Portes ouvertes pour la spéculation

Au cours d’un débat sur "Les relations germano-grecques aujourd’hui", organisé par la maison Heinrich Heine en coopération avec la Fondation Hellénique de la Cité internationale universitaire de Paris le mercredi 30 mai , l’économiste Kostas Vergopoulos, professeur des universités, a présenté son analyse des dangers d’une vue à court terme.

 

La crise grecque n’est que la partie visible d’une crise européenne plus large et plus profonde qui touche déjà plusieurs pays membre de la zone monétaire de l’euro. Cette zone traverse actuellement une phase de déstabilisation qui nourrit des doutes et des craintes quant à sa survie, y compris dans le proche avenir. L’économie de la zone est actuellement en régime de croissance nulle ou négative, ce qui constitue déjà un danger non seulement pour sa propre survie, mais autant pour celle de l’économie mondiale. De toutes parts de la planète, les autres régions du monde exhortent l’Europe à changer de cap et de politique économique : la Chine, les Etats Unis, mais aussi le Brésil, la Russie. Décidément, les non Européens s’intéressent beaucoup plus à la stabilité en Europe que les Européens eux-mêmes ! Pourtant, l’Europe persiste dans l’immobilisme, ne bouge pas, elle poursuit ses choix et politiques qui ne mènent qu’à sa propre impuissance, décomposition, appauvrissement. Tout cela sous le prétexte de la lutte contre l’endettement souverain des Etats membres et contre les déficits publics. Cependant, une fois de plus, le remède s’avère plus dangereux que la maladie. Avec le choix de l’austérité, la contraction générale des revenus est assurée, ce qui ne manque pas de rendre toute dette encore plus difficile à servir. D’autre part, la récession généralisée en Europe rend vain et impossible tout effort de convergence en vue de constituer un seul ensemble économique européen. La contraction des revenus et des dépenses exerce forcément des effets négatifs et déstabilisateurs sur les perspectives de l’accomplissement de l’édifice européen.

L’Europe n’est pas endettée vis-à-vis de l’extérieur

Pourtant, les choix de l’austérité, de la récession et de la déstabilisation ne peuvent pas être imputés à l’endettement des Etats membres : l’Europe dans son ensemble n’est pas endettée et si certains Etats membres sont débiteurs, ils ne le sont qu’envers d’autres Etats membres de la même région monétaire. Il serait tout à fait absurde que la monnaie commune fût en danger à cause des dettes internes à sa propre zone monétaire. La gestion allemande du problème des dettes et des déficits s’avère en définitive plus dangereuse que le problème lui-même. Elle crée plus de problèmes qu’elle ne permet d’en résoudre. Si l’Europe était gravement débitrice envers d’autres régions du monde, comme le sont les Etats Unis envers la Chine, une question d’éventuel déclin historique aurait pu se poser, tout comme c’est déjà le cas pour les USA. Toutefois, comme l’Europe n’est débitrice qu’envers elle-même et qu’une autre partie de l’Europe reste largement excédentaire et créditrice, tout déclin éventuel pour le vieux continent n’obéirait à aucune prétendue loi de nécessité historique, mais ne découlerait que de ses propres choix erronés et par sa propre responsabilité. A la fin du 19e siècle le philosophe allemand Friedrich Nietzsche notait que le déclin n’est pas un mal qui découle de l’ordre des choses, mais dans la plupart des cas c’est un mal qu’on refuse de combattre ou qu’on choisit de combattre par des moyens inappropriés. Dans ce jeu de mauvais choix et de dissimulation de ses propres responsabilités, le rôle de l’Allemagne s’avère décisif et primordial.

Si le surendettement contraint aujourd’hui les pays débiteurs de la périphérie européenne à des coupes drastiques dans les revenus et les dépenses, bien que cela s’avère contre-productif notamment en ce qui concerne la capacité de servir les dettes, les pays créanciers, dont l’Allemagne, auraient dû stimuler leurs revenus et dépenses, ne serait-ce qu’à titre de compensation par suite du vide créé en Europe par les coupes des premiers. Etant donné que l’UE absorbe 90% de son propre PIB, il s’en suit qu’elle-même ressort comme la principale victime des politiques d’austérité actuellement généralisées dans le vieux continent. Tandis que les pays de la périphérie européenne accumulent des déficits extérieurs, l’Allemagne accumule des excédents extérieurs, dont 66% proviennent de ses échanges avec leurs partenaires de la zone Euro. Toutefois, si les déficits déstabilisent l’économie de la zone, les excédents en font autant, comme Keynes l’a bien démontré. Tout déséquilibre, déficit ou excédent, est cause de déstabilisation et cela enclenche automatiquement des mécanismes de correction. Avec la nuance fondamentale que les pays excédentaires disposent, en raison de leurs excédents, d’infiniment plus des moyens pour agir dans le sens de la correction et de la stabilisation que les pays déficitaires, qui par définition ne disposent pratiquement d’aucune marge de manœuvre.

Cependant, une fois de plus, la loi des créanciers fait que les pays débiteurs sont décriés, tels des boucs émissaires, en tant que PIGS (pays cochons), pays « dépensiers et fainéants », et cela malgré le fait que ces pays ne disposent d’aucune marge de manœuvre pour assumer un rôle actif dans la stabilisation de la zone monétaire.

La capacité de stabiliser l’eurozone

Jusqu’à 2008, l’Allemagne acceptait de recycler ses excédents en accordant des crédits vers les économies surendettées. Cependant, la déstabilisation de la zone monétaire et la crise actuelle de l’Eurozone se manifestent à partir de 2008, c’est-à-dire à partir du moment où l’Allemagne refuse de recycler ses excédents vers les pays périphériques, tout en refusant par ailleurs de les recycler à l’intérieur de sa propre économie, soit par l’accroissement de ses investissements soit par l’accroissement des revenus. Depuis 2008, l’Allemagne cumule des excédents, mais refuse aussi bien de financer que de recycler. Cela a suscité la dispersion croissante dans les taux d’intérêt de l’endettement souverain à l’intérieur de la zone Euro et cela surtout en l’absence de mécanismes et institutions européennes de solidarité qui auraient pu agir pour stabiliser ne serait-ce que le marché européen des titres souverains. Or lorsque l’accès à la monnaie unique comporte des coûts divergents, comme les démontrent aujourd’hui les spreads divergents sur les marchés des pays européens, cela implique que la monnaie commune a déjà cessé d’être unique. Elle ne l’est que de nom, tandis que l’inflation et le pouvoir d’achat en biens réels divergent substantiellement parmi les pays de la zone.

La trappe à liquidités

Le refus de recycler du gouvernement allemand, tout en suscitant les écarts divergents dans les taux de rendement des titres souverains, n’a pas « assagi » les pays « dépensiers et fainéants », comme le prétendait la Chancelière Merkel, mais , au contraire, a créé une situation de méfiance grandissante envers les titres européens sur les marchés, ce qui finit aujourd’hui par installer la spéculation au cœur même des marchés financiers européens, au bénéfice immédiat de l’Allemagne qui voit les taux de ses emprunts se réduire à zéro. Or si l’argent coûte zéro à l’Allemagne, c’est parce qu’il coûte trop cher chez ses partenaires. Les deux aspects sont liés et se supposent réciproquement. La politique allemande non seulement ne cherche pas à contrôler la dynamique spéculative des marchés financiers, encouragée par la dispersion des taux de rendement, mais au contraire elle lui ouvre elle-même la voie, la légitime, pour se livrer finalement à elle. Aujourd’hui, sous l’impulsion allemande, l’euro fonctionne comme un système de drainage des liquidités européennes aux dépens de l’ensemble de partenaires de l’Allemagne dans la zone monétaire. Cela est confirmé par la récente émission de bonds publics allemands à des taux zéro de rendement. Le principal pays créancier est en train de déstabiliser ses partenaires, absorbant leurs liquidités, que par ailleurs lui-même refuse toujours de recycler, tant sur le plan européen que sur son propre marché intérieur. Les taux de l’investissement et de la formation de capital allemand sont en train décliner, tout comme le taux de croissance de son économie qui actuellement se situe à des niveaux sensiblement proches de zéro. L’Allemagne absorbe et s’approprie les liquidités européennes qu’elle ne recycle pas, en raison de son choix en faveur de l’austérité. Elle gagne ainsi la confiance de la finance spéculative, mais non forcément celle des investisseurs productifs, des industriels et des commerçants. Il s’agit d’une situation déjà connue par la théorie et par l’histoire économique : des liquidités abondantes et bon marché, mais sans effet économique tant sur l’investissement et la formation du capital que sur la production. Dans la théorie économique, cette situation porte un nom : elle s’appelle « la trappe à liquidités » (liquidity trap), dans laquelle l’Allemagne choisit de se laisser s’enfermer aujourd’hui, aux dépens de ses partenaires dans la même zone économique et monétaire et surtout aux dépens de l’avenir de cette zone même.

Des crédits pour la spéculation

De même, le rejet allemand permanent des euro-obligations n’a d’autre effet que de pérenniser les écarts des spreads et du coût de l’argent parmi ses partenaires. La Chancelière allemande défend ouvertement la dispersion des spreads, plutôt que leur convergence, sous un argument de caractère « pédagogique » : elle prétend que la hausse du coût de l’argent sanctionne les pays paresseux et indisciplinés, tandis que la baisse des spreads couronne et récompense ceux qui font des efforts efficaces. Toutefois, il n’en reste pas moins que, dans l’état actuel des choses européennes et même si Mme Merkel avait parfaitement raison, la dispersion croissante des spreads n’accélère pas les réformes structurelles qui seraient de prétendus objectifs à atteindre dans un avenir lointain et forcément incertain, mais, dans l’immédiat, ne fait que nourrir les vagues et les tourmentes de la spéculation aux dépens de la zone et de sa monnaie commune.

Il en va de même de la politique de la Banque Centrale Européenne consistant à offrir des crédits illimités à taux zéro pour cent aux banques privées, mais sans effet sur la nécessaire et souhaitable reprise de l’activité économique qui ne cesse de se dégrader. L’injection récente de 1000 milliards d’euros par la BCE, sous la direction de M. Dragui, au lieu d’obtenir le redressement de l’économie européenne, constitue en fait un encouragement matériel important vers le triomphe de la financiarisation et de la spéculation au sein de l’économie européenne. L’abondance des liquidités, non suivie de relance des activités économiques, constitue forcément le contexte favorable qui permet de livrer l’économie européenne encore plus profondément aux maîtres de la finance et de la spéculation. Tout comme il y a un siècle, au début du 20e siècle, il se confirme à notre époque, une fois de plus, que, malgré les discours et les idéologies du mondialisme et de l’expansionnisme du capital, le stade suprême du capitalisme reste toujours le même : celui de son repli sur la spéculation et le parasitisme. Dans cette mutation, dont le foyer mondial se situe aujourd’hui en Europe, l’Allemagne, sous la direction de la Chancelière, aura joué le rôle décisif. Toutefois, dans ce jeu allemand et européen, s’il est sûr que la Grèce et les autres pays de la périphérie européenne sont les principaux perdants, il n’est pas aussi évident que l’Allemagne avec ses choix douteux reste le principal gagnant, à l’exception des bénéfices extrêmement de court terme qu’à présent elle en tire. La mutation financière sape forcément les conditions de reproduction de tout système économique. Et dans ce cas, l’Europe risque de se trouver dans un destin qu’elle n’aurait pas souhaité ni mérité.