Retenez Depardieu !

"L’exil" de Gérard Depardieu en Russie en dit long sur "l’âme russe" et "l’âme française", estime l’écrivain russe Viktor Erofeiev, dans un article qui a été d’abord publié en russe dans la revue Ogoniok. Traduction Martine Souquès.

Le geste surréaliste de Gérard Depardieu – premier Français dans l’histoire au nom mondialement célèbre à avoir acquis la nationalité russe – a bien plus de significations et d’absurdité qu’il n’y paraît à première vue. L’âme française est obscure. Oui, les Français aussi ont leur âme nationale, non moins mystérieuse et encore plus secrète que celle des Russes. Malgré un océan de littérature, l’encyclopédie de l’âme française n’est pas encore écrite car le Français ne se permet pas et ne permet pas aux autres de fouiller dans sa propre âme, voyant dans cette intrusion dans sa propriété un acte agressif, honteux, comme si on lui baissait sa culotte en public. Tout en ménageant les sentiments français, il faut cependant dire que, sans intrusion dans l’âme française, le geste de Depardieu, plus français tu meurs, est inexplicable. L’âme française, comme la nôtre russe, est en bien des points bipolaire.

D’un côté elle est rebelle, révolutionnaire, capricieuse. C’est une républicaine, Marianne est française. Beaucoup ont noté chez elle une certaine légèreté qui l’aide à combattre les phobies de la vie et qui, en fait s’explique par le fait que, malgré toutes les péripéties de l’Histoire, c’est une âme heureuse qui n’a pas été tuée ou piétinée dans la boue.

D’un autre côté l’âme française est encline à l’orgueil, qui peut se transformer en vanité, en égocentrisme individualiste, en un sentiment de caste et d’autovalorisation. Le Français est prêt à défendre les principes démocratiques les plus radicaux mais il sera heureux et fier de se retrouver en compagnie de rois, princes, oligarques, actrices d’Hollywood, de gens influents en général. Il n’aime pas le pouvoir des autres mais son propre pouvoir réchauffe son âme. En outre, c’est un patriote invétéré, défenseur de son pays merveilleusement beau, riche de tous les arts, soigné comme la peau d’une femme du monde. C’est pourquoi il entre dans une rage folle quand la France fait des bêtises, s’incline par exemple devant l’Amérique, en un mot quand elle fait ce qu’elle n’est pas censée faire, eu égard à sa prédestination à la fois divine et voltairienne.

Depardieu se moule parfaitement dans cet amalgame de sentiments, vivant dans le tourbillon des idéologies. L’âme française comme la nôtre croit plus au verbe qu’aux actes mais, contrairement à nous, la rhétorique française lui permet de parler sans encombre et avec autorité de sujets qu’elle ne connait pas ou qu’elle connait par ouï dire on ne peut plus mal. En parlant de notre pays, de sa grande démocratie et d’autres choses agréables que la politesse française juge indispensable de souligner, Depardieu démontre brillamment cette particularité de la conscience nationale. Tutoyer le chef de l’Etat (Poutine), s’étreindre avec force démonstrations, manger ensemble et pouvoir s’exprimer dans les hautes sphères – voilà le Mardi Gras dont le chat a besoin.

Je me souviens combien un autre Français célèbre, Maurice Druon (en 1972 lors du jubilé Dostoïevski j’étais son interprète) se réjouissait d’avoir eu l’honneur d’être invité à déjeuner au Kremlin avec Elena Fourtseva (la ministre soviétique de la culture. NDLT) et comme il opinait béatement du chef en l’écoutant exposer la conception soviétique de l’entrée des forces armées en Tchécoslovaquie ; mais à l’époque l’ambassadeur de France avait douché l’enthousiasme de Druon. Des années plus tard, Druon s’était de nouveau réjoui quand il se retrouva dans les hautes sphères du Kremlin – une réception digne d’un roi est plus importante que des principes abstraits. Druon n’était cependant pas allé jusqu’à prendre la citoyenneté russe.

Depardieu, c’est une autre affaire. Fils d’un ouvrier communiste, il se souvient encore aujourd’hui de son père écoutant « radio Moscou » et il pense toujours que nous sommes l’avant-garde du communisme mondial – que nous goûtons les prémisses du bonheur ; le communisme a séduit de nombreux Français célèbres, de Picasso à Aragon – c’était comme une épice importée qui pimentait le repas français. Aujourd’hui il n’y a plus qu’aux yeux de Depardieu que nous avançons en boitant vers l’avenir radieux, mais en revanche le geste même de Depardieu est lié au fait que la France elle-même s’est mise à boiter. Elle a élu un président socialiste et a décidé, pour remplir une de ses promesses de campagne, d’assommer ses citoyens les riches poissons par un impôt monstrueusement absurde. Cet impôt aurait peu de chance de sauver l’économie française, mais ce qui est important ici, c’est le principe. Les riches se sont égaillés de partout. Depardieu s’est retrouvé avec eux dans cette évidente bêtise fiscale, déjà annulée, mais qui a montré que la France d’aujourd’hui c’était plus ça. Et Depardieu, non seulement fils d’ouvrier communiste, mais aussi de la révolte parisienne de 1968, acteur ayant joué dans des films forts, antibourgeois, des films de sexe, représentant culte de la « francité » et de la bohème, bouffon et clown, sent aussi que dans le pays se produit quelque chose qui n’est pas ça. Où sont les Picasso et les Aragon d’aujourd’hui, où est la supériorité culturelle de la France ? Tout ça n’est que triste souvenir… Il s’est affolé et est tombé dans nos filets russes. Le Kremlin, qui en a assez de ces conversations où il n’est question que de créateurs fuyant à l’étranger l’autoritarisme et les lois répressives, a dans cette histoire astucieusement fait sauter la banque de la propagande. Cela montre avec éclat que la propagande de l’école soviétique peut, comme par le passé, obtenir des succès et proposer sans effort particulier à une célébrité de passage de crier « gloire à la Russie ! » C’est le signal qu’il faut aller plus loin et battre dans la guerre idéologique cet Occident englué dans ses problèmes, renforcer l’image du pays et tirer profit des erreurs de ce semi-ennemi […]

Il faut aussi étudier le comportement des Français vis-à-vis de la Russie. D’après moi, leur attitude fait penser à un gâteau à quatre couches. Il n’est pas seulement question de la France actuelle. C’est un gâteau éternel. Ce gâteau a une couche supérieure – la plus dégoutante. Elle gâche tout. C’est la couche politique. La France, malgré des unions éphémères avec la Russie, est prête à considérer la Russie comme une menace, comme un pays despotique, impérialiste et aussi comme son « inconscient » (y compris politique). Que dit cet inconscient ? Ce qu’on a parfois envie de faire mais que notre conscience nous interdit…

La deuxième couche contredit la première. Les Français connaissent et aiment la culture de la Russie. Depuis Mérimée et Melchior de Voguë, la France a découvert la littérature russe, plus les ballets russes, l’avant-garde russe…C’est pourquoi Depardieu, dans sa décision, s’appuie sur la culture russe, et, tout en injuriant l’opposition russe, n’ose pas s’attaquer à Kasparov qui lui aussi fait partie de la culture russe avec la grande école russe d’échecs.

La troisième couche du gâteau c’est la Russie éternelle, en fait un faux mythe qui ne meurt pas et qui engendre toute une série d’idées et de représentations, du luxe des palais du Kremlin au bœuf Stroganov, du transsibérien à la balalaïka, du caviar aux beautés russes en coiffe traditionnelle. A Paris aussi on respecte cette chose inconnue, intrigante.

La quatrième couche, c’est la chaleur des échanges avec les Russes, l’amitié russe, les toasts et les longues conversations comme dans « les frères Karamazov », Nathalie n’est plus en coiffe traditionnelle mais dans une chanson populaire, les jeunes filles accessibles ou inaccessibles (cela dépend du comportement de chacun). C’est également une couche positive, accessible au niveau individuel.

Il y a encore autre chose, ce n’est pas une couche mais un numéro de cirque. La Russie, c’est l’anti-France, dans le bon et le mauvais sens, elle se tient non sur ses jambes mais sur la tête comme chez Chagall et c’est pourquoi elle attire par ses différents aspects, y compris le communisme.

Si on banalise la première couche, si on le retourne et qu’on se met à l’aimer (les Français aiment le fromage qui pue !) comme l’a fait Depardieu avec la force de ses propres mots, alors on obtient un gâteau comestible, inhabituel. On a de toute façon envie d’y goûter. Les Français les plus divers sont venus chez nous goûter au gâteau. On se souvient de Custine, de Malraux, de Céline, de Gide et enfin de ce même Aragon à double fond. C’est une liste inquiétante. Ils se sont tous détournés de la Russie, certains avec un tel fracas que l’ambassade de Russie a racheté à Paris tous les livres antirusses de Custine… Gide aussi n’est pas mal : il a écrit un « retour d’URSS » antisoviétique. Il y a aussi Yves Montand qui a fait ami-ami avec Khrouchtchev puis a acheté d’infâmes sous-vêtements soviétiques pour les exhiber à Paris comme des monstruosités.

Si bien qu’il faut suivre attentivement Depardieu. Il faut tenir le Français bien serré dans nos bras. Il faut lui donner à boire et à manger comme il convient, le loger dans les meilleurs palais et ne pas le laisser aller à la déception comme ses prédécesseurs. Pour qu’il ne jette pas son passeport à la poubelle… Depardieu ! Peut-être que justement grâce à lui on va commencer à mettre de l’ordre ici et que le bonheur va arriver. Faire tout pour ne pas décevoir le magnifique acteur, aimé de tous, astiquer à fond le pays et le faire briller, lui couper les cheveux, le raser, planter des roses pourpres, organiser (pour embêter tout le monde) une société civile, envoyer dans le ciel une masse de fusées et de satellites… sinon, il serait bien capable de s’enfuir, le scélérat !