Premières leçons de l’accord nucléaire avec l’Iran

Après douze ans de négociations, un accord a été finalement conclu le mardi 14 juillet, entre les représentants de la communauté internationale et l’Iran pour contrôler le programme nucléaire de ce pays et empêcher qu’il ne se dote de la bombe. Une leçon de pratique diplomatique qu’analyse François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France à Téhéran, analyste de politique internationale.

John Kerry et Muhammad Javad Zarif à Vienne, juillet 2014
U.S. Department of State from United States, via Wikimedia commons

Après tout avoir entendu sur le caractère historique de l’accord nucléaire passé le 14 juillet entre l’Iran et les six puissances interprètes de la communauté internationale, comme sur les bénéfices attendus pour l’Iran, sa région et le monde, quelles premières leçons tirer de cet épisode appelé sans doute à marquer un changement d’époque ?

Du prix de la persévérance

D’abord l’importance de la combinaison entre volonté d’aboutir et circonstances. Or cette combinaison a tout d’un jeu de hasard. La persévérance, toutefois, augmente les chances de tirer la combinaison gagnante. Dominique de Villepin a le mérite, en se rendant à Téhéran en octobre 2003 en compagnie de ses collègues allemand et britannique, de poser les fondements d’une négociation qui ne s’est ensuite jamais interrompue, malgré bien des aléas, jusqu’au résultat final de cette semaine. Mais il ne reste pas assez longtemps à son poste pour faire mûrir les premiers fruits de son initiative.
Le dossier bénéficiait pourtant de la conjoncture favorable créée par la présence simultanée d’un président iranien désireux de renouer avec l’Occident, Mohammad Khatami, et d’un négociateur énergique, Hassan Rohani. Il est vrai qu’il aurait fallu pour déboucher forcer la main de l’administration de Georges W. Bush, vent debout contre toute entreprise pouvant consolider le régime de Téhéran. Et l’appareil d’État français, encore traumatisé par les effets du différend entre la France et les États-Unis sur l’Irak, n’était pas préparé à une nouvelle brouille avec Washington.

Quant à Rohani, déjà cité, qui conduit de 2003 à 2005 l’équipe de diplomates iraniens en charge du dossier avec déjà la ferme volonté d’aboutir, il doit attendre huit ans, le temps des deux présidences d’Ahmadinejad, pour voir son heure revenir en se faisant élire à la Présidence de la République, et pour être enfin en mesure de réaliser son projet. Barack Obama qui dès sa première campagne présidentielle, en 2008, annonçait son intention de renouer avec l’Iran, attend, lui, quatre ans et sa seconde élection pour pouvoir commencer à produire œuvre utile en s’appuyant sur un secrétaire d’État, John Kerry, à la fois énergique et convaincu de la justesse d’une politique d’ouverture.

Donner du temps au temps

Vient ensuite la constatation qu’il existe des durées difficilement compressibles de maturation des dossiers, comme s’il fallait que les acteurs s’emparant d’une affaire aient eu le loisir d’explorer toutes les formules inopérantes avant de se rallier aux bonnes solutions. Pour les quelques personnes à travers le monde familières à la fois de l’Iran et des questions de non-prolifération, il était clair dès 2004 que l’issue de la crise ne pourrait se trouver que dans une seule direction : l’acceptation de l’existence du programme nucléaire iranien, dont aucun élément n’était formellement contraire au Traité de non-prolifération, accompagnée d’une stricte limitation de son format et de l’installation d’une clôture de contrôles suffisamment étroits et sensibles pour que la moindre tentative de franchissement vers la bombe soit aussitôt détectée et sanctionnée. Et c’est bien à cela que la négociation est arrivée.
Mais ce discours était alors proprement inaudible pour ceux qui, en charge du dossier au début des années 2000, ne voyaient qu’une seule issue à la crise : l’acceptation par l’Iran du démantèlement de son programme d’enrichissement de l’uranium par centrifugation, le fameux « zéro centrifuge ». C’était ignorer qu’une telle exigence serait toujours perçue en Iran comme un avatar de la vieille politique des puissances coloniales visant à maintenir le pays dans un éternel état d’arriération. Il a fallu près de dix ans pour que l’Occident, et en particulier l’Amérique, abandonne cette position intenable, ce qui a aussitôt libéré les occasions de sortie de crise.

Il est vrai que la nature du régime iranien cristallisait toutes les inquiétudes, encourageait toutes les phobies. Dès le début des années 1990, surgissait à intervalles réguliers dans la presse internationale la prédiction que l’Iran était en train de se doter de l’arme nucléaire et qu’il ne manquerait pas d’atteindre son but dans les deux ou trois années suivantes. La nouvelle venait tantôt d’Europe, tantôt des États-Unis, et plus souvent qu’à son tour d’Israël.
Or s’il y a bien eu des velléités en ce sens, à elles seules condamnables, elles n’ont jamais dépassé le stade des préliminaires. Le procès fait à l’Iran a donc pris assez vite la tournure d’un procès d’intention. Et beaucoup des acteurs de la crise vivaient dans la proximité de fantômes tels que la Shoah pour les Israéliens, les prises d’otages et les attentats dévastateurs pour les Américains et les Européens, ou encore le soutien indéfectible de l’Occident à Saddam Hussein du côté des Iraniens. Cela déformait toutes les analyses.

De l’adéquation du but et des moyens

Et puis, pour mener à bon rythme une négociation complexe de ce type, il faut accepter d’y mettre les moyens. Les Américains, lorsqu’ils se sont décidés à entrer publiquement dans le jeu en 2013, ont mobilisé leurs meilleurs professionnels au service d’objectifs clairement définis. Des douzaines de diplomates, de fonctionnaires et d’experts, sans doute autour de la centaine, ont travaillé en permanence pendant plus de dix-huit mois sur le dossier. On est loin des quelques fonctionnaires, certes de haut niveau, qui traitaient épisodiquement du sujet dans les trois capitales européennes au début des années 2000.

Les Iraniens, à la même époque, avaient pourtant réuni une équipe de négociateurs à plein temps. Mais elle tendait à s’étioler, faute de répondants suffisamment mobilisés à l’autre bout de la ligne. Il est vrai que nous n’étions peut-être pas en ce temps très pressés d’aboutir, ayant déjà empoché une concession majeure de la part de Téhéran : la suspension, tant que durerait la négociation, de toute activité liée de près ou de loin à l’enrichissement d’uranium.

Un monde unipolaire

Sur un tel dossier, force est enfin de constater que se discerne mal l’ère du monde « multipolaire » ou « apolaire » qui serait la nôtre aujourd’hui. Que ce soit pour bloquer ou pour avancer, les Américains ont été constamment à la manœuvre. Les Iraniens ne s’y sont pas trompés et ont donc, dès qu’ils l’ont pu, cherché à traiter avec le patron plutôt qu’avec ses séides. L’Europe, à trois ou à vingt-huit, n’est jamais parvenue à s’imposer. La négociation finale a été sur les points clés une affaire bilatérale, dans laquelle les autres parties ont joué parfois les grognards, et toujours les utilités. Même les Russes et les Chinois n’ont jamais mis en cause cette prééminence américaine. Ils ont toujours fini par rejoindre Washington, y compris sur des questions allant directement à l’encontre de leurs intérêts, telles que le maintien d’un embargo sur les ventes d’armes conventionnelles à Téhéran. A la lecture du cas iranien, le monde de la lutte contre la prolifération nucléaire apparaît encore clairement, et pour encore un certain temps, comme un monde unipolaire.

Voir aussi l’article de François Nicoullaud sur son blog "A contre-courant" : Après l’accord, avant la visite de Laurent Fabius à Téhéran : La France, l’Iran, l’arrêt complet des essais nucléaires