Le coûteux discours de Nétanyahou à Washington

Dans un article publié le 28 février sur le site Gush Shalom, le journaliste israélien Uri Avnery revient sur le discours de Benjamin Nétanyahou devant le Congrès américain. Il critique une opération purement électoraliste qui risque d’aliéner durablement une fraction du parti démocrate et de ruiner l’objectif principal de la diplomatie Obama : un accord avec l’Iran.

Winston Churchill a eu cette définition célèbre de la démocratie : c’est le pire des systèmes politiques, si l’on excepte tous les autres expérimentés jusqu’à ce jour.
Quiconque est impliqué dans la vie politique sait qu’il s’agit là d’une litote britannique.
Churchill a dit aussi que le meilleur argument contre la démocratie était une conversation de cinq minutes avec un électeur moyen. Comme c’est vrai.
J’ai assisté à 20 campagnes électorales pour la Knesset. Dans cinq d’entre elles j’étais candidat et j’ai été élu à trois reprises.
Enfant, j’ai aussi assisté à trois campagnes électorales au crépuscule de la république de Weimar, et à une autre (la dernière plus ou moins démocratique) après l’arrivée au pouvoir des nazis.
Les Allemands excellaient à l’époque dans la propagande illustrée, au plan politique comme au plan commercial. Après plus de 80 ans, je me souviens encore de quelques unes de leurs affiches électorales.
Les élections sont un temps de grande effervescence. Les rues sont inondées de propagande, les politiciens parlent tant qu’ils finissent par s’enrouer, quelquefois de violents affrontements éclatent.
Pas en ce moment. Pas ici. À quinze jours des élections règne un silence inquiétant. Un étranger arrivant en Israël ne s’apercevrait pas qu’une élection se prépare. À peine quelques affiches dans les rues. Des articles dans les journaux sur quantité de sujets. Des gens qui s’invectivent à la télé comme d’habitude. Pas de discours véhéments. Pas de meetings de masse.
Chacun sait que cette élection peut être cruciale, bien plus que la plupart des fois.
Elle peut être la bataille finale pour l’avenir d’Israël – entre les zélotes du Grand Israël et les supporters d’un État libéral. Entre un mini-empire pour dominer et opprimer un autre peuple et une démocratie honnête. Entre l’extension des colonies et une recherche sérieuse de la paix. Entre ce que l’on a qualifié ici de “capitalisme abominable” et un État-providence.
Bref, entre deux formes très différentes d’Israël.
Alors qu’entend-on dire à propos de ce choix décisif ?
Rien.
Le mot “paix” – shalom en hébreu – n’apparaît pas du tout. À Dieu ne plaise. C’est considéré comme un poison politique. Comme nous disons en hébreu : “Celui qui veut sauver son âme doit se tenir à l’écart”.
Tous les “donneurs de conseils professionnels”, dont ce pays regorge, recommandent fortement à leurs clients de ne jamais prononcer ce mot. “Parlez d’accord politique, si vous y êtes obligés. Mais, pour l’amour de Dieu, ne parlez pas de paix !”
Même chose pour occupation, colonies, déplacements (de populations) et autres choses du même genre. À éviter. Les électeurs pourraient vous suspecter d’avoir une opinion. À éviter comme la peste
L’État-providence israélien, que nous jalousaient dans le passé beaucoup de pays (vous souvenez-vous des kibboutz ?) s’effondre. Tous nos services sociaux se désagrègent. L’argent va à l’immense armée, d’une taille suffisante pour une puissance moyenne. Alors entend-on quelqu’un suggérer de réduire fortement l’armée ? Évidemment non. Comment ! Planter le couteau dans le dos de nos vaillants soldats ? Ouvrir les portes à nos nombreux ennemis ? Mais, c’est de la trahison !
Alors, de quoi parlent les politiciens et les médias ? Qu’est-ce qui passionne l’opinion publique ? Qu’est ce qui fait les titres des journaux ?
Uniquement les questions vraiment sérieuses. La femme du Premier ministre empoche-t-elle la monnaie pour les bouteilles consignées ? La résidence officielle du Premier ministre présente-t-elle des signes de négligence ? Sarah Nétanyahou a-t-elle utilisé des fonds publics pour installer un salon de coiffure privé dans la résidence ?
Alors où est le principal parti d’opposition, le Camp Sioniste (c’est-à-dire le parti travailliste) ?
Le parti souffre d’un grand handicap : son leader est le Grand Absent de cette élection.
Yitzhak Herzog n’a pas un profil de chef. De petite taille, ressemblant plus à un gamin qu’à un guerrier endurci, avec une petite voix haut perchée, il n’a pas l’allure d’un leader naturel. Les caricaturistes ont du mal avec lui. Il ne présente aucun caractère prononcé qui le rende aisément reconnaissable.
Il me rappelle Clement Atlee. Alors que le parti travailliste britannique n’arrivait pas à choisir entre deux candidats brillants, il avait élu Atlee comme candidat de compromis.
Lui non plus n’avait pas un profil de chef. (de Churchill encore : une voiture vide approcha et Major Atlee en sortit). Le monde fut surpris lorsque les Britanniques, avant même la fin de la Seconde Guerre Mondiale, renvoyèrent Churchill pour élire Atlee. Mais Atlee se révéla un excellent Premier ministre. Il se retira à temps de l’Inde (et de la Palestine), créa un État-providence, et bien plus.
Herzog démarra bien. En constituant une liste commune avec Tzipi Livni il créa une dynamique et remit sur pied un parti travailliste moribond. Il adopta un nom populaire pour la nouvelle liste. Il montra qu’il était capable de prendre des décisions. Et ce fut tout.
Le Camp Sioniste est retombé dans le silence. Des querelles internes ont paralysé l’équipe électorale.
J’ai écrit deux articles dans Haaretz appelant à former une liste commune regroupant le Camp Sioniste, le Meretz et le parti de Ya’ir Lapid. Cela aurait fait l’équilibre entre la gauche et le centre. Cela aurait créé une dynamique stimulante. Mais l’initiative n’aurait pu venir que de Herzog. Il l’a ignorée. Ainsi que le Meretz. Et aussi Lapid. J’espère qu’ils ne vont pas le regretter.
Actuellement le Meretz frise la limite du seuil électoral, et Lapid est en train de remonter lentement après sa forte chute dans les sondages, tirant surtout parti de son visage sympathique.
En dépit de tout, le Likoud et le Camp Sioniste sont en train de faire jeu égal. Les sondages donnent à chacun 23 sièges sur 120, prédisant qu’il faudra une photo pour les départager et laissant la décision historique à quantité de partis petits ou minuscules.
La seule chose en vue qui pourrait changer la donne est le prochain discours de Benjamin Nétanyahou devant les deux chambres du Congrès des États-Unis.
Il semble que Nétanyahou fonde tous ses espoirs sur cet événement. Et ce n’est pas sans raison.
Toutes les chaînes de télévision israéliennes vont diffuser l’événement en direct. Cela le présentera à son avantage. Le grand homme d’État, s’adressant au parlement le plus important du monde, plaidant pour l’existence même d’Israël.
Nétanyahou est une bête de télévision accomplie. Ce n’est pas un grand orateur à la manière de Menachem Begin (pour ne pas citer Winston Churchill), mais à la télévision il a peu de concurrents. Chaque mouvement des mains, chaque expression du visage, chaque cheveu sur la tête est absolument impeccable. Son anglais américain est parfait.
Le leader du ghetto juif plaidant à la cour du roi Goy en faveur de son peuple est une image bien connue de l’histoire juive. Chaque enfant juif lit des choses là-dessus à l’école. Consciemment ou inconsciemment, cela sera remis en mémoire aux gens.
Le choeur des sénateurs et des membres du Congrès applaudiront à tout rompre, se dresseront à de multiples reprises pour exprimer leur admiration démesurée de toutes les manières, sans aller cependant jusqu’à lui lécher les bottes.
Quelques démocrates courageux ne seront pas présents, mais les spectateurs israéliens ne le remarqueront pas, puisqu’il est d’usage dans ce genre de circonstances de faire occuper les sièges vides par des membres du personnel.
Aucun spectacle de propagande ne saurait se montrer plus efficace. Les électeurs seront conduits à se demander comment serait apparu Herzog dans le même contexte.
Je ne peux pas imaginer de propagande électorale plus efficace. Utiliser le Congrès des États-Unis comme outil de propagande est un coup de génie.
Milton Friedman soutenait qu’il n’y a rien de tel qu’un déjeuner gratuit, et ce déjeuner est vraiment d’un grand prix.
Cela consiste presque littéralement à cracher au visage du Président Obama. Je ne pense pas que l’on n’ait jamais rien vu de tel. Le Premier ministre d’un petit pays vassal, dépendant des États-Unis pour pratiquement tout, vient à la capitale des États-Unis pour défier ouvertement son Président, le traitant de tricheur et de menteur. Son hôte est le parti de l’opposition.
Comme Abraham, qui était prêt à égorger son fils pour plaire à Dieu, Nétanyahou est prêt à sacrifier les intérêts les plus vitaux d’Israël pour assurer sa victoire électorale.
Pendant de nombreuses années, des ambassadeurs israéliens et d’autres fonctionnaires ont durement travaillé pour mobiliser là la fois la Maison Blanche et le Congrès au service d’Israël. Lorsque l’ambassadeur Yitzhak Rabin arriva à Washington et découvrit que le soutien à Israël se situait essentiellement au Congrès, il fit de gros efforts – couronnés de succès – pour gagner à sa cause la Maison Blanche de Nixon.
L’AIPAC et d’autres organisations juives ont œuvré pendant des générations pour s’assurer le soutien à la fois des partis américains, des sénateurs et des membres du Congrès. Depuis des années maintenant, aucun homme politique de la Colline du Capitole n’ose critiquer Israël. Cela équivaudrait à un suicide politique. Le petit nombre d’entre eux à avoir essayé l’ont payé d’une traversée du désert.
Et voilà que Nétanyahou arrive et détruit tout cet édifice pour un spectacle électoral. Il a déclaré la guerre au parti démocrate, brisant le lien qui unit les Juifs à ce parti depuis plus d’un siècle. Mettant fin au soutien bipartisan. Amenant pour la première fois des politiciens du parti démocrate à critiquer Israël. Brisant un tabou de plusieurs générations qui pourrait bien ne pas se rétablir.
Le Président Obama, qui subit un affront, qui est humilié et contrecarré dans l’action politique à laquelle il est le plus attaché, l’accord avec l’Iran, serait Superman s’il ne nourrissait pas une revanche. Même un geste de son petit doigt pourrait nuire gravement à Israël.
Nétanyahou s’en soucie-t-il ? Bien sûr qu’il s’en soucie. Mais il se soucie plus de sa réélection.
Beaucoup, beaucoup plus.