Un monde plus instable et plus dangereux, 25 ans après la fin de l’URSS

Le 25 décembre 1991, l’Union soviétique cessait d’exister après une histoire de soixante-dix ans. Son dernier président, Mikhaïl Gorbatchev, démissionnait, laissant sa place au Kremlin à Boris Eltsine, premier dirigeant de la Russie élu démocratiquement. Depuis l’ouverture du mur de Berlin, deux ans plus tôt, le bloc communiste s’était décomposé. Une nouvelle ère semblait s’ouvrir. L’Etat de droit devait s’imposer à l’intérieur des nations (au moins européennes) et le droit international devait contribuer à régler pacifiquement les conflits au sein d’une « maison commune ». Un quart de siècle après, les illusions se sont dissipées. Le monde est devenu plus instable et plus dangereux.
La Maison Heinrich Heine à la Cité universitaire de Paris et Boulevard-Exterieur ont organisé, le mardi 13 décembre, un débat avec Andreï Gratchev, ancien conseiller de Mikhaïl Gorbatchev, Sylvie Kauffmann, directrice éditoriale au journal Le Monde, Gustav Kecskés, historien hongrois, Reinhard Schäfers, ancien ambassadeur d’Allemagne à Paris, et Daniel Vernet.

Gorbatchev démissionne le 25 décembre 1991

La dissolution de l’URSS marquait la fin d’un monde coupé en deux et ouvrait la porte à tous les espoirs d’une configuration internationale pacifiée. On croyait en un nouvel ordre mondial où la négociation remplacerait la force, à la fois dans les relations entre les pays et par des changements démocratiques à l’intérieur de chacun d’eux, au moins en Europe. Les « révolutions de couleur », à l’Est, et les printemps arabes au sud, ont conforté dans un premier temps ces attentes.
Espérances déçues ou illusions dégonflées ? Tout le monde est d’accord pour admettre la détérioration de la situation, la régression même sur le chemin de la démocratisation avec le développement de régimes autoritaires ou de démocraties « illibérales » et la guerre qui fait rage au Moyen-Orient. Mais dans l’analyse des processus qui nous ont conduits là, l’accent est mis sur des causes différentes.

Les espoirs de Mikhaïl Gorbatchev

Deux points de vue s’opposent, sommairement, celui des Russes et celui des « Occidentaux ». La question posée aux premiers – et il faut bien noter que « premiers » n’est pas une formule de style, parce que ce sont les Russes, derrière Mikhaïl Gorbatchev, qui ont mis fin à l’Union des républiques socialistes soviétiques –est de savoir pourquoi les espoirs des dirigeants d’alors se sont révélés infondés.
Andreï Gratchev, ancien conseiller et ancien porte-parole de Mikhaïl Gorbatchev, constate qu’au moment de la démission de son chef, le mur de Berlin était tombé (et Gorbatchev n’y avait été étranger), les troupes russes avaient quitté l’Afghanistan et leurs stationnements dans les pays de l’Est, le désarmement commençait, un accord s’était fait sur la diminution des arsenaux nucléaires. Soviétiques et Américains votaient ensemble au Conseil de sécurité de l’ONU pour obliger Saddam Hussein à évacuer le Koweït…
Aujourd’hui des missiles russes capables de porter des têtes nucléaires mettent en cause le traité signé par Reagan et Gorbatchev en 1987 et deux ou trois guerres sont déjà derrière nous en Europe (Yougoslavie, Géorgie, Ukraine…) dans lesquelles la Russie est impliquée. Il n’y a plus d’entente au Conseil de sécurité. Le ministre polonais des affaires étrangères a déclaré la Russie ennemi numéro un de son pays. Moscou voit dans l’OTAN et l’Union européenne la plus grande menace pour sa sécurité. Telle est la situation actuelle.
Comment en est-on arrivé là ? Mikhaïl Gorbatchev rêvait d’une « maison commune européenne » avec la Russie comme membre indispensable. Maintenant son pays se sent exclu de cette maison construite en partie grâce à lui, mais sans lui. Kto vinavat ? Qui est coupable ? A la question russe traditionnelle la réponse est non moins classique : « l’Occident », qui n’a pas reconnu les mérites du peuple russe dans la mort du communisme et du monde bipolaire. Au contraire, selon les Russes, l’« Occident » voit leur pays comme une puissance revancharde, révisionniste, weimarienne, qui n’hésite pas pour retrouver son statut à recourir à la force.
Deux paranoïas se renforcent mutuellement, explique Andreï Gratchev. Les Occidentaux ne veulent pas admettre que les Russes eux-mêmes sont sortis volontairement du totalitarisme, par l’action de Gorbatchev mais aussi des forces démocratiques intérieures. La Russie se vit, dans le regard de l’Ouest, comme une puissance vaincue dans la troisième guerre mondiale et effacée de la scène internationale.

Le prix de la liberté

Ce sentiment de frustration n’a pas surgi abruptement avec la disparition de l’URSS. C’est le chemin qui a creusé la plaie. Les Russes ont d’abord été traumatisés par le capitalisme sauvage, l’appropriation violente et la loi de la jungle qui ont pris la place d’une économie de commandement certes en mauvais état et passablement corrompue, mais qui assurait à tous une sorte de minimum vital économique et social. La liberté n’a pu être appréciée, faute de sécurité.
C’est ce que fait comprendre l’historien hongrois Gustav Kecskés. En Hongrie, un pays où le niveau économique avait été amélioré par les réformes dites du « communisme de la goulasch », on pensait que si le système s’effondrait, la situation ne pourrait être que bien meilleure. C’est arrivé, et ça a été très dur, comme dans tous les pays de l’Est, une situation comparable à la crise de 1929.
Lorsque les partisans de Vladimir Poutine expliquent que la Russie veut prendre sa revanche sur l’humiliation subie – sous-entendu l’humiliation infligée par l’Occident – ils ont en partie raison, mais en partie seulement : il y a bien eu une humiliation, mais pas du fait de l’Occident, du fait de la pauvreté. La pauvreté est une humiliation, une terrible humiliation. Et c’est cela que l’Europe n’a pas compris. Nous avons eu tort, dit Reinhard Schäfers, de penser : « Qu’ils se débrouillent ! Les réformes structurelles pénibles, c’est le prix de la liberté ! (Cela valait aussi pour les Länder de l’est de l’Allemagne). Les peuples à l’Est ont connu le côté sombre du capitalisme, à l’instar de la Russie. Pour nous rejoindre, ils ont suivi un chemin dont nous ne savions pas qu’il était si pénible. »
Sylvie Kauffmann parle de la défaite d’une idéologie et d’un système qui ne fonctionnait pas. Les prémices en ont été posées avant même l’arrivée de Gorbatchev au Kremlin par les Polonais de Solidarnosc. Après dix ans de lutte, de répression, de clandestinité, ils ont obtenu les premières élections libres dans le bloc soviétique et ont élu un gouvernement non communiste.
La journaliste du Monde parle de la victoire de la démocratie et de l’économie de marché. Les Russes entendent : victoire de l’Occident. Reinhard Schäfers, qui en tant que diplomate à Moscou puis à la chancellerie fédérale a vécu ces moments historiques de très près, raconte qu’ « on se sentait les vainqueurs de la guerre froide ». Nos concepts d’économie de marché, de capitalisme libéral, d’Etat de droit, l’avaient emporté. On avait gagné, il fallait désormais trouver comment rendre semblable au nôtre le comportement des autres. Ce n’était pas tout à fait « la fin de l’histoire » annoncée par Francis Fukuyama, mais c’était vrai sur un point : le « socialisme réel » avait disparu.

Nationalisme ethnique et religieux

Après tant d’humiliations, réelles ou perçues, les Russes se sont retournés vers leur mythe fondateur, le « mir », au sens paix et communauté, exalté par Alexandre Soljenitsyne dès son retour en Russie en 1994. Ils s’y sont resserrés à l’ombre des valeurs traditionnelles.
Mikhaïl Gorbatchev n’est guère aimé en Russie. Peut-être lui fait-on grief de ces années difficiles. Mais il y a quelque chose de plus profond : le dernier secrétaire général du PC soviétique était convaincu qu’il existait, au-delà des clivages idéologiques ou nationaux, des valeurs universelles dignes d’être défendues.
Celles mises en avant par Vladimir Poutine sont à l’opposé ; elles sont fondées sur un nationalisme ethnique et religieux. Il se veut les défenseurs des valeurs traditionnelles russes et des Russes où qu’ils vivent, des orthodoxes voire des chrétiens dans le monde entier. Sans considération du droit et des usages internationaux, sans respect des traités signés par son pays. « Make Russia Great Again ! », pour plagier le slogan électoral de Donald Trump qui s’est trouvé des affinités avec le maître du Kremlin.
Vladimir Poutine a fondé sa popularité sur deux bases : les succès économiques et la grandeur russe. Au début de son règne, et après la terrible crise financière de 1998, l’économie s’est redressée, la classe moyenne s’est consolidée et développée sans rien dire. Avec la crise globale de 2007-2008, la baisse du prix du pétrole et les sanctions suite à l’annexion de la Crimée, seul demeure le second facteur de sa popularité, ce qui est dangereux.
Car Vladimir Poutine ne craint rien autant que les « regime change », au Maghreb comme dans le pays de l’Est, les Maidan qui pourraient être contagieux, ou les manifestations d’opposants à Moscou comme en 2011-2012. Mikhaïl Gorbatchev avait déclaré qu’il n’interviendrait pas militairement dans les pays « frères ». Poutine, au contraire, a assis son pouvoir sur la guerre en Tchétchénie puis en Géorgie, en Ukraine et plus récemment en Syrie. Et il est extrêmement populaire en Russie, 90 % des Russes le soutiennent, admet Gorbatchev, qui ajoute, sarcastique, « et bientôt 120% ! »
Cette politique a cependant ses limites. L’effort militaire a été décidé en un temps où la Russie disposait des vastes ressources de la rente pétrolière et gazière, beaucoup réduite depuis. Il risque d’apparaître vite démesuré au regard des moyens actuels du pays. Se refermerait alors le « piège soviétique », une économie ruinée par la course aux armements.
Contrairement à ses prédécesseurs qui formaient au sein du bureau politique du PC soviétique un collège offrant quelque garde-fou, Vladimir Poutine décide seul, souligne Sylvie Kauffmann. Il n’a de comptes à rendre à personne. Il ne se préoccupe pas de budget, ni de l’accord d’un quelconque congrès ou parlement, ni de l’avenir. Il est aussi le maître du temps. Le long terme de l’économie ne l’intéresse pas. C’est dans le court terme des coups politiques qu’il fonctionne. Il existe bien en Russie quelques esprits critiques qui mettent en garde contre les dangers de cette politique, mais leurs journaux sont lus par si peu de monde que leur influence est des plus réduite. Pour le reste, ce n’est pas le peuple qui parle comme Poutine, écrivait Victor Eroféiev, c’est Poutine qui parle comme le peuple.

Décalage entre gouvernement et population

La situation est différente dans les pays est-européens de l’ancien bloc soviétique. En Pologne comme en Hongrie. C’est peut-être en Pologne, le 13 décembre 1981, qu’a commencé la fin du système soviétique, lorsque le général Jaruzelski a décrété l’état de guerre. Les gouvernements occidentaux n’ont pas bougé. « Nous ne ferons rien ! » avait avoué piteusement le ministre français des affaires étrangères, Claude Cheysson. Les opinions publiques, si, et le régime ne l’a pas supporté.
Ce décalage entre le gouvernement et l’opinion publique rappelle à Gustav Kecskés la situation en Hongrie au moment de la révolution de 1956, et si aujourd’hui le gouvernement de Viktor Orban regarde vers la Russie de Poutine, l’historien estime l’état d’esprit de la population bien différent : l’élite est atlantiste, la population approuve l’appartenance à l’Union européenne, et cela même dans les partis de droite. L’orientation prorusse ne s’appuie pas sur une base sociale ; la russophilie n’a pas de racines historiques en Hongrie, contrairement à la République tchèque, même si les Hongrois sont moins hostiles aux Russes qu’en Pologne.
La relation avec la Russie rappelle aux Hongrois la guerre d’indépendance qu’ils ont menée contre les Habsbourg en 1848, l’occupation soviétique pendant plusieurs décennies à partir de 1944-1945 et la répression sanglante de la révolution de 1956. Pour Gustav Kecskés, le gouvernement de Budapest joue la confrontation avec Bruxelles pour obtenir des gains de politique intérieure, selon la tactique de la noblesse hongroise contre les Habsbourg. Comme depuis la nuit des temps, les tribus périphériques se sont soulevées contre le pouvoir central, pour en obtenir de l’aide.

Le modèle occidental en crise

L’Europe cependant a peut-être perdu de son attrait. Le grand marché reste essentiel mais la politique de sécurité et de défense est toujours absente. Les pays de l’ancien bloc communiste tenaient avant tout à adhérer à l’OTAN, plus encore qu’à l’Union européenne. L’UE, c’est la vie, mais l’OTAN c’est la survie, disait un responsable balte au début des années 2000.
L’élargissement de l’OTAN vers l’est a été compris par Moscou comme une trahison occidentale, provoquant un réflexe de défense. Ce n’était pas un « complot » de l’Occident, c’était la garantie que réclamaient les nations qui avaient vécu un demi-siècle sous le joug soviétique. Toutes ne l’ont pas obtenue, ni la Géorgie ni l’Ukraine. Ce n’est sans doute pas un hasard si ces deux pays ont fait l’objet d’une intervention militaire russe depuis leur indépendance.
Malgré la popularité persistante de l’UE, le modèle occidental est mis à mal par les secousses économiques, le ralentissement de la croissance, les flux migratoires, la crise financière dont les effets déstabilisateurs continuent à peser. La fin de l’URSS a ouvert la voie à la mondialisation, non seulement économique mais politique, sociale, culturelle, explique Reinhard Schäfers. Mais il y a eu « une sorte de rupture du contrat social de la mondialisation », ajoute Sylvie Kauffmann. « Nous nous sommes laissé aveugler par notre hubris. Nous avons cru l’économie de marché acquise une fois pour toutes, comme la démocratisation. Or ces acquis ne sont pas irréversibles ; ils ont besoin d’être entretenus. »

Souvent la situation du monde actuel, en rupture avec les espoirs des années 1990, est qualifiée de « nouvelle guerre froide ». Ce n’est pas tout à fait vrai et parfois on en vient à le regretter. Il y avait, du temps de la guerre froide, quelque chose comme un condominium, une gestion à deux des affaires internationales. Chacun marquait ses propres lignes rouges à ne pas franchir et jugeait l’autre suffisamment rationnel pour ne pas les franchir. Le face-à-face était idéologique et militaire. Maintenant qu’il n’y a plus de conflit idéologique, la situation est beaucoup plus dangereuse parce qu’il ne reste que les purs intérêts de puissance. N’importe quel incident peut mettre le feu aux poudres. Alep, c’est Guernica … ou Sarajevo, mais le Sarajevo de 1914.