Le plaidoyer de Philippe Herzog pour un ciment culturel commun

Selon l’ancien eurodéputé, les Européens doivent renforcer leur identité collective pour tenter de relancer leur union politique et de construire une démocratie multinational.

Pour l’économiste Philippe Herzog, ancien député européen (communiste), aujourd’hui conseiller spécial du commissaire Michel Barnier, chargé du marché intérieur et des services financiers, la relance de l’Union européenne doit passer en priorité par la construction d’un « ciment » culturel commun qui permettra de renforcer son « identité ». Dans son dernier livre, Une tâche infinie. Fragments d’un projet politique européen (Editions du Rocher, Desclée de Brouwer, Collège des Bernardins), Philippe Herzog proclame cette conviction et en explique les raisons.

« Beaucoup souhaitent encore que les Européens réussissent à bâtir une union politique, mais, dans un contexte de relativisme culturel et de peur du choc des civilisations ; nombreux sont ceux qui fuient l’enjeu culturel », écrit-il. A l’inverse, il refuse, lui, l’idée d’un « découplage » entre l’exercice de la citoyenneté politique et l’appartenance culturelle. Selon lui, « sans travail pour l’unité de la culture, il n’y aura pas d’unité politique et, sans elle, l’Europe n’a pas d’avenir » (p. 31-32).

Liberté, histoire, science

Philippe Herzog n’ignore pas les difficultés que suscitent les notions de culture européenne et surtout d’identité européenne. Il emprunte au philosophe allemand Karl Jaspers à la fois le titre de son livre et la définition de l’esprit européen. Dans une conférence prononcée en 1946 à Genève et intitulée « Une tâche infinie », Karl Jaspers retient trois mots pour caractériser « ce qui appartient en propre à l’Europe »  : liberté, histoire, science. Philippe Herzog, par ailleurs infatigable animateur du cercle de réflexion Confrontations Europe, qu’il a fondée en 1991, cinq ans avant de quitter le Parti communiste, s’inspire de la pensée du philosophe pour tenter de surmonter ce qu’il appelle la « crise d’identité » de l’Europe.

Invité de l’émission Parcours européen sur Fréquence protestante, samedi 20 novembre, il précise sa vision de l’unité européenne. «  Qu’est-ce que c’est qu’être Européen ? demande-t-il. La réponse de Jaspers, c’est que les Européens sont des humains qui veulent construire leur histoire. Ils sont épris de liberté, individuelle et collective, ils se sont donné des objectifs de prospérité, ils se sont projetés dans le monde et ils ont mobilisé pour ce faire la science et la technologie. L’Europe, c’est cet espace mu par cette volonté collective d’immortalité. Etre maître et possesseur de son histoire, dans une version cartésienne. Au fondement de cette identité on trouve le christianisme, ensuite les Lumières, qui portent tous deux cette passion de transcendance, de développement humain. C’est un universalisme. Et ça fait ciment. Pourquoi défendre cette identité ? Parce que cela nous a permis de vivre ensemble, J’ai toujours peur d’une société qui se désagrège. Je pense que les sociétés ont besoin de partager des valeurs et des projets ».

Le but, c’est la civilisation mondiale

Philippe Herzog parle d’une « identité en marche » dont la construction est, pour reprendre le titre de son livre, « une tâche infinie ». « Ce n’est pas une conception essentialiste de l’identité », précise-t-il. Cette identité est « ce qui nous a mis en mouvement ». Elle a permis des réalisations remarquables mais elle a été aussi « source de violences, de guerres, de catastrophes ». La tâche n’est donc pas de « camper sur un passé » en ne voyant que les dimensions positives. Il faut « relativiser » cette identité collective pour contribuer à la formation d’un monde où l’humanité se retrouve.

Certes le risque du choc des civilisations existe si les Européens se considèrent comme les « détenteurs de la vérité suprême », choisissent de « mépriser les autres » et cherchent à profiter de leur « domination industrielle et technologique », comme ils l’ont fait dans le passé. C’est pourquoi ils doivent « faire l’effort d’écouter les autres ». Le but, c’est la civilisation mondiale, ce n’est pas de « camper dans la civilisation européenne telle qu’elle est ». Mais « on ne peut pas aller à la rencontre des autres » en faisant table rase de son propre passé. Pour Philippe Herzog, « si on nie le fait qu’il y a une civilisation européenne, on ne contribuera pas à l’émergence d’une civilisation mondiale, c’est-à-dire d’une humanité qui partage, par delà ses différences, des valeurs universelles ». Nous devons donc « travailler notre identité collective pour contribuer à un monde partagé ».

Un laboratoire d’association de peuples

Cet esprit d’ouverture commande également, selon Philippe Herzog, le renouveau de la démocratie en Europe. Ceux qui pensent qu’il ne peut y avoir de démocratie que dans le cadre de l’Etat-nation sont « myopes », dit-il. Car l’Etat-nation n’est plus « maître de l’espace ni du temps ». La crise du gouvernement représentatif est d’abord celle des gouvernements nationaux. « L’Europe nous a obligés à discuter nos actes avec nos voisins », souligne-t-il. Elle est « un laboratoire d’association de peuples » qui étaient autrefois rivaux et qui partagent aujourd’hui des règles de droit en même temps qu’un marché et une monnaie. « La démocratie, affirme Philippe Herzog, ce n’est pas « je délègue mon devenir collectif à l’Etat-nation », c’est un exercice où chaque individu va devoir envisager le problème de la construction démocratique sur plusieurs niveaux : local, régional, national, européen, mondial. Il faut apprendre à travailler à ces divers niveaux ».

L’Union européenne offre l’esquisse de cette démocratie plurinationale. Mais « l’oeuvre est inachevée ». Ce qui manque surtout, c’est l’appropriation de l’Europe par les citoyens. Les Etats-nations « font écran », estime Philippe Herzog. Certes les institutions européennes ont leur part de responsabilité en raison d’une certaine « dérive technocratique ». Mais, conclut-il, « l’Etat-nation a failli beaucoup plus gravement que la Communauté européenne ».