Pour ou contre Jean-Claude Juncker

La désignation du président de la Commission divise les dirigeants européens. Les uns demandent aux chefs d’Etat et de gouvernement de respecter la volonté des électeurs en choisissant Jean-Claude Juncker. Les autres soutiennent que d’autres critères doivent être pris en considération.

Plusieurs gouvernements européens, à commencer par celui de Londres, contestent la règle selon laquelle le chef du parti arrivé en tête aux élections européennes doit devenir le nouveau président de la Commission. Ils s’opposent donc à la nomination de Jean-Claude Juncker, ancien premier ministre luxembourgeois, dont la formation – le Parti populaire européen – a obtenu une majorité (relative) des suffrages au Parlement. Ils soulignent que le chef de l’exécutif européen, selon les traités, doit être choisi conjointement par le Conseil européen, qui le propose, et par le Parlement, qui l’élit, mais qu’on ne saurait déposséder les Etats de leur pouvoir, ce qui serait le cas si la désignation du président résultait automatiquement du scrutin. Le premier ministre britannique, David Cameron, est suivi dans son refus par ses homologues finlandais, suédois, hongrois et néerlandais, qui tentent de construire avec lui une minorité de blocage.

Charles Grant contre Anthony Giddens

Le très europhile Charles Grant, président du Centre for European Reform (CER), un laboratoire d’idées britannique qui défend l’intégration européenne, ne veut pas non plus de Jean-Claude Juncker. Il explique sur le site du CER que l’Union européenne ne pourra pas relancer la croissance ou résoudre la crise de l’euro sans une Commission forte. Or, selon lui, la méthode proposée pour désigner le nouveau président de la Commission tend plutôt à affaiblir celle-ci. D’abord parce que les deux principaux postulants, Jean-Claude Juncker et Martin Schulz, sont à peu près inconnus des Européens et que leurs visions de l’Europe sont trop proches pour offrir un véritable choix. Ensuite parce que le fonctionnement même de la Commission repose sur le compromis et que l’appartenance politique de son président est secondaire. Enfin parce que la politisation de la Commission risque de compromettre sa crédibilité et sa légitimité.

L’essentiel, selon Charles Grant, est de choisir un bon président, c’est-à-dire un homme ou une femme de premier plan, que ne sont ni Martin Schulz, dont l’expérience à la tête d’un exécutif se limite à la gestion d’une petite ville allemande, ni Jean-Claude Juncker, battu dans son propre pays pour une affaire d’espionnage et surtout trop effacé à la tête de l’Eurogroupe pendant la crise financière. Charles Grant pense que le système de la désignation préalable a empêché les « poids lourds » de se déclarer. Il cite parmi eux la Lituanienne Dalia Grybauskaite, l’Irlandais Enda Kenny, le Suédois Fredrik Reinfeldt, la Danoise Helle Thorning-Schmidt, le Polonais Donald Tusk, le Finlandais Jyrki Katainen, l’Italien Enrico Letta, les Français Christine Lagarde et Pascal Lamy. La Commission, conclut-il, a besoin d’un président « dynamique et efficace ».

Le débat divise les intellectuels britanniques. Le sociologue Anthony Giddens, ancien directeur de la London School of Economics, qui fut naguère auprès de Tony Blair, le théoricien de la « troisième voie », répond ainsi à Charles Grant sur le site du Centre for European Reform. Il estime que les élections européennes de 2014 sont les premières qui se soient jouées « en grande partie sur des questions européennes plutôt que strictement nationales » et que le nom de Jean-Claude Juncker, un homme « largement moqué comme incolore et membre du système », est le résultat d’un « processus démocratique ». Si cette candidature est rejetée à la suite de tractations à huis clos, affirme-t-il, « l’Union européenne reviendra à certaines de ses pires pratiques ». Anthony Giddens se dit partisan d’un « fédéralisme économique » qui, selon lui, n’est pas possible à long terme sans un « fédéralisme politique ».

Une question « à choix multiples »

Comment choisir le président de la Commission ? Deux spécialistes des affaires européennes, Yves Bertoncini, directeur de Notre Europe-Institut Jacques Delors, et Thierry Chopin, directeur des études de la Fondation Robert-Schuman, rappellent dans une étude commune que l’appartenance partisane n’est qu’un des critères du choix. En examinant les nominations intervenues depuis 1979, ils constatent que trois autres critères ont joué : le profil personnel du président, son pays d’origine et la prise en compte des autres postes à attribuer ou déjà attribués au niveau européen.

En ce qui concerne l’appartenance politique, les deux chercheurs constatent que « l’affiliation partisane du président de la Commission a correspondu seulement une fois sur deux à celle du parti arrivé en tête aux élections et détenant le plus grand nombre de sièges au Parlement européen ». Il s’agit de José Manuel Barroso en 2004 et 2009 et, avant lui, de Jacques Delors en 1984. En revanche, Gaston Thorn en 1981, Jacques Santer en 1994 et Romano Prodi en 1999 n’appartenaient pas au parti majoritaire.

L’appréciation du profil personnel des six présidents est plus subjective. Les deux auteurs notent seulement que les décideurs devront déterminer « s’ils souhaitent ou non que la direction du collège bruxellois soit confiée à une personnalité affirmée ou à une personnalité plus consensuelle, voire contrôlable ». Chacun mettra dans l’une ou l’autre catégorie les noms qu’il voudra.

Le pays d’origine est également un critère. Un équilibre a jusqu’ci été maintenu entre les « grands » pays et les pays « petits » ou « moyens ». De même, une alternance a été à peu près respectée dans le passé entre le sud, l’ouest et le nord-ouest (Grande-Bretagne), mais deux absences sont « frappantes », celle des pays du nord de l’Europe (Danemark, Finlande, Suède) et celle des pays de l’Est, entrée dans l’UE en 2004 et 2007. Une règle non écrite semble aussi imposer que le président soit issu d’un des pays les plus engagés dans l’intégration (euro, espace Schengen).

Enfin, le choix du nouveau président tient compte des autres postes pourvus ou à pourvoir : présidence du Conseil européen, de la Banque centrale, de l’Eurogroupe, du Parlement, secrétariat général de l’OTAN, haut représentant pour les affaires étrangères, direction générale du FMI et de l’OMC. Les auteurs indiquent, à titre d’exemple, qu’il paraît improbable d’attribuer la présidence de la Commission à l’Italie, qui détient déjà la présidence de la BCE. Ajoutons que la répartition géographique s’accompagne, pour les principaux postes européens, d’une répartition partisane : ainsi la droite préside-t-elle aujourd’hui la Commission et le Conseil européen tandis que la gauche occupe le poste de haute représentant pour les affaires étrangères. Il s’agit donc, soulignent les auteurs, d’une « question à choix multiples ».