Richard Holbrooke ou le désengagement américain

Spécialiste de relations internationales et ancien collaborateur de Richard Holbrooke, Vali Nasr a présenté, le 14 mai, son dernier livre A Dispensable Nation, à la Brookings Institution de Washington. Il a expliqué comment la politique afghane de Barack Obama annonçait le désengagement américain de tout le Moyen-Orient. American Foreign Policy in Retreat ? A Discussion with Vali Nasr, Brookings Institution.

Vali Nasr avait été invité à la Brookings Institution de Washington pour parler du futur rôle des Etats-Unis dans le monde. C’est en effet le thème de son dernier livre, « La Nation Superflue » (« The Dispensable Nation »), qui décrit une Amérique pressée de battre en retraite sur tous les fronts. Pourtant, le témoignage de Vali Nasr était moins attendu sur le désengagement américain lui-même que sur Richard Holbrooke, le diplomate qui l’a malgré lui personnifié.  

La puissance américaine vue de l’intérieur 

Vali Nasr est une voix qui compte dans les relations internationales. Jeune exilé iranien aux Etats-Unis au lendemain de la révolution de 1979, il a rapidement émergé dans les milieux académiques comme un éminent expert du Moyen-Orient. Il est aujourd’hui le doyen de la très réputée School of Advanced International Studies (SAIS) de l’université John Hopkins. Son livre « Renaissance Chiite » (Shia Revival), publié en 2006, avait popularisé l’approche « sectaire » (au sens propre) des évènements de la région, sur une ligne de fracture chiites/sunnites. Avec « La Nation Superflue », Vali Nasr change d’échelle et analyse l’évolution de la puissance américaine. 

Le débat n’est pas nouveau. Le terrain a été défriché. Depuis le tournant des années 2000, c’est-à-dire depuis les aventures afghanes, le bourbier irakien et l’ascension des grands pays émergents, la question du déclin (relatif) des Etats-Unis occupe la plume des plus grands noms de la discipline. Joseph Nye (“The Future of Power”), Gideon Rachman (“Zero-Sum Future”), Zbigniew Brzezinski (“Strategic Vision : America and the Crisis of Global power”), Fareed Zakaria (“The Post-American World”), Charles Kupchan (“No One’s World”) et Robert Kagan (“The World America Made”) ont tous abondamment décrit l’émergence d’un nouvel ordre international, dans lequel les Etats-Unis risquent au mieux de devenir primus inter pares. En tronquant dans le titre de son dernier ouvrage le slogan de l’administration de William Clinton (Madeleine Albright, sa secrétaire d’Etat, clamait alors que les Etats-Unis étaient une « nation indispensable »), M. Nasr rejoint les rangs des nostalgiques de l’hégémonie américaine. 

Toutefois, ce que « La Nation Superflue » perd en originalité est compensé par la proximité de son auteur avec son objet d’étude. De 2009 à fin 2010, M. Nasr a en effet servi en tant que conseiller (Senior Adviser) de feu l’ambassadeur Richard Holbrooke, représentant spécial pour l’Afghanistan et le Pakistan. Son récit du désengagement américain est ainsi largement construit autour de son expérience auprès de ce dernier, pendant le premier mandat de Barack Obama. C’est ce qui en fait tout l’intérêt : Vali Nasr a assisté aux premières loges à la conception et à la mise en œuvre de la nouvelle politique afghane des Etats-Unis, de l’arrivée à la Maison Blanche de M. Obama au décès soudain de M. Holbrooke, en décembre 2010. Et son témoignage est sans appel : une présidence aveugle, un département d’Etat sous tutelle, et un représentant spécial impuissant ont participé à l’avènement d’une politique afghane aussi pusillanime que désordonnée, préfigurant un retrait des Etats-Unis du Moyen-Orient et d’autres zones d’instabilité. 

Une politique extérieure à la dérive

Lors de sa présentation à la Brookings Institution, un centre de recherches (think tank) basé à Washington, Vali Nasr est longuement revenu sur l’exemple afghan pour illustrer cette politique étrangère à la dérive. Le Conseil de sécurité nationale (National Security Council, NSC) est depuis la présidence Truman l’organe central pour les questions de politique étrangère. Il est placé sous la tutelle directe du président, ce dernier demeurant l’autorité suprême. Le conseiller à la sécurité nationale (National Security Advisor), comme l’ont illustré les années Kissinger (1969-1975) et Brzezinsky (1977-1981), a souvent joué le rôle d’architecte et de chef d’orchestre de la politique extérieure, pour permettre au président de se concentrer sur la politique intérieure. Dans l’administration actuelle, le président Obama s’entoure (notamment de Joseph Biden, son vice-président) mais s’implique très fortement, en amont et en aval, dans les décisions de politique étrangère. A plusieurs reprises, au cours de son premier mandat, M. Obama est ainsi passé outre les recommandations de ses conseillers, d’Hillary Clinton, sa secrétaire d’Etat, ou de Robert Gates, son secrétaire à la Défense.

Ce fut le cas pour le conflit afghan. Durant la campagne, le candidat démocrate avait déjà évoqué la nécessité pour les Etats-Unis et ses alliés de gagner la guerre en Afghanistan, qu’il qualifiait alors de guerre « juste ». Dès son arrivée à la Maison Blanche en janvier 2009, Barack Obama nomme Richard Holbrooke représentant spécial pour l’Afghanistan et le Pakistan (« AfPak ») et lance une révision de la politique conduite dans la région. Comme le raconte Vali Nasr, deux options lui sont présentées : une guerre contre-insurrectionnelle ouverte, sur le modèle irakien (soutenue par le Pentagone) ; ou des opérations contre-insurrectionnelles légères et limitées (option soutenue par M. Biden). Mais M. Obama a déjà tranché en faveur de l’envoi de renforts massifs (« surge »), sans réellement considérer l’alternative. Toutefois, pour ménager un électorat lassé par les années de guerre, M. Obama décide de fixer un calendrier de retrait, et ce contre l’avis des départements d’Etat et de la Défense. 

Vali Nasr y voit le premier signe paradoxal du désengagement. En septembre 2009, à l’occasion de l’Assemblée des Nations-Unies, il accompagne Richard Holbrooke à ses rendez-vous avec les chefs d’Etats et ministres des Affaires étrangères. Ils sont chargés de montrer à leurs alliés la force de l’engagement des Etats-Unis dans la région et leur maîtrise de la situation afghane. L’effet produit est totalement contraire : outre l’échec assuré d’une telle option, la tactique d’un « surge » temporaire traduirait pour leurs homologues étrangers l’absence d’une solution de long terme. Comme leur explique un ministre arabe : « [Une telle stratégie] ne marchera pas. Pourquoi ne payez-vous pas des seigneurs de la guerre (warlords) pour vous débarrasser d’Al Qaïda (sic), puis rentrez au pays ? J’imagine que cela vous coûtera environ 20 milliards de dollars, ce qui reste beaucoup moins cher que ce que vous préconisez. Et ces gens-là sauront s’occuper du problème. Si vous essayez de faire ce que vous recommandez, vous allez à l’échec. Et ce qui est mauvais pour vous est mauvais pour nous. » Plus tard, un autre ministre des Affaires étrangères de la région surenchérit, chiffrant la sous-traitance du « problème » taliban à seulement 1 milliard de dollars. Il ajoute : « Et [les talibans, sunnites,] devraient être vos amis puisqu’ils s’opposent à l’Iran [chiite]. Vous devriez d’ailleurs concentrer votre attention sur l’Iran et non sur les talibans, avec lesquels vous devriez travailler. » Aucun des interlocuteurs des deux diplomates américains ne semble convaincu. Tous, Hamid Karzai (le président afghan) et Gordon Brown (le Premier ministre britannique) inclus, suggèrent de substituer une solution diplomatique à un envoi de renforts, la victoire ne pouvant être obtenue par les armes. 

Mais pour la Maison Blanche, la voie diplomatique ne doit venir qu’en soutien à une politique contre-insurrectionnelle ferme, mise en œuvre par le département de la Défense. A Washington, le signal est clair : Foggy Bottom (le siège du département d’Etat) doit prendre ses instructions au Pentagone. Ce choix révèle pour M. Nasr le rôle prépondérant des généraux dans la formulation de la politique étrangère sous la présidence Obama. Il s’explique aussi, d’après lui, par le manque d’expérience du département d’Etat. Dans une pique lancée à ses collègues, il reconnaît que l’équipe d’Hillary Clinton est trop jeune, trop inexpérimentée (« Ils n’ont pas même pas connu les Balkans ! ») pour être capable de régler le conflit afghan par une offensive diplomatique. Richard Holbrooke, l’artisan de la paix en Bosnie, fait cependant figure d’exception, ce qui lui vaut son surnom de « dinosaure ».  

Le fantôme de Foggy Bottom 

Richard Holbrooke, tout juste nommé représentant spécial pour la région « AfPak », est pourtant partisan de la solution inverse de celle qui a été retenue : l’outil militaire doit soutenir une diplomatie active. Hanté par le spectre de la guerre du Vietnam (durant laquelle il servait déjà en tant que diplomate), M. Holbrooke est convaincu dès son entrée en fonction de l’échec d’une stratégie d’envoi de renforts massifs. Alors qu’il est chargé de promouvoir cette stratégie à l’Assemblée des Nations-Unis en septembre 2009, il raisonne ainsi en privé : « Plus il y aura de troupes engagées, plus vite nous devrons nous retirer. Plus nous disons à nos interlocuteurs dans la région que nous allons envoyer des renforts, plus ils sont convaincus que nous n’allons pas rester, parce que nous n’avons pas l’endurance nécessaire. Avec moins d’unités sur le terrain et moins d’ambition, comme protéger les convois de marchandises, il y a plus de chance que [nos interlocuteurs] nous fassent confiance dans notre stratégie de long terme. »

Il croit aussi d’avantage en l’utilisation de la force militaire pour amener toutes les parties au conflit (y compris les talibans) à la table des négociations. Mais de façon surprenante, et malgré l’insistance de M. Holbrooke durant la révision de la politique afghane, cette stratégie de levier privilégiant la diplomatie n’a jamais été prise en considération par la Maison Blanche. Le « tsar » de la région « AfPak » se retrouve à devoir faire la promotion d’une politique qu’il juge inadaptée, sans avoir eu l’occasion de faire entendre sa voix. Plus grave : Richard Holbrooke se retrouve marginalisé au sein de l’administration Obama. Le représentant spécial ne s’entretiendra jamais seul avec le président, qui ne l’emmènera pas non plus avec lui pour ses tournées dans la région. Ce manque de soutien, qui n’échappe à aucun partenaire des Etats-Unis, achève de délégitimer M. Holbrooke.

Comme le révèle Vali Nasr, il devient alors clair pour toutes les parties au conflit qu’il est plus utile de contourner M. Holbrooke pour s’adresser directement à Foggy Bottom ou à la Maison Blanche. Hamid Karzai, qui nourrit de la rancœur vis-à-vis du représentant spécial pour son implication dans l’organisation des élections, va même jusqu’à essayer d’obtenir son renvoi. Jusqu’à la disparition de M. Holbrooke, le président afghan l’utilisera comme « punching ball » pour manifester ses désaccords avec la politique des Etats-Unis. Esseulé, Richard Holbrooke se concentre alors sur l’aide d’urgence et l’aide au développement dans la région, et en particulier sur la mise en œuvre des programmes d’agriculture. Au département d’Etat, on dira alors en plaisantant que le véritable titre du représentant spécial pour la région « AfPak » n’est plus que « directeur agricole pour l’Afghanistan » (Chief Agricultural Officer). Peu avant sa mort, il s’entend dire que, même si le président décide d’ouvrir des pourparlers avec les talibans, il ne saurait être en charge des négociations. 

Pour une politique étrangère intelligente 

Dans sa tragédie personnelle, Richard Holbrooke incarne, selon Vali Nasr, l’échec du soft power américain. Paradoxalement, la marginalisation de la diplomatie au profit d’une solution militaire traduirait pour lui le début d’un retrait des Etats-Unis du Moyen-Orient. La Syrie, où M. Obama tarde à agir après le dépassement de la « ligne rouge » (l’utilisation d’armes chimiques) qu’il s’était fixée, et l’Egypte, où le Qatar et la Libye ont aujourd’hui plus d’influence que les Etats-Unis, seraient ainsi les avatars du désengagement afghan. « Le problème est que nous considérons que la Syrie, [l’Egypte,] et le Moyen-Orient n’ont pas d’importance […] et que nous pouvons nous permettre une approche non-interventionniste (hands-off approach) de la région », ajoute M. Nasr. Il suggère à la place une politique étrangère « plus intelligente », qui pourrait passer par un soutien financier et économique massif aux pays du « printemps arabe ». Robert Kagan, historien et chercheur à la Brookings Institution, n’hésite pas à briser ses illusions. Il rétorque, goguenard : « Après de longues recherches sur l’histoire des Etats-Unis, je conclus que la probabilité que nous fassions les choses de manière intelligente est faible. Et ça me fait de la peine de vous l’annoncer : nous ne sommes pas des génies en politique étrangère. Nous réussissons, parce que nous sommes riches, nous sommes puissants et nous avons […] de bonnes règles morales […]. Mais le génie en politique étrangère, ce n’est pas vraiment notre truc. » 

 

*** La Brookings Institution est l’un des plus vieux et des plus influents centres de recherche de Washington. Il fut créé en 1916 par Robert Brookings, un philanthrope, afin d’évaluer et améliorer la politique économique du gouvernement fédéral. Sans ligne partisane, la Brookings est toutefois considérée comme un think tank de centre gauche. Ses études et recommandations portent sur l’économie, les affaires étrangères, la gouvernance et le développement. La Brookings était à la première place du classement mondial des think tanks en 2012.