Monter au front pour conduire l’Europe

Directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et président d’honneur de Notre Europe – Institut Jacques Delors, Pascal Lamy a prononcé le 3ème discours « Tommaso Padoa-Schioppa » lors du Forum économique de Bruxelles le 19 juin 2013. Cette Tribune, basée sur son discours, et publiée sur le site de Notre Europe – Institut Jacques Delors, porte sur trois éléments clés : la crise européenne, la pertinence de la poursuite de l’intégration européenne et les domaines d’une telle intégration européenne plus poussée.

Tommaso [Padoa-Schioppa] était sans prétention, déterminé et compétent. Il ne cessait de penser, comme Jean Monnet, qu’il ne suffisait pas d’avoir des idées, mais qu’il fallait aussi les diffuser et les semer sur un sol fertile. Et c’est précisément ce qu’il a fait sur les questions financières, économiques et monétaires, en mettant toujours l’Europe au cœur de ses efforts. Il était à la fois un architecte et un ingénieur.

Il y a deux ans, Tommaso nous a quittés. Beaucoup dans cette salle ont perdu un ami. Nous avons tous perdu un guide. Nous avons perdu une contribution intellectuelle cruciale alors que l’Europe traverse sa plus grave crise des 50 dernières années.

1. La crise en Europe – la crise européenne

Le terme de « crise » n’est pas nouveau dans le vocabulaire européen. En effet, l’histoire nous a montré que la construction européenne a dû surmonter de nombreuses crises.

Certains dans cette salle se rappelleront le général De Gaulle et sa « politique de la chaise vide » entre 1965 et 1966.

Avec la récente disparition de Margaret Thatcher, nous nous sommes souvenus de son combat acharné pour réduire la contribution britannique au budget européen dans les années 1970. Ce qui avait conduit à un sérieux conflit sur le financement de l’Europe, qui perdure d’ailleurs aujourd’hui.

Dans les années 1990, on a assisté à la crise du Système monétaire européen, suivi par la démission de la Commission européenne en 1999.

Plus récemment, l’Europe a été ébranlée par les rejets français et néerlandais, par référendum, de la Constitution européenne.

Mais la crise d’aujourd’hui n’est pas juste un exemple supplémentaire d’un pas en arrière permettant ensuite de faire trois pas en avant. Cette fois-ci, il s’agit d’une crise existentielle. Il s’agit d’une crise touchant la poursuite même du processus d’intégration européenne initié dans les années 1950. En réalité, c’est une triple crise à laquelle nous assistons.

Tout d’abord, il s’agit d’une crise de légitimité . Comme le montrent les récents sondages Eurobaromètre et Pew, le soutien de l’UE auprès du public baisse fortement. Cela tient en partie à la gravité de la crise économique, qui a débuté en 2008 et qui affecte sérieusement de nombreux citoyens européens. Mais cela tient aussi à la perception de la « division du travail » entre Bruxelles et les capitales européennes : « austérité » pour Bruxelles et « mesures de stimulation de la croissance  » pour les capitales. Et tout ceci vient couronner une désaffection plus ancienne de l’Europe. Il est intéressant de noter que ces sondages montrent aussi que les Européens ne souhaitent pas un retour à leur monnaie nationale. Ils veulent l’euro et acceptent même l’idée de la nécessité des changements et des réformes. Cependant, ils ne voient pas de réponses concrètes à leurs préoccupations.

La seconde crise est une crise de crédibilité. Pour la première fois en 60 ans, le reste du monde commence à douter sérieusement de la solidité du projet européen. Ce qui a conduit à un processus sans précédent de « re-nationalisation  » dans le domaine des relations internationales. Tout se passe comme si les diplomates dans les capitales étrangères protégeaient leur position au cas où l’Union européenne venait à exploser.

La troisième crise est une crise du modèle européen . Le modèle d’économie sociale de marché, le fameux modèle de Sozialmarktwirtschaft qui constitue la spécificité de l’Union européenne, reconnaît que des systèmes reposant sur une forte protection sociale améliorent la compétitivité. Comme Olli Rehn le sait bien, il n’est cependant pas facile de communiquer aujourd’hui ce modèle européen au Grec, au Portugais ou à l’Espagnol moyen. Ils souhaitent que ce modèle se traduise en mesures concrètes. Ainsi, cette crise en cache une autre, à savoir une crise de solidarité. Les difficultés de l’euro ont montré que les mécanismes de solidarité européenne n’ont pas été suffisamment bien conçus pour résister à un choc du type de celui qui nous affecte depuis 2008.

La crise économique en Europe constitue en réalité la toile de fond d’une crise européenne plus grande et plus profonde : une crise de l’âme même de l’intégration européenne. La boîte de Pandore a été ouverte et des voix plaidant pour la dé-construction du projet européen se font de plus en plus entendre.

2. La poursuite de l’intégration européenne est-elle la voie à suivre ?

Mais faut-il poursuivre l’intégration européenne ? Il s’agit là de la question existentielle à laquelle les Européens vont être confrontés lors des élections européennes de l’an prochain. Et c’est la question à laquelle doivent répondre les programmes des différents groupes politiques. Les citoyens européens feront peu de cas des partis et des individus. En revanche, ils voudront en savoir plus sur le projet d’intégration européenne actuel. Avant de répondre à cette question, nous devons examiner le contexte. Le monde est de plus en plus globalisé et les interdépendances s’accroissent. Nous assistons à un rééquilibrage des puissances mondiales, avec le poids croissant des puissances émergentes et la balance des rapports de force qui penche désormais vers l’Est. Pour la première fois dans l’histoire mondiale, le PIB des pays en développement a égalisé en 2012 celui des économies développées. En outre, le différentiel de croissance entre économies développées et en développement augmente. En 2030, la classe moyenne aura plus que doublé en taille, passant de 2 millions de personnes actuellement à environ 5 millions. En résumé, nous assistons à un réajustement de la puissance et de l’influence des pays et régions.

Dans ce contexte changeant, on peut répondre à la question relative au projet européen d’un point de vue économique. Nous savons que la taille du marché n’est pas sans influence, notamment dans le système capitaliste dans lequel nous vivons, que cela nous plaise ou non.

L’Europe dispose d’un atout de taille : son intégration économique régionale est la plus avancée du monde. Certes, d’autres régions du monde telles que la Communauté d’Afrique de l’Est, l’ASEAN, l’Union douanière eurasiatique et l’Amérique centrale vont dans le sens d’une intégration plus poussée. Et un certain nombre de régions dans le monde recherchent également des formes plus approfondies d’intégration économique comme le Partenariat transpacifique, le Partenariat économique global régional ou l’Alliance du Pacifique, pour n’en nommer que quelques-uns.

Mais Tommaso avait une vision du monde bien plus complexe, que je partage totalement. Il pensait qu’avec la mondialisation, l’intégration économique allait de pair avec l’intégration politique. La mondialisation n’était pas ce qui avait conduit l’Europe d’un marché commun à un marché unique, puis à une union monétaire. Or c’est la logique d’intégration régionale sous-jacente au XXI ème siècle. Comme nous l’a montré la crise économique, nous ne pouvons pas avoir une union monétaire sans une intégration économique plus forte, ce qui impliquera en outre des liens politiques plus étroits. Et ce n’est pas un rêve intellectuel. Mon expérience me prouve qu’il s’agit simplement de l’impératif découlant de la logique d’une interdépendance économique croissante.

Laissez-moi expliquer cette affirmation par le prisme du commerce. Comme l’indique le rapport rédigé par un groupe de réflexion que j’avais rassemblé l’an dernier sur l’avenir du commerce mondial, notre monde doit faire face au défi de la convergence. Et la convergence des marchés aujourd’hui porte de plus en plus sur des questions d’identité et de valeurs. C’est ce que nous observons très clairement dans les accords commerciaux régionaux en cours de négociation, tels que le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement UE/États-Unis ou le Partenariat économique global régional. On parle de moins en moins de tarifs douaniers mais de plus en plus de la manière de construire des marchés communs. Et aujourd’hui, celui implique inévitablement de s’attaquer aux obstacles non tarifaires liés aux valeurs et à la culture.

En résumé, alors que la poursuite de l’intégration est nécessaire, il est devenu absolument évident que nous ne pouvons penser « intégration » sans penser « identité ».

En d’autres termes, l’intégration va aujourd’hui de pair avec les « valeurs  ». Ce qui, à son tour, implique une intégration politique plus poussée. L’intégration politique mondiale restant encore une réalité très lointaine, il faut avancer par le biais de l’intégration régionale, un domaine dans lequel l’Europe continue à être en avance.

3.Quels domaines pour une intégration européenne plus poussée ?

Laissez-moi vous mentionner brièvement les trois éléments clés nécessaires à une intégration européenne plus poussée.

Tout d’abord, il convient de redonner une énergie politique au projet européen, ce qui implique de briser le plafond de verre de la légitimité. La légitimité a toujours été une pomme de discorde en Europe. Aujourd’hui, la stratégie de sortie de la crise de la zone euro exige davantage de discipline et de solidarité, ce qui ne peut être obtenu que par un renforcement de la légitimité. Mais je ne pense pas qu’il faille pour cela « jongler » avec les institutions  : il s’agit davantage d’un problème d’affection. Les Européens n’ont tout simplement plus le sentiment d’appartenir à une communauté.

Nous avons essayé par tous les moyens possibles d’ajuster les idées de Montesquieu aux besoins de l’Europe. L’Europe dispose d’un pouvoir législatif, d’un pouvoir exécutif et d’un pouvoir judiciaire. Mais ce triangle institutionnel n’est pas suffisant pour créer un espace politique supra-national.

Les stéréotypes que nous pensions oubliés depuis longtemps sont réapparus durant la crise. Ce que les Romains appelaient l’« affectio societatis » s’est en fait révélé extrêmement faible en Europe.

Le renforcement de l’affection pour le projet européen impliquera d’accepter qu’il existe deux sources de légitimité politique, les peuples et les États souverains, et que les deux sont nécessaires dans un système fédéral.

Cela nécessitera un système institutionnel avec un exécutif qui ne pourra être qu’un tiers de confiance (la Commission), un sénat des États (le Conseil) et une chambre représentant le peuple (le Parlement européen).

Cela exigera aussi un débat, voire des négociations, sur le modèle de civilisation européen basé sur un ensemble de valeurs plus étroitement imbriquées que celles décrites aujourd’hui dans le traité sur l’Union européenne.

L’Europe défend un ensemble de valeurs inscrites à l’article 2 du traité sur l’Union européenne  : liberté, sécurité, justice, économie sociale de marché, développement durable, qualité environnementale, justice sociale, cohésion, solidarité. Elle a trouvé un équilibre entre liberté, initiative privée et protection sociale.

Mais même en laissant de côté les différences politiques, j’estime qu’il serait juste de dire que ces valeurs génériques ne sont pas perçues ou ressenties de la même manière dans l’ensemble de l’Europe. Les Européens doivent les affiner et se les approprier. L’intégration politique implique un changement de perspectives anthropologiques et l’établissement d’un cadre dans lequel « les cousins deviennent frères et les voisins deviennent cousins ».

Ce nouveau récit pour l’Europe ne peut être le résultat que de choix positifs. Et non le simple refus des guerres sur le sol européen. Et non une simple détestation commune des horreurs du passé. Et non une simple nostalgie commune du berceau de la civilisation européenne. Mais un nouveau récit positif, axé sur l’action, qui unisse les Européens dans la croyance que leur avenir peut être meilleur que leur passé.

Ce nouveau récit ne sera pas le résultat d’un « leadership d’arrière-garde ». Il émergera après des efforts pour expliquer, débattre et convaincre, afin qu’il soit ensuite « accepté ».

Deuxième élément clé  : il faut ré-inventer la différenciation. Compte tenu de ce que signifie l’intégration aujourd’hui, nous devons reconnaître que tout le monde ne sera pas prêt à avancer à la même vitesse. La différenciation est inévitable.

Ce débat n’est pas nouveau dans l’Union européenne. Mais il serait juste de dire que la géométrie variable a souvent été invoquée mais rarement pratiquée. Aujourd’hui, il est non seulement urgent mais aussi essentiel de trouver des réponses à la question de la différentiation.

La « coopération renforcée  » constitue-t-elle le bon moyen d’aller de l’avant  ? Qu’en est-il de la « méthode ouverte de coordination »  ? Des clauses d’exemption  ? Cela est tout particulièrement pertinent pour le renforcement de la gouvernance économique de l’Europe, et notamment de la zone euro. Deux choses sont à mon avis claires. Quelle que soit la voie choisie, il faut privilégier la méthode communautaire. Et le moteur franco-allemand doit être au cœur de toute solution. D’autres formats ont été essayés et testés mais sans succès.

Le troisième élément concerne deux priorités économiques de l’UE  : le parachèvement de l’union bancaire et l’amélioration de la compétitivité européenne. Cette conférence va traiter en détail de la nécessité de parachever l’union bancaire. Il suffit de dire qu’il s’agit d’une tâche urgente ainsi que d’un saut vers une plus grande solidarité.

Je me concentrerai donc brièvement sur la question de la compétitivité. J’entends par là l’amélioration des performances économiques de l’Europe dans son ensemble, et pas uniquement de la zone euro, voire de certains pays de la zone euro. Cela repose en grande partie sur les politiques nationales. Un bon dialogue entre les pays européens, sur la base de faits et de chiffres fournis par la Commission, pourrait être très utile pour savoir quelles mesures ont fonctionné, ou non, et pourquoi.

Mais cela repose aussi en grande partie sur des politiques horizontales qui exigent une action communautaire. Cela passe tout d’abord par une meilleure utilisation du secteur des services européens. Une plus grande ouverture de ce secteur au niveau européen permettrait de développer un potentiel de croissance et d’emploi inexploité.

Le développement d’une stratégie énergétique européenne constitue un autre élément essentiel pour combiner compétitivité-prix et durabilité environnementale. L’investissement dans l’innovation et la recherche fondamentale et appliquée est un autre domaine qui implique de mutualiser davantage de ressources par le biais d’un budget commun. L’amélioration de la compétitivité européenne, pour les producteurs mais aussi les consommateurs, passe aussi par une harmonisation fiscale. Enfin, un « pacte européen pour les PME  », autre source de potentiel inexploité pour la croissance et les emplois, pourrait être développé.

L’ampleur de la tâche à accomplir pour l’Europe est immense. Le temps est compté. Et il y a urgence. En mai 2014, les Européens iront voter pour élire leurs représentants au Parlement européen. Ils chercheront des réponses, une direction, un chemin pour aller de l’avant. Les responsables européens doivent « monter au front », et ce au plus vite.