Victoria Woodhull, première femme candidate à la Maison blanche

Hillary Clinton a reçu la nomination démocrate pour la course à la Maison blanche à la Convention de Philadelphie mais elle n’est pas vraiment la première femme à concourir pour la présidence des Etats-Unis. Le précédent le plus ancien remonte à 1872. Une militante pour le droit des femmes et pour l’amour libre, Victoria Woodhull, avait été candidate bien qu’elle n’ait pas eu l’âge requis (34 au lieu de 35 ans). D’ailleurs, elle purgeait une peine de prison pour outrage aux bonnes mœurs le jour du scrutin. On ignore son score, ces voix n’ayant pas été comptées. Ce jour-là, Ulysses Grant fut réélu pour un second mandat.
Ce texte, adapté d’un article de Carol Felsenthal (auteur de "Power, Privilege & the Post : The Katharine Graham Story") et publié par le site Politico, a été mis en ligne une première fois sur Boulevard-Exterieur le 20 avril 2015. Nous le republions après la Convention de Philadelphie, augmenté de quelques informations données par Susan Vahabzadeh, de la Süddeutsche Zeitung.

Victoria Woohhull candidate
Politico.com

Victoria s’est mariée trois fois – la première, à l’âge de quinze ans (elle était née en 1838), poussée par ses parents avides dans les bras du rustre Cannning Woodhull, un coureur ivrogne et morphinomane. Il la fit vivre dans une pauvreté pitoyable, vêtue de haillons, un personnage de Dickens, alors qu’il offrait à ses maîtresses du champagne, des nourritures fines, des présents de soie et de satin. (Elle conserva son nom de Woodhull à travers toute sa vie et deux autres mariages ; sa sœur garda leur nom de jeune fille, Claflin.)
Victoria, qui eut avec Canning deux enfants, dont l’un était déficient mental - ce qu’elle mettait sur le compte de l’ivrognerie de son mari - finit par en avoir assez et divorça. Le divorce en ces temps, et pour longtemps encore, était une tache sur la réputation d’une femme... quelle que soit sa classe sociale. Victoria devint une mère célibataire élevant seule son fils gravement atteint et sa fille cadette.

Chez les spiritualistes

Elle se maria une deuxième fois vers 1866 avec le colonel James Blood, un héros de la guerre civile et un ardent spiritualiste. Les spiritualistes formaient un de ces groupes nombreux et croissant de gens croyant en la capacité de communiquer avec les morts et à la présence d’anges secourables dans leur vie. Le mouvement spiritualiste a fasciné le pays des années 1850 aux années 1870, revendiquant à la fin plus de 4 millions de membres. Pour ses adhérents c’était devenu une religion à part entière, avec des églises spiritualistes, une rébellion contre l’idée d’un Dieu courroucé et d’une Eglise chrétienne répressive.
Blood était un radical, pour la politique comme pour les mœurs – il se qualifiait lui-même d’ « amant libre » — qui encourageait Victoria à se cultiver, et son intérêt pour les droits des femmes. Il encouragea aussi les sœurs Claflin, en 1868, à déménager à New York, où il vivait parfois. Ce qui rend leur vie si extraordinaire, c’est qu’elles ont réussi à se sortir de l’abîme physique et spirituel de leur enfance ; Victoria en particulier, débarrassée d’un premier mariage empoisonné, s’est transformée en une femme convaincue d’avoir une mission à remplir, déterminée et sans peur dans son exigence que les femmes aient une place égale à celle des hommes. Et ce qui ne gâchait rien, elle et sa sœur Tennesse étaient des filles et des femmes remarquablement belles – pour la plus grande perplexité de ceux qui connaissaient la laideur, intérieure et extérieure, de leurs parents.

Proches de Vanderbilt, le magnat des chemins de fer

A New York, les sœurs travaillèrent comme spiritualistes et se mirent délibérément à œuvrer pour rencontrer et séduire le millionnaire du rail et du transport maritime Cornelius Vanderbilt, alors veuf, qui était fasciné par le mouvement à la mode. Il était une proie parfaite pour elles. Victoria avait l’espoir de pouvoir répondre au désir obsessionnel de Vanderbilt de communiquer avec sa mère morte depuis longtemps.
« L’homme le plus riche d’Amérique » lança les sœurs dans les affaires – l’entreprise Woodhull et Claflin ouvrit sur Broad Street en 1870 – et elles devinrent les premières femmes agents de change, et les premières femmes à fonder et à diriger une société de finances à Wall Street. Savoir si elles maniaient réellement les chiffres elles-mêmes peut être sujet à caution, mais ce qui est une certitude, c’est que les sœurs étaient la plus grande nouveauté de l’année. Le jour où elles ouvrirent leurs bureaux, habillées de vêtements étudiés pour plaire à des yeux masculins, la jupe courte de manière choquante pour l’époque, effleurant le bord de la bottine, « des milliers de badauds les assiégèrent. » Les reporters les appelèrent “les reines de la finance” et les “brokers ensorcelés”.
Avec l’argent gagné dans la finance, les sœurs fondèrent en 1870 un journal radical, Woodhull & Clafin’s Weekly, qui défendait le suffrage féminin, l’autodétermination, et publia entre autres un reportage sur le viol de jeunes filles dans un bal à New York. L’année suivante, Victoria obtint un rôle dirigeant dans la Karl Marx International Workingmen’s Association. Le Weekly, qui sortit pendant six ans, publia la première version anglaise du Manifeste Communiste de Karl Marx et Friedrich Engels.

Le droit de chercher le bonheur

La même année Victoria annonça qu’elle était candidate à l’élection présidentielle, montrant cet appétit insatiable du risque qui en fait une femme en avance sur son temps. Elle devint la candidate d’un nouveau parti, le « Equal Rights Party », et son vice-président devait être l’intellectuel et homme politique noir Frederick Douglass.
Le cœur et l’âme de son programme était une société libre, un gouvernement faisant des lois en accord avec le droit de chaque individu, homme ou femme, noir ou blanc, avec le droit de « chercher le bonheur comme il peut le choisir. » Elle croyait que les femmes devaient être libres de trouver leur véritable amour, avec ou sans mariage. Idéalement, expliquait-elle, elles pourraient rester monogames, bien que la monogamie ne soit pas un objectif réaliste dans la plupart des mariages, qui, ajoutait-elle, sont défiés par beaucoup de problèmes.
Elle faisait campagne pour « l’amour libre » – des mots qui sonnent plus provoquant que Woodhull ne l’entendait. Elle plaidait pour donner aux femmes le droit de « se marier, divorcer et avoir des enfants sans interférence du gouvernement. » Elle s’opposait à ce qu’elle appelait l’« esclavage sexuel » : le « deux poids-deux mesures » permettant aux hommes mariés d’être infidèles, mais stigmatisant et ostracisant les femmes mariées pour le même comportement. Elle plaidait pour la légalisation de la prostitution. Pendant une conférence qu’elle donna au Steinway Hall à New York City, elle affirma « un droit inaliénable, constitutionnel et naturel d’aimer qui je veux, d’aimer pour un temps aussi long ou aussi court que je peux ; de changer cet amour chaque jour si ça me plait. »
L’année suivant, Victoria devint la première femme à témoigner devant un comité du congrès, le House Judiciary Committe, au sujet du suffrage féminin. Son argument était que les Quatorzième et Quinzième amendements garantissaient déjà le droit de vote des femmes, en l’attribuant à tous ceux « nés américains ». Il suffisait, disait-elle, que le Congrès passe un acte garantissant ces droits. La National Woman Suffrage Association l’invita l’après-midi même à répéter son argumentation à sa réunion.

L’hostilité du "gardien des mœurs"

L’éloquence de Victoria, son charisme et son passé non conventionnel l’avaient alors rendue célèbre. Les gens venaient l’écouter par milliers. Cependant il en était beaucoup, hommes et femmes, qui trouvaient que cette femme divorcée qui n’hésitait pas à parler de sexe, de religion et de race, était abominable.
Victoria Woodhull et Frederick Douglass ne furent pas même inscrits sur les bulletins de vote. Le gardien des mœurs de New York, Anthony Comstock, avait fait emprisonner Victoria ; il considérait « les écrits féminins comme de la pornographie. » Et voilà que Woddhull récidive en publiant l’histoire d’un pasteur, Henry Ward Beecher, qui aurait mis enceinte une de ses jeunes paroissiennes lors d’un voyage de sa femme, une célèbre journaliste. Insupportable scandale social ! Beecher ne fut pas poursuivi – on pouvait donc tout faire, mais pas parler de tout, commente la Süddeutsche Zeitung. Surtout pas quand on était une femme. Victoria Woodhull avait oublié cette règle.
Seuls les adversaires de l’avortement la citent encore. Contrairement à Hillary Clinton Victoria Woodhull en effet n’admettait l’avortement en aucune circonstance. Mais si elle n’en voyait pas la nécessité, c’est parce que dans le monde parfait qu’elle voulait construire, il n’y aurait eu aucune pression, aucune misogynie, et aucune femme n’y aurait porté jamais un enfant non voulu.