Turquie : la dérive autoritaire d’Erdogan

Le président turc Recep Tayyip Erdogan a mis a profit le putsch militaire manqué du 15 juillet 2016 pour accélérer les préparatifs d’une révision de la Constitution afin de créer un régime présidentiel à sa main. La vague d’arrestations a touché non seulement les partisans de l’imam Fetullah Gülen, accusés d’être à l’origine de la tentative de coup d’Etat, mais les milieux d’opposition laïque, les journalistes, les intellectuels, les juristes, les universitaires, etc. Un référendum devrait avoir lieu le 16 avril pour consacrer l’établissement d’un régime présidentiel.
La Maison de l’Allemagne à la Cité universitaire de Paris et Boulevard-Exterieur ont organisé récemment un débat sur la Turquie avec Ariane Bonzon, journaliste à Slate.fr, Ahmet Insel, professeur émérite à l’université Galatassaray, Lale Akgün, ancienne député au Bundestag, et Ali Kazancigil, journaliste et écrivain.

Cumhuriyet, journal indépendant sous la surveillance de la police
Reuters

Il y a quatorze ans, les Européens voyaient la Turquie comme un problème : les conditions mises à l’admission dans l’Union européenne offraient certes à l’intérieur un stimulant à la démocratisation et à la modernisation économique du pays, mais la Turquie n’était peut-être pas indispensable à la sécurité européenne. Un grand nombre de responsables politiques européens étaient sceptiques quant à l’utilité des efforts faits en direction de cet Etat dont la dimension (démographique notamment) rendait l’approche plus compliquée que celle des autres pays ayant rejoint l’UE après la chute du mur de Berlin. Ils étaient cependant quelques-uns à soutenir l’idée de son adhésion, parmi lesquels Joschka Fischer, Daniel Cohn-Bendit et Michel Rocard.

Oui à la Turquie dans un espace démocratique

Ariane Bonzon travaillait avec l’ancien Premier ministre à la rédaction d’un plaidoyer pour l’adhésion. Elle explique qu’au fonds le principal argument pour l’entrée de la Turquie en Europe était … l’échec de l’Europe. De l’Europe fédérale du moins. Les pays de l’Union n’étant pas prêts à lui céder leur souveraineté, la Turquie avait sa place dans un grand ensemble pas intégré politiquement mais respectant certaines normes économiques, ainsi que certains principes démocratiques, comme les droits de l’homme. Michel Rocard affirmait « l’Europe ne pourra pas prendre la forme d’une grande puissance publique intégrée. C’était le rêve fédéraliste européen du jeune homme que j’étais. Nous savons ce rêve aujourd’hui brisé. En revanche, l’Europe sera pour longtemps encore un club de nations entendant bien rester nation chacune, mais qui se sont donné des règles communes en matière de démocratie, de droits de l’homme et d’économie. Ce qui n’est pas rien ! »
Cette analyse s’appuyait sur quatre arguments positifs :

  • L’ouverture aux marchés, notamment asiatiques ;
  • La reconnaissance du génocide arménien et de l’autonomie des Kurdes ne pourrait être obtenue que dans un cadre européen ;
  • L’adhésion de la Turquie musulmane jouerait en faveur d’un islam européen et du dialogue des civilisations dans la direction d’une civilisation commune ;
  • Cette adhésion aurait des répercussions positives dans le monde arabe.
    La conclusion du livre Oui à la Turquie, publié en 2008, affirmait qu’ « avec la Turquie dans l’Union, l’Europe va renforcer sa position géostratégique. Son marché s’étendra ; l’accès aux routes énergétiques lui sera facilité ; les valeurs européennes gagneront du terrain ; leur influence grandira. »
    Rocard pensait qu’avec la Turquie en son sein l’Europe serait plus forte. « Interdite de politique étrangère » — parce qu’il y faut l’unanimité pour décider quoi que ce soit d’important – et sans armée commune à la taille de sa situation, l’Europe trouverait avec la Turquie « une nation musulmane importante, très peuplée et très armée » — « une occasion historique inouïe ».
    Mais l’auteur précisait alors que cette nation « est de tradition laïque ». Ariane Bonzon rappelle aussi que Rocard avait eu de longs échanges avec Recep Tayyip Erdogan, au sujet de Chypre notamment, et qu’il avait échoué à le convaincre. Islamisme et nationalisme ont prospéré depuis.

L’évolution vers un régime autoritaire

En 2017, la Turquie d’Erdogan est une dictature, affirme Ahmet Insel. Dans l’évolution actuelle de la situation, on peut voir un parallèle avec la montée du fascisme dans l’Europe des années 1930. Avec peut-être une différence : pour les chefs autoritaires d’alors, on savait ce qu’ils voulaient… Est-ce que la démocratie, qui envoie des dictateurs au pouvoir, peut ensuite corriger les choses, aspirer les divergences ? On ne s’attendait pas à une évolution aussi radicale, après l’arrivée d’Erdogan au pouvoir.
Que s’est-il passé pour que la Turquie des années 2000 ne débouche pas sur un élargissement de la démocratie, mais s’engage dans une direction opposée, déjà depuis 2011 ?
On peut trouver une explication dans le ressentiment de la population turque vis-à-vis de l’Union européenne, à tort ou à raison, parce qu’elle a eu l’impression de se trouver devant une porte fermée. Mais les gouvernements turcs manquaient certainement d’enthousiasme, en face de Merkel et de Sarkozy, grand pourfendeur de l’intégration. Et les européistes turcs, explique Ahmet Insel, sont devenus eurosceptiques aussi parce qu’ils se sont mis à douter de la capacité de l’UE à les accueillir.
A l’intérieur, l’évolution de la politique d’Erdogan vers le conservatisme et le nationalisme a mis fin à l’ « euphorie démocratique » d’il y a quatorze ans. Cela ne s’est pas passé en un jour, précise Ali Kazancigil, tout n’était pas parfait lors des premiers succès de l’AKP. L’islam modéré ne séduisait pas tout le monde.
Pour Lale Akgün, Erdogan n’a jamais été un démocrate. La régression démocratique n‘est pas survenue brusquement après quatorze ans de progrès. Les changements, les retours en arrière se sont fait peu à peu dans l’éducation, dans les modes de vie. L’adhésion de la Turquie à l’Union européenne l’aurait-elle empêché ? Ce n’est pas sûr, dit Lale Akgün, voyez Orban… Cette Allemande d’origine turque observe comment Erdogan manipule ses concitoyens dans ce pays, l’Allemagne, qui compte trois millions de Turcs, dont la moitié sont binationaux alors que l’autre moitié n’a que la nationalité turque.
Ces immigrés appartiennent pour la plupart à une population rurale peu éduquée, dont l’autocrate d’Ankara récupère les voix grâce au soutien de mille mosquées, qui distribuent ses journaux et sa propagande. Les consulats turcs en Allemagne eux-mêmes ont engagés des collaborateurs supplémentaires pour soutenir cette propagande.

Une répression tous azimuts

Pour Ahmet Insel, la Turquie est devenue la championne de la répression de la liberté d’expression (N°1, devant la Chine, même en valeur absolue). Des militants, des sympathisants mêmes du HDP – le parti libéral pro-kurde – sont par centaines envoyés en prison, cent cinquante journaux ont été bloqués par décision administrative, des écoles sont fermées en grand nombre, quatre-vingt mille fonctionnaires ont été suspendus après le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016 (trente et un mille ont été réintégrés depuis).
Il n’y a pas de recours judiciaire, ces décisions ne sont contestables nulle part : c’est l’état d’urgence. C’est-à-dire, explique Ahmet Insel, la suspension de l’Etat de droit. La Turquie a connu plusieurs coups d’Etat dans le passé, mais même dans ces circonstances, on n’avait jamais vu un tel effacement de l’état de droit par le pouvoir militaire. Désormais les proches d’un suspect sont suspects, et privés de passeport. L’Etat de droit a cédé la place au droit « clanique », le clan d’Erdogan contre celui de Fethullah Gülen, dont même les lointains donateurs sont suspects. C’est l’arbitraire du pouvoir.
Il n’a jamais été très facile de se dire athée en Turquie, affirme Lale Akgün, mais c’est désormais dangereux. Et la vie dans le pays devient particulièrement difficile pour une femme, parce qu’Erdogan s’attaque à l’identité des gens. C’est plus simple pour un homme de s’accommoder du conservatisme du parti.

La fin du levier européen

L’Union européenne permettait autrefois de mener des combats pour la démocratie, dit Ariane Bonzon. Par la promesse qu’elle représentait elle a longtemps joué le rôle d’une opposition par rapport aux majorités et aux coalitions. Erdogan s’est servi d’elle – de l’idée d’Europe – pour exclure l’armée du champ politique. Et puis le levier a disparu. Est-ce que l’Europe a perdu la Turquie ? L’UE continue à donner beaucoup d’argent (un budget de 10 milliards jusqu’en 2020). C’était pour favoriser la diffusion de l’acquis communautaire et soutenir l’union douanière. Sur la démocratie et les droits de l’homme, ce serait au Conseil de l’Europe d’intervenir.
Avec l’AKP, le parti pour la Justice et le Développement, Erdogan avait lancé une alliance nationale – conservatrice, Les printemps arabes lui ont fait rejeter aussi l’islam modéré.
Avant 2012, il ne parlait pas de régime présidentiel, il semblait être en faveur d’un régime parlementaire, rappelle Ali Kazancigil. On a assisté à l’évolution conservatrice d’un parti conservateur. Il avait même glissé dans le code la pénalisation de l’adultère, avant que les espoirs, alors, de respecter les critères d’adhésion à l’UE n’amènent à le retirer.

Le bloc turc, sunnite, conservateur

La majorité d’Erdogan est comme lui : turque, sunnite, conservatrice, et elle forme un bloc qui représente environ 65% des électeurs. C’est une alliance pour un régime hyperprésidentiel sans contre-pouvoirs, et le referendum vise à l’installer. Sultanisme ? Aucun sultan n’a jamais eu un tel pouvoir. Autocratie ? Dictature ?
En face du bloc d’Ergogan , il n’y a pas une opposition mais plusieurs partis dont les relations entre eux sont tendues, comme le parti kémaliste CHP et le parti HDP (la gauche et les Kurdes).
Trois fractures divisent la Turquie :

  • Turcs/Kurdes, avec entre eux une véritable guerre civile
  • Sunnites/alevis (ces derniers très minoritaires, environ 15% de la population)
  • Conservateurs/modernistes. Le conservatisme, très majoritaire, a ses ressources dans la religion dominante ; les modernistes sont des laïques, parfois autoritaires.
    Erdogan est turc, sunnite, conservateur. Il a donc, dans ce Kulturkampf, une majorité quasi-automatique, conclut Ali Kazancigil. Mais il ne faut pas oublier, dit-il aussi, qu’il y a toujours eu deux Turquie : celle de l’élite urbaine et éduquée, et celle du monde rural. Les paysans d’Anatolie n’ont pas été concernés par les réformes d’Atatürk. Laïcité, démocratie, occidentalisation ne les ont pas touchés, elles les ont laissés sur le côté de la route.
    Ce sont eux qui font la force d’Erdogan. Son pouvoir représente la revanche des laissés pour compte contre les élites occidentalisées. L’AKP a remporté des succès économiques et sociaux. Ce sont eux, plus que la religion, qui expliquent le progrès du parti. Le taux de pauvreté a diminué dans les campagnes. Et c’est cela qui a permis l’avancée de l’islam dans l’espace public, pas le contraire – même si Erdogan n’a pas encore touché à l’article 4 de la constitution, qui fait de la Turquie une république laïque, mais pas au sens où l’entend généralement en France avec la loi de 1905. C’est plutôt la laïcité du Concordat.

Une ouverture ratée

La politique internationale d’Erdogan est liée à sa politique intérieure. Dès 2004, il a fait une ouverture vers le Proche-Orient, la Syrie, prenant le contre-pied de la politique kémaliste tournée vers l’Occident qui délaissait ce « marécage irrécupérable ». Il a tenté le « soft power » pour dominer la région, accordant des visas aux Syriens. Mais la question kurde (le parti kurde syrien est considéré comme une branche du PKK) et l’incompréhension d’Erdogan devant les printemps arabes ont fait capoter cette politique. Erdogan a pris une « option stupide » lorsqu’il a cru pouvoir contrôler les Kurdes par une sorte d’accord avec Daech ; les Kurdes ont battu Daech et des milliers de djihadistes sont entrés en Turquie et s’y cachent encore en attendant de commettre des attentats ; l’ouverture vers le Moyen-Orient, commencée de manière positive, est devenue un échec total. Même si depuis la Turquie a réintégré la coalition et bombardé Daech, le mal est fait et la Turquie est isolée au Moyen-Orient. Erdogan soutenait l’opposition modérée, mais il n’arrive pas à s’en sortir et il a été obligé de se rapprocher de la Russie et de l’Iran, tombant sous l’influence de Poutine.
Contrairement au slogan de son ancien ministre de affaires étrangères, Ahmet Davoutoglu, qui aspirait à n’avoir aucun problème avec aucun de ses voisins, Erdogan a des problèmes avec l’UE que son accord avec Merkel lui permet de « faire chanter », avec les pays arabes tentant une réforme démocratique qu’il a déçus, avec les pays européens qui n’acceptent pas sa négation du génocide des Arméniens, et avec l’Amérique incertaine de Donald Trump.
La marche vers l’autoritarisme d’une part, l’instabilité régionale d’autre part dont la Turquie est à la fois la victime et la cause, pèse sur l’économie. La croissance s’est affaissée, la devise turque a chuté, le tourisme est atteint. Cette évolution négative pourrait être, à moyen terme, le talon d’Achille de Recep Tayyip Erdogan.