Pourquoi l’Europe centrale ferme sa porte aux migrants

En Pologne, les élections législatives viennent de porter au pouvoir, comme en Hongrie, une droite nationaliste qui refuse de s’associer à la politique des quotas décidée par l’Union européenne en faveur des réfugiés. Dans un entretien à Fréquence protestante, diffusé le 17 octobre, Jacques Rupnik, chercheur au CERI, explique les spécificités des pays d’Europe centrale qui les poussent à fermer leurs portes aux migrants.

Les pays d’Europe centrale ne veulent pas accueillir les candidats à l’asile. Faut-il en conclure que l’Europe à 28 ne fonctionne pas ?

L’Europe à 28 connaît des difficultés qui ne sont pas toutes dues à l’élargissement à l’Est. On l’a bien vu dans la crise grecque. Il s’agit d’une crise de la zone euro dont ni la Hongrie ni la Pologne ni la République tchèque ne font partie. Avec la crise migratoire, ces pays, qui avaient connu une intégration plutôt réussie, sans problèmes majeurs, qui en avaient tiré de grands bénéfices économiques et une grande visibilité politique, se sont retrouvés en porte-à-faux par rapport au centre de l’Union européenne.
Pendant vingt ans on a eu une convergence Est-Ouest au sein de l’UE et au moment où l’on pensait que, à force de pencher à l’Ouest, l’Europe centrale s’était en quelque sorte dissoute, avait perdu ses spécificités, voilà qu’à l’occasion de la crise migratoire elle nous rappelle ses spécificités et elle les affirme haut et fort en refusant la politique des quotas.

Quelles sont ces spécificités ?

Pourquoi la crise migratoire a-t-elle été le révélateur de ces spécificités que l’on croyait un peu atténuées ? Pour des raisons profondes qui remontent à leur histoire. Depuis le XIXème siècle, les pays d’Europe centrale sont des pays d’émigration, et non pas d’immigration. Cette émigration s’est poursuivie après 1989, après la chute du communisme. Il y a un million de Polonais, de Slovaques et de Baltes en Grande-Bretagne. La Roumanie et la Bulgarie ont perdu 15% de leur population, surtout vers l’Italie, l’Espagne, le Portugal. Ces pays n’ont pas l’habitude d’accueillir des migrants. Il y a eu des réfugiés après la guerre de Yougoslavie, il y a une immigration économique venant de l’Est, particulièrement d’Ukraine. Mais c’est une immigration de voisinage, une immigration de populations qui s’intègrent facilement. Là ils sont devant une immigration d’un type différent, qu’ils ne connaissent pas et qui les inquiète. Parfois cette inquiétude prend une tournure un peu agressive et qui provoque un réflexe de fermeture.

Pourquoi ces pays refusent-ils le multiculturalisme ?

Autre spécificité de ces pays : ils commémorent avec une certaine ferveur et presque une certaine délectation leurs grands traumatismes et leurs grandes défaites. Les Serbes sont émus aux larmes au souvenir de la bataille du Kosovo en 1389. Pour les Hongrois c’est la bataille de Mohacs en 1524. Pour les Tchèques c’est la bataille de la Montagne blanche, la défaite de la Bohême protestante face aux Habsbourg catholiques en 1620. Ces pays ont gardé le souvenir que leur existence est menacée, qu’ils sont une sorte de rempart face aux invasions ottomanes.
Si on sait tout cela, on a quelques éléments sur leur perception d’une émigration venue du Sud, une émigration musulmane. Ajoutons à cela que ces pays ont été multiculturels jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Avec l’extermination des Juifs et les déplacements de populations, la Pologne est pour la première fois de son histoire un Etat homogène. A la fois à cause de cette expérience d’extermination et parce qu’ils ont été enfermés pendant 45 ans dans le système soviétique, ils n’ont pas eu d’expérience migratoire. Ils n’ont pas, comme les pays d’Europe occidentale, l’expérience de l’arrivée de populations venues d’Afrique et du monde arabe, issues des anciennes filières coloniales.
Eux disent : nous n’avons pas de culpabilité à avoir vis-à-vis des migrants et des pays dont ils sont originaires. Nous n’avons colonisé personne, nous avons été colonisés. Jusqu’en 1989 nous étions dans l’empire soviétique. Ils n’ont pas le complexe d’une partie des populations occidentales qui disent : nous devons accueillir parce que nous sommes impliqués dans ces régions, nous sommes coresponsables de leurs difficultés. Il y a là des expériences différentes qui expliquent que l’Europe centrale se conduit différemment dans la crise migratoire.

A-t-on eu tort d’accueillir ces pays dans l’Union européenne ?

Je ne crois pas qu’on ait eu tort. Ils ont construit des régimes démocratiques, qui respectent les droits de l’homme. Il se trouve qu’ils ont de la question migratoire une lecture différente. Pour Mme Merkel, nous devons accueillir les réfugiés au nom de valeurs européennes, les valeurs européennes sont des valeurs universelles, le droit d’asile ne se discute pas, c’est une obligation, c’est un impératif.
Eux ont une vision de l’Europe en termes de culture et de civilisation. Ce sont des nations qui se sont construites sur le modèle allemand, la Kulturnation. Des nations culturelles devenues des nations politiques. Cette vision, ils l’ont transposée à l’Europe. Nous sommes le rempart de la civilisation européenne, non seulement par rapport aux musulmans mais par rapport au totalitarisme soviétique. Ce sont deux visions de ce qu’est censée être l’Europe.

En quoi consiste le « désenchantement démocratique » que vous constatez dans ces pays ?

Ce désenchantement démocratique se situe dans un contexte où la démocratie ne se porte pas si bien dans le reste de l’Europe. Il est préoccupant parce qu’il arrive dans des pays où la démocratie est relativement récente et donc relativement fragile. Comment se manifeste-t-il ? Par le faible taux de participation aux élections, un rejet complet des élites au pouvoir, une imbrication entre les milieux d’affaires et le pouvoir politique, donc la corruption, gangrène des systèmes démocratiques. C’est l’un des ressorts du populisme.
L’autre, c’est la décommunisation. Les anciens dissidents modérés se sont mis autour de la table avec des communistes modérés pour une transition non violente, qu’ils ont célébrée comme une révolution, mais ce n’était pas une révolution. Orban en Hongrie ou Kaczynski en Pologne disent aujourd’hui : nous avons besoin d’une vraie rupture. Le rêve de 1989 s’est épuisé : la démocratie est fatiguée, l’économie est en crise, l’Europe est divisée, non seulement entre l’Est et l’Ouest, mais aussi, à travers la crise de l’euro, entre le Nord et le Sud.

Propos recueillis par Thomas Ferenczi