenne risquerait de s’enfermer dans une option unique qui serait celle du « soft power ». C’est-à-dire une puissance essentiellement civile sans capacité de peser effectivement sur les crises.
 si tel devait être le cas, deuxième conséquence, les déséquilibres au sein de l’Alliance atlantique ne manqueraient pas de s’accroître. L’Union européenne n’apparaîtrait aux yeux de nos alliés américains, au mieux, que comme un bailleur de fonds et d’expertise chargé de la reconstruction d’Etats faillis, mais certainement pas comme un partenaire pour la gestion des crises. On ne s’étonnera pas alors de voir renaître la tendance unilatéraliste que les Européens aiment tant dénoncer chez leur allié.

 enfin, faute de commandes, dernière conséquence, l’industrie européenne de défense serait fragilisée, peut-être de façon irréversible. Comment ne pas s’inquiéter du fait, qu’en 2010, il n’existe plus de grands programmes en coopération pour les années à venir, contrairement aux années 70-80 qui ont lancé les programmes d’aujourd’hui (A 400M, frégates FREMM, hélicoptères Tigre, NH 90).

Vous avez entendu le Président insister sur l’arc de crise et les menaces que font peser sur l’Europe le terrorisme international et la prolifération. Le Président a eu raison de dire que l’Europe ne pourra guère y faire face avec des « murailles de procédures et des bataillons de papiers ». Ma conviction est, que face au « mur budgétaire » incontournable qui est devant nous, les Européens n’ont d’autre choix qu’entre, d’une part, une approche résolument nouvelle, s’appuyant sur le partage des tâches et des compétences, et, d’autre part, un réflexe suicidaire de protection de ce qui subsiste encore, ici ou là, de leur industrie de défense, avec le risque très réel de disparition de la capacité industrielle européenne dans ce domaine.

Il est donc indispensable de passer d’une logique de « coopération à l’ancienne », fondée sur le « juste retour », des coûts exorbitants et la duplication inutile de matériels, à une logique radicalement nouvelle : celle du partage des capacités et de la spécialisation des compétences.

Durant cet été nous avons travaillé avec le Royaume-Uni dans ce domaine. Nos deux pays représentent près de la moitié de l’effort de défense de l’Union et, au moment où des coupes importantes sont annoncées au Royaume-Uni, il est indispensable d’explorer ensemble tous les domaines possibles de coopération. Il faut souhaiter que ce travail aboutisse à l’automne pour le Sommet franco-britannique.

Dans ces conditions, je crois, pour ma part, que le temps est venu pour le Conseil européen, de se saisir des questions de défense et de sécurité.

 

Autre volet de la sécurité : la protection de nos propres frontières.

L’année écoulée a montré que l’Europe doit prendre à bras le corps la problématique de l’immigration, à travers une approche globale, qu’il s’agisse de la surveillance de nos frontières, de la politique des visas ou de la préparation des futurs élargissements.

Je ne vous cacherai pas que, sur un certain nombre de points, la situation n’est pas satisfaisante : l’immigration illégale demeure un problème majeur pour toute l’Europe. On assiste à un déplacement des flux d’entrée de l’ouest vers l’est de la Méditerranée. Ce sujet doit impérativement être traité, alors que la Grèce, désormais en première ligne, a appréhendé en 2008 près de 150000 migrants illégaux en provenance du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Asie, transitant par la Turquie, devenue la principale porte d’entrée de l’immigration illégale en Europe.

De même, au sein du Conseil, nous devons être très vigilants en matière de libéralisation des visas, comme pour l’élargissement de l’espace Schengen. Je rappelle que les visas sont un instrument de politique migratoire, non des cadeaux diplomatiques que l’on dépose le long du chemin. Nous veillerons à ce que les décisions prises dans ces domaines soient pleinement légitimes au plan politique, c’est-à-dire sous le contrôle des Etats.

 

François Fillon a dit hier avec beaucoup d’éloquence ce qu’il faut penser de l’épineux dossier des Roms, qui me préoccupe depuis 15 mois, durant lesquels j’ai soulevé à quatre reprises le problème auprès des autorités roumaines, et qui a mobilisé l’essentiel de mon attention ces derniers jours, puisque nous venons de recevoir une délégation roumaine à Paris.

Je voudrais vous rappeler les points suivants :

 tous les citoyens de l’Union ont les mêmes droits et doivent bénéficier des mêmes chances, en matière d’accès au logement, à la santé, à l’éducation. Il appartient à chaque Etat membre de prendre ses dispositions pour faire respecter ces droits, en application de l’article 2 du Traité.

 la liberté de circulation, consacrée à l’article 3 du Traité, ne consiste pas à se défausser de ses propres citoyens en situation de grande précarité sur les Etats voisins. Elle ne doit pas non plus servir d’alibi aux réseaux de trafics d’êtres humains à l’intérieur de l’Union européenne.

 En troisième lieu, toutes les actions conduites par la France ces dernières semaines sont rigoureusement conformes au droit européen, et en particulier à la directive de 2004. De plus, les retours volontaires s’accompagnent en France de subsides financiers à la charge du contribuable français, qui n’existent dans aucun autre pays. Les expulsions, lorsqu’elles sont prononcées, le sont bien sûr toujours sous le contrôle du juge.

 Mais, permettez-moi d’insister sur l’essentiel : en s’élargissant vers l’est, l’Union européenne a découvert en son sein un véritable « quart monde » de 9 millions de personnes - citoyens européens. Ce sujet se prête mal à l’anathème et j’observe qu’aucun Etat membre n’a critiqué la France dans sa politique. J’invite les commentateurs qui nous ont donné, en France et à l’étranger, des leçons de droits de l’Homme, de bien vouloir se garder de raccourcis historiques inacceptables. Le problème est d’une dimension telle qu’il exige la mobilisation de tous, en premier lieu des pays d’origine et de la Commission, tout l’inverse des imprécations entendues ces jours-ci, qui, au final, ne font que laisser perdurer des atteintes inacceptables contre les personnes, notamment les plus vulnérables, et je pense aux enfants. Au nom d’une prétendue lutte contre l’ostracisme d’un groupe, devrait-on s’interdire de protéger les droits fondamentaux des individus sur notre propre sol ?

Dans les jours qui viennent, Eric Besson et moi-même nous rendrons à Bucarest. Nous attendons du Gouvernement roumain des mesures précises, à court et moyen terme, qu’il s’est engagé à prendre pour l’intégration des Roms. De même, nous nous rendrons dès mardi prochain à Bruxelles pour travailler, avec la Commission, à la mobilisation de moyens pour ces populations.

Je crois avoir, par ces propos, répondu en même temps au rapport publié aujourd’hui par le Comité des Nations-Unies pour l’élimination de la discrimination raciale (CERD), et qui se distingue par son caractère excessif, voire caricatural, et par ses nombreuses erreurs factuelles.

La France, inspiratrice des Droits de l’Homme il y a deux siècles, est un Etat démocratique qui respecte scrupuleusement le droit. Je veux simplement rappeler, qu’il s’agisse de sécurité, de la lutte contre l’immigration clandestine et les trafics d’êtres humains, ou de l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public, que toutes ces politiques menées par le Gouvernement français ne visent précisément qu’à garantir les libertés publiques, et notamment l’égalité des droits des femmes, à protéger les plus vulnérables, et à préserver le premier des Droits de l’homme, qui est le droit à la sécurité.

Je me sens d’autant plus à l’aise pour vous parler en ces termes que j’ai moi-même, pendant quatre mandats à l’Assemblée nationale, eu l’honneur de représenter nos concitoyens, et que j’ai fait voter, lorsque j’ai été député en 2002-2003, deux textes qui portent mon nom, créant des circonstances aggravantes pour les violences à caractère raciste, antisémite et homophobe et doublant les peines applicables. Je sais donc ce qu’est une démocratie vivante.

 

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Permettez moi de terminer sur un point, rarement évoqué, mais qui à mon sens s’imposera de lui-même avec la mise en œuvre du traité de Lisbonne, je veux parler du traitement des affaires européennes en France. Le calendrier de politique intérieure français ne fait d’ailleurs que rendre plus pertinente une réflexion sur le sujet.

Aujourd’hui, le Secrétaire d’Etat chargé des Affaires européennes s’appuie sur trois équipes, dirigées par trois de nos diplomates les plus éminents, avec lesquels j’ai le plaisir de travailler au quotidien :

 au sein du Quai d’Orsay, la Direction de l’Union européenne, qui, sous la direction de Jean-Michel Casa, est le lieu où s’opère l’intégration entre nos relations bilatérales et la politique européenne.

 le Secrétariat général des Affaires européennes qui, sous la conduite de Gilles Briatta, assure l’indispensable coordination interministérielle et permet à la France de parler d’une seule voix à Bruxelles. C’est un instrument technique très performant que beaucoup d’Etats membres nous envient.

 enfin, notre Représentation permanente à Bruxelles, qui, sous la houlette de Philippe Etienne, est chaque jour aux avant-postes de la négociation, au Conseil, face aux autres Etats membres mais aussi face à la Commission et au Parlement européen.

A ce triptyque administratif correspond - et c’est ce qui rend ma mission à la fois passionnante et exigeante - une extraordinaire variété des sujets. Puisque l’Europe concerne la vie quotidienne de nos concitoyens, chacun des grands ou petits domaines de l’action de la puissance publique, au niveau de l’Etat bien sûr, mais aussi, bien souvent, des collectivités territoriales, le Secrétaire d’Etat voit passer chaque semaine sur son bureau des dizaines de sujets, aussi différents que la mobilisation des fonds européens après la tempête Xynthia, le financement du réacteur expérimental ITER, la politique transfrontalière, la défense de la zone Euro, la suspension de la chaîne Al-Aqsa sur le satellite Eutelsat, la politique arctique de l’Union, la gestion de nombreux contentieux, sur les zones de chasse ou les taux réduits de TVA, le sort de la banane dans nos Départements d’outre mer après la signature de l’accord UE/Pays andins... et je pourrais continuer à l’infini cet inventaire à la Prévert.

 

A cette réalité s’ajoutent deux données institutionnelles nouvelles que nous devons prendre en compte :

 une véritable révolution politique est en marche, dont l’ampleur est loin d’avoir été prise en compte par l’ensemble de nos acteurs publics : je veux parler de la très importante montée en puissance du Parlement européen. A l’heure où je vous parle, ce ne sont pas moins de 120 textes qui sont en phase de codécision entre le Parlement et le Conseil, et qui ont vocation à entrer dans notre droit. Ce qui veut dire que le Ministre de l’Europe va très vite être appelé à devenir aussi le Ministre chargé des relations avec le Parlement européen.

 deuxièmement, le Conseil des Affaires générales « nouvelle formule », où le Secrétaire d’Etat en charge des Affaires européennes représente la France, assume désormais une fonction « d’ensemblier » de la politique européenne au niveau du Conseil. Aux termes de l’art.16 du Traité, le CAG est chargé d’assurer la cohérence des travaux des différentes formations du Conseil. Il est également le dernier « filtre » avant le Conseil européen, en liaison avec Herman Van Rompuy. Autrement dit, le Traité donne au Secrétaire d’Etat chargé des Affaires européennes un rôle de coordination de la politique européenne de la France.

 

Compte tenu de ces éléments, ma conviction est que l’action européenne de la France devrait à mon sens faire l’objet d’une réflexion profonde s’agissant notamment du rôle du Quai d’Orsay. S’il n’appartient pas au Ministère des affaires étrangères et européennes de revendiquer une fonction d’arbitrage sur les questions européennes - celle-ci revenant au chef de l’Etat et au Premier ministre - le Quai d’Orsay doit disposer d’une place tout à fait singulière dans le dispositif européen de la France, qui doit être défendue et développée en s’appuyant sur les atouts suivants :

la négociation, quelle qu’en soit la matière, reste un travail éminemment diplomatique. C’est pourquoi le Quai d’Orsay doit conserver un rôle central dans la conduite des Affaires européennes. Mais cela suppose en contrepartie une véritable prise de conscience de la dimension politique des questions traités par l’UE, en lien avec le Parlement européen mais aussi, bien sûr, avec le Parlement national. Le Ministère des Affaires étrangères et européennes doit s’imposer encore plus comme l’endroit où s’intègrent la politique européenne et nos relations bilatérales. En particulier, le Quai a un rôle central à jouer dans la mise en place d’une politique transfrontalière nationale, qui tient à cœur à beaucoup de nos élus, qui concerne 10 millions de Français et qui manque à notre pays. La mission parlementaire, mandatée à mon initiative par le Premier ministre, a rendu des conclusions édifiantes, que je vous invite à lire sur le site internet du MAEE, qui mettent en relief la perte d’attractivité de notre territoire, comparée à nos voisins, et formulent des propositions ambitieuses pour l’avenir, avec notamment la création de zones franches transfrontalières et la création d’une nouvelle délégation interministérielle en charge de la politique transfrontalière. En troisième lieu, ceux d’entre vous qui êtes postés en Europe serez amenés à jouer un rôle croissant d’éclairage du débat public national : c’est grâce à notre réseau diplomatique que ce Secrétariat d’Etat a pu, au cours de ces derniers mois, produire régulièrement des comparatifs européens, réalisés dans des temps très courts, sur des sujets aussi variés que la réforme des retraites, la législation sur le port du voile intégral, la montée des extrêmes-droites en Europe, et, bientôt, la problématique de la prise en charge de la dépendance. Enfin, l’interpénétration entre la France et ses partenaires vous amènera à ajouter à votre fonction diplomatique classique, si j’ose dire, d’Ambassadeur, un rôle finalement pas si éloigné de celui d’un Préfet. Dois-je rappeler que sur 2,5 millions de Français résidant à l’étranger, 1,5 millions sont domiciliés dans les pays de l’Union européenne, que vous assurez la liaison quotidienne avec les entreprises, les milieux culturels et universitaires ? Que vous aurez en charge non seulement des circonscriptions diplomatiques mais également des circonscriptions électorales qui éliront des députes à part entière ?

 

En résumé, ma conviction est que, plus que jamais, l’Europe est une chance pour le Quai d’Orsay.

Je le redis : je souhaite que le Ministère des Affaires étrangères et européennes prenne toute sa part dans cette réflexion. Il serait dommage que la contribution du Département à la politique européenne de la France soit réduite à la seule dimension « PESC », la plus classique, et que le Quai ne soit plus qu’un Ministère parmi d’autres dans le traitement des affaires européennes.

Telle n’est pas la vocation de notre Ministère. Notre expérience, notre réseau diplomatique quasi-universel, notre expertise de la mondialisation nous donnent les moyens de devenir le lieu où s’opère l’intégration de toutes les politiques publiques françaises en direction de l’Europe, l’endroit où s’élaborent les options, où se décryptent les stratégies. Cela suppose que le Quai d’Orsay accepte de mener une véritable réflexion stratégique sur son rôle en Europe, sur ses priorités et sur les actions qu’il lui faudra entreprendre. Ce Ministère, j’en suis convaincu, a vocation à devenir la « tour de contrôle » de la politique européenne du Gouvernement car il est le seul à pouvoir lui apporter une vision politique transversale.

Vous l’aurez compris, dans ma conception des choses, l’Europe est donc pour le Quai d’Orsay aussi un « multiplicateur de puissance ». Ne serait-ce pas là l’une des bonnes réponses à apporter, me semble-t-il, à ceux qui se complaisent dans la critique et le dénigrement ?