Les leçons diplomatiques d’Hubert Védrine

Quatorze années à l’Elysée auprès de François Mitterrand, suivies de cinq années à la tête du Quai d’Orsay, ont donné à Hubert Védrine une vaste expérience des affaires du monde. Dans son Dictionnaire amoureux de la géopolitique, il propose sa propre vision de la diplomatie, fondée sur le réalisme et l’éthique de responsabilité. On lui reproche parfois de défendre une approche machiavélique, voire cynique. Son approche, répond-il, est d’abord l’exercice de sa « liberté de pensée et de parole ».

Si un idéaliste est un homme qui ne voit pas les choses comme elles sont mais comme elles devraient être, qui donne plus de place aux utopies qu’aux réalités, qui fait primer l’éthique de conviction sur l’éthique de responsabilité, Hubert Védrine en est l’exacte antithèse. Et il l’assume. Dans son Dictionnaire amoureux de la géopolitique (Plon-Fayard, 26 euros), l’ancien collaborateur de François Mitterrand, qui fut aussi ministre des affaires étrangères dans le gouvernement Jospin, se revendique du réalisme en politique et de sa traduction diplomatique, la realpolitik.

Il considère ainsi la défense des droits de l’homme, principal mantra des idéalistes, non comme une obligation absolue, mais comme « une composante » des politiques étrangères, « qu’on actionne quand les circonstances le permettent » et « qu’il faut combiner avec d’autres objectifs », tels que la sécurité. Et il juge l’éthique de responsabilité « plus honnête et moins dangereuse » que l’éthique de conviction. Une attitude qualifiée parfois de « cynisme » c’est-à-dire d’immoralité et d’indifférence aux souffrances humaines. Contre-sens, répond-il. Le cynisme, « c’est le contraire » selon les Grecs anciens : « la vertu et la sagesse grâce à la liberté de pensée et de parole, quitte à heurter l’opinion dominante du moment ».

C’est cette liberté qui donne aux propos de l’auteur, loin des idées reçues et des faux semblants, un air de franchise et de parler vrai. L’homme ne se paie pas de mots, à la différence de nombre de ses contemporains. Le lecteur fatigué de la langue de bois et des bons sentiments apprécie ce langage direct qui ne se berce pas d’illusions. Il fait sien l’avis de ce chauffeur de taxi assez cultivé pour citer Thucydide qui, nous raconte Védrine, lui a lancé un jour : « Tout ce que vous dites est clair et net ».

Les grandes figures de son panthéon sont celles qui ont refusé ce qu’il appelle « l’irrealpolitik », de Machiavel à Kissinger, en passant par Richelieu, Talleyrand et Metternich. « Pour que l’Europe s’en sorte, lui a dit un géopoliticien singapourien dont il fait grand cas, Kishore Mahbubani, il faudrait qu’elle devienne machiavélienne ». Ce vœu est aussi celui de Védrine. La géopolitique, c’est-à-dire « l’étude des interactions entre la géographie, l’histoire et la politique internationale », dont il se dit non pas « amoureux », malgré le titre du livre, mais passionné, suppose une analyse, aussi lucide que possible, des rapports de force. L’idéalisme kantien a les mains propres, mais n’a pas de mains, selon la formule de Sartre. « Le monde dans lequel on pense n’est pas le monde dans lequel on vit », écrit l’auteur.

Illusions d’optique

Sur l’Europe, il renvoie dos à dos les europhiles fervents, qui rêvent de fédéralisme, et les europhobes déterminés, qui redoutent l’abaissement des Etats-nations. Vain débat, suggère-t-il, car l’équilibre institutionnel entre Bruxelles, d’une part, et les vingt-sept gouvernements de l’Union européenne, d’autre part, semble arrivé à maturité. L’Europe restera organisée « à peu près comme elle l’est aujourd’hui » et « aucun traité différent ne sera ratifié par les 27 ». Ainsi construite, l’UE devra faire face, selon lui, à un grand défi : « donner un contenu concret au bel objectif de souveraineté européenne », une souveraineté conçue comme « complémentaire des souverainetés nationales ». Mais que signifie la souveraineté dans un monde globalisé et interdépendant ? Vaste question, que l’auteur ne tranche pas, nous laissant avec nos incertitudes.

Védrine nous met en garde contre les « illusions d’optique », qui nous empêchent de comprendre ce que l’histoire a à nous dire. Son « legs bouillonnant » peut en effet « nous éclairer comme nous enfermer ». Evitons les « incantations » pour mieux « décrypter notre monde » et « se préparer à celui qui vient ». Redéfinissons nos relations avec les principales puissances de la planète, les Etats-Unis, la Russie, la Chine.

S’ils ne sont plus « l’hyperpuissance » qu’ils furent, selon Védrine, dans les années 90, les Etats-Unis sont encore la puissance numéro 1. Ils s’éloignent « lentement mais sûrement » de l’Europe. Cela pourrait être « une opportunité » pour celle-ci si les Européens sont prêts à forcer le destin. Quant à la Russie, il serait possible de nouer avec elle des « rapports plus pragmatiques ». Poutine serait-il plus redoutable que Staline ? « Pourquoi ce qui a été possible avec l’URSS ne le serait pas avec la Russie ? »

Reste la Chine. Jusqu’où ira-t-elle ? « Veut-elle, va-t-elle, peut-elle dominer le monde ? ». C’est la grande interrogation. « Une nouvelle guerre froide a commencé, qui peut aller loin ! », écrit l’auteur. Si le monde ne s’unit pas pour l’endiguer, « il n’y aura pas de limites externes à la puissance chinoise au XXIème siècle ». Comment éviter le « chaos » dont parle le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres ? « Seule la peur écologique et l’interdépendance générale finiront – peut-être – par recréer les bases d’une organisation générale », conclut Védrine. On devine qu’il n’y croit guère.