Le coronavirus tuerait-il les populistes en Italie ?

Marc Lazar, grand connaisseur de l’Italie, n’a pas été convaincu par la thèse de Laurence Morel. Il la juge "trop irénique, idéaliste et optimiste". Pour lui, les partis de la droite et de l’extrême droite se maintiennent et vont même trouver, dans la gestion de la crise sanitaire, de nouveaux arguments contre l’Europe.

La louve du Capitole
Musée du Capitole

Laurence Morel vient de publier sur Telos un article fort intéressant qui développe la thèse séduisante selon laquelle le coronavirus pourrait enrayer la progression des populistes, et singulièrement de la Ligue. En effet, explique-t-elle, l’Italie ferait preuve de cohésion nationale face à l’épidémie, affronterait avec courage ce fléau qui la ravage au lieu de céder aux sirènes de la peur, tandis que, dans la lignée du mouvement des Sardines, elle ferait preuve de sens civique et rejetterait l’anti-politique pour mieux se réapproprier la « grande politique ». « Solidarité, fraternité, rationalité, compétence, confiance, civisme, participation : telles sont les valeurs qui semblent ainsi émerger au début de cette crise du coronavirus en Italie, et font soudain ressembler le populisme à une farce sinistre », écrit-elle. Cette thèse non dénuée de fondements nous semble trop irénique, idéaliste et optimiste.

Andrà tutto bene

Il est vrai que le peuple italien, si souvent présenté comme l’un des plus indisciplinés de l’Europe, démontre à l’inverse un assez fort sens de civisme bien que le nombre d’infractions aux directives de confinement du gouvernement progresse, ce qui semble inévitable après plus d’une semaine de confinement fort rigoureux. Il est vrai aussi que les Italiens, enfermés chez eux, éloignés les uns des autres, ne cessent de retisser du lien entre eux en se téléphonant, en écrivant des mails, en échangeant sur les réseaux sociaux, en entonnant tous les jours, depuis leurs balcons, sur le pas de la porte de leurs maisons, l’hymne national, les grands morceaux du répertoire d’opéra ou encore les airs de leurs auteurs compositeurs favoris. Il est vrai qu’ils adhèrent massivement au slogan volontariste « Andrà tutto bene », Tout ira bien. Il est vrai qu’ils soutiennent l’action responsable du gouvernement de Giuseppe Conte, dont la popularité est haute mais surtout du fait de sa position institutionnelle, et qu’ils désavouent les critiques violentes que lui assène le chef de la Ligue, Matteo Salvini. Tout comme ils n’ont pas apprécié ses propos incohérents et contradictoires, consistant par exemple à réclamer, encore une fois, des élections anticipées alors que le pays plongeait dans cette terrible crise sanitaire.

Les partis de droite se maintiennent et fustigent l’Union européenne

Mais de là à laisser entendre que le coronavirus arriverait, lui, à faire reculer le populisme, notamment celui de la Ligue (le Mouvement 5 étoiles est déjà en crise pour bien d’autres raisons), il y a un pas qui s’avère difficile de franchir.
D’abord, parce que la Ligue, dans tous les sondages, reste le premier parti politique italien, fût-il en léger déclin depuis l’été dernier. Sans même parler de la progression constante des Frères d’Italie, un parti post-fasciste qui a adopté une attitude plus responsable que celle de Matteo Salvini à l’égard du gouvernement face à l’épidémie. Par ailleurs, la thématique de la fermeture des frontières, mise en avant par Matteo Salvini dès les premiers cas de malades infectés, ne correspond à rien sur le plan médical mais frappe les esprits. Surtout au moment où l’espace de Schengen non seulement se claquemure mais, davantage, se renie en instaurant des contrôles en son sein. Ce qui semble donner raison à la Ligue, laquelle redouble ses attaques contre l’Union européenne.
Matteo Salvini n’a cessé de fustiger la déclaration de Christine Lagarde du 12 mars, lors d’une conférence de presse, disant qu’il n’était pas du ressort de la Banque centrale européenne d’agir pour réduire les spreads. Une déclaration qui a aussi provoqué l’ire des Italiens pro-européens, à commencer par le président Mattarella. Le chef de la Ligue a dénoncé l’égoïsme de Paris et de Berlin qui, dans un premier temps, ont refusé d’envoyer des masques en Italie. Il a fustigé l’inaction de Bruxelles. Il n’a pas manqué de rappeler que l’Union européenne n’a pas de politique commune en matière de santé.

Italiens déçus par l’Europe

Or cet argumentaire porte. Car une fois de plus, l’Union européenne déçoit profondément les Italiens. Ceux-ci ont déjà été échaudés par l’introduction de l’euro qui n’a pas été à la hauteur des espérances de la majorité d’entre eux, par la crise financière et économique de 2008 qui a si fortement affecté le pays ou encore par la crise des migrants au cours de laquelle l’Italie s’est sentie abandonnée. Il en résulte l’accroissement d’un euroscepticisme déjà fort diffusé que n’enrayent pas les décisions prises plus récemment par la Commission européenne ou la solidarité, tardive, venue de Paris et de Berlin. Conséquence : l’image de l’Union européenne ne cesse de se dégrader. Selon un sondage Monitor Italia, publié le 13 mars, 88% des Italiens estiment que l’Union européenne n’aide pas l’Italie face au coronavirus. 67% considèrent qu’appartenir à l’UE constitue un désavantage contre 47% en novembre 2018, date de la précédente enquête. Tel est le paradoxe de la conjoncture présente. Plus l’Italie fait nation, plus elle s’éloigne de l’Union européenne. Autant de points marqués par la Ligue.

Les facteurs d’une crise profonde et durable vont remonter à la surface

Celle-ci est donc loin d’être défaite par le coronavirus. Les présidents de la Lombardie et de la Vénétie, les régions les plus touchées par celui-ci, tous les deux membres de la Ligue, ne cessent de s’en prendre au chef du gouvernement Giuseppe Conte pour sa mauvaise gestion selon eux de cette situation d’urgence. Et les habitants ne semblent pas leur donner tort. Ajoutons enfin que la progression de la Ligue s’explique par des raisons profondes, la situation économique et sociale (qui ne fait qu’empirer avec l’épidémie), la défiance structurelle envers les institutions et les partis qui, certes, se réduit en ce moment du fait des circonstances exceptionnelles que vit le pays mais est loin d’être résorbée durablement, enfin la profonde crise culturelle et « identitaire » liée entre autres à la question de l’immigration. Tous ces facteurs sur lesquels le populisme prospère et que dans le même temps il construit en les exacerbant, reviendront au premier plan une fois que l’épidémie sera jugulée. Davantage, si le nombre de morts continue d’augmenter (on comptait, à la date du 18 mars, plus de 28 700 contaminations et plus de 2900 décès), rien ne dit que l’opinion italienne n’en fera pas porter la responsabilité à ceux qui sont actuellement au pouvoir. Peut-être pour le plus grand profit de Salvini.

L’AUTEUR
• Marc Lazar est Professeur d’histoire et de sociologie politique, directeur du Centre d’Histoire de Sciences Po et Président de la School of government de l’Université LUISS (Rome)