Bernie Sanders, espoir de la gauche européenne ?

Malgré sa défaite aux primaires démocrates de l’Etat de New York qu’Hillary Clinton a remportées avec 57,7% des voix, le mardi 19 avril, le sénateur du Vermont Bernie Sanders, qui se présente comme un "socialiste" entend poursuivre sa lutte pour la nomination en vue des élections présidentielles de novembre. Ses chances de l’emporter sont pourtant quasi-inexistantes malgré une série de victoires enregistrées depuis le début de la campagne. Quoiqu’il en soit, Bernie Sanders a su mobiliser autour de lui un mouvement qui pèsera sur le Parti démocrate et qui, selon Yorgos Mitralias, journaliste grec indépendant et fondateur du Comité grec contre la dette, représente un espoir pour toute la gauche européenne.

Bernie Sanders en campagne, octobre 2015
Michael Vadon, Flickr via Wikimedia Commons

 Le spectacle d’un candidat à l’investiture du Parti démocrate qui s’arrête devant un piquet de grève et prend la parole pour soutenir la lutte des grévistes, est suffisamment rare pour qu’il ne passe pas inaperçu même des medias des Etats Unis. Ceci est donc arrivé le lundi 11 avril à Times Square à New York, où les travailleurs du géant des télécommunications Verizon —ils sont 40 000 —ont cessé le travail pour obtenir la convention collective refusée obstinément par le patronat. Coup de pub électoral ? De la démagogie ? Du « populisme » ? Tout simplement, pour le sénateur Bernie Sanders, cohésion et continuité d’une vie passée aux cotés des travailleurs. D’ailleurs, la dernière fois que Sanders avait fait exactement la même chose c’était il y a seulement quelques mois, en octobre, à un autre piquet de grève, toujours a Manhattan…
 

Le champion des intérêts de la classe ouvrière

Il se peut que la gauche européenne — qui brille par son indifférence envers ce qui se passe aux Etats Unis — ignore ces événements, mais en revanche, les travailleurs comme les patrons nord-américains les connaissent très bien. C’est d’ailleurs pourquoi le PDG de Verizon, Lowell McAdam, s’est empressé d’attaquer violemment Bernie Sanders, le qualifiant d’ « ignorant », de « détaché de la réalité » et de « méprisable ». Au contraire, les grévistes de Verizon ont acclamé Bernie et leur grand syndicat CWA a décidé de soutenir sa candidature, le qualifiant même de « champion des intérêts de la classe ouvrière ». D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si Bernie Sanders a fini son harangue à la foule des grévistes par cette phrase : « De la part de chaque ouvrier en Amérique, au nom de tous ceux qui subissent les mêmes pressions, je vous remercie pour ce que vous en train de faire. Nous vaincrons ! »
 
Le même jour, un autre grand syndicat, local cette fois, celui des travailleurs des transports de New York (TWU), décidait de soutenir Bernie Sanders, au grand dam de l’establishment du Parti démocrate de New York, qui considérait ce syndicat comme son fief. La décision des leaders syndicaux était pratiquement unanime et elle est symptomatique des grands changements que la campagne de Sanders est en train de produire au sein de la classe ouvrière nord-américaine et de son mouvement syndical. Mais, l’adhésion des 40 000 membres du TWU au camp de Sanders acquiert une importance encore plus grande si on pense qu’il s’agit, dans leur immense majorité, d’Afro-américains et de Latinos, lesquels sont censés suivre presque aveuglement les directives du Parti démocrate et …le clan Clinton.
 

Construire un mouvement ouvrier indépendant

 
Dix jours plus tôt, le ton de la rencontre organisée à Chicago par le réseau syndical Labor for Bernie, qui revendique plus de 12 000 adhérents, dont 5 grands syndicats nationaux et 90 unions syndicales locales, était donné par la déclaration introductive suivante : « Nous travaillons pour voir Sanders décrocher l’investiture du Parti démocrate. Cependant, nous ne faisons pas que ça. Nous allons plus loin en construisant un mouvement de démocratie dans ce pays ». La phrase était claire et était prononcée par Larry Cohen, ancien président du syndicat (600 000 membres) Communications Workers of America, le plus grand syndicat des travailleurs des communications et des medias des Etats Unis. Détail significatif : Larry Cohen est aussi « super-conseiller » de Bernie Sanders.
 
Cette rencontre syndicale de Chicago n’a jamais caché qu’au-delà de sa contribution à la campagne de Bernie Sanders, son but était de construire un mouvement ouvrier indépendant capable de régénérer sinon de refonder le mouvement ouvrier nord-américain sur des bases de classe. Ce n’était donc pas un hasard si elle s’intitulait « Labor for Bernie and Beyond » (les travailleurs pour Bernie et au-delà). D’ailleurs, la proposition qui y a été discutée concernant les « cinq principes » autour desquels devrait être construite cette « nouvelle force pour une économie démocratique » en dit long sur son orientation politique et sociale :
· La lutte contre l’inégalité économique
· Le combat contre les discriminations fondées sur la race, le genre, et l’orientation sexuelle
· L’opposition à l’économie de la guerre permanente et de la politique extérieure militarisée
· La lutte contre le changement climatique global
· La défense du droit de s’organiser avec le mouvement ouvrier protagoniste dans la promotion des intérêts de la classe ouvrière
Mérite aussi attention le fait que le réseau Labor for Bernie a décidé d’ organiser, avec d’autres organisations et mouvements sociaux, une grande "Assemblée populaire" à Chicago le 17 Juin, tandis que son rapporteur Larry Cohen a annoncé que la bataille finale pour l’investiture à la Convention du Parti démocrate en Juillet prochain, se fera tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de la salle des congrès puisque la Convention sera « assiégée » par le plus grand nombre possible de partisans de Sanders.
Le fait est qu’on n’a plus affaire à une intention mais plutôt à une décision de transformer la campagne électorale du sénateur du Vermont en processus de construction d’un mouvement ouvrier indépendant et de masse. Manifestement, il s’agit ici d’un développement extraordinaire d’importance historique. Mais, ce n’est pas tout car on se trouve désormais devant la multiplication d’initiatives analogues venant de l’intérieur de la campagne de Sanders et mettant en place des processus de construction des mouvements indépendants sectoriels ou même du tant attendu « troisième parti » qui brisera le bipartisme traditionnel américain. Telle l’initiative du réseau des Berniecrats de lancer un processus de construction d’une énorme liste de candidats alternatifs et indépendants à toutes les élections, à condition que ces candidats s’engagent à soutenir et défendre publiquement le programme de Bernie Sanders. Ce processus semble progresser sensiblement et évidemment il entre déjà en collision avec le bipartisme traditionnel, et plus immédiatement avec le Parti démocrate, puisque sa dynamique le pousse vers la construction d’un (troisième) grand parti qui présenterait ses propres candidats à tous les échelons de la vie publique nord-américaine.

Radicalisation dans l’isolement

 
Etant donné que cette marche vers le mouvement de masse indépendant et radical se combine avec la récente série de victoires écrasantes de Bernie Sanders et l’envol de sa popularité sur fond d’immenses foules participant à ses meetings électoraux survoltés, on ne peut s’étonner ni de la grande inquiétude de l’establishment américain, ni de l’énervement manifeste d’une Hillary Clinton, qui durcit brutalement ses attaques contre Bernie Sanders.
 
Comme on pourrait s’y attendre, cette situation aiguise par conséquent la colère des millions de partisans de Sanders, accélère donc leur affranchissement du piège du bipartisme, et évidemment, contribue ensuite à leur radicalisation. Une de ses conséquences est que les « consensus » interclassistes traditionnels ainsi que leurs célèbres représentants plus ou moins « progressistes » s’usent rapidement et voient leurs masques tomber en un temps record. Le Prix Nobel d’économie Paul Krugman, célébré en Grèce comme grand défenseur du peuple grec face à ses bourreaux, est aux Etats-Unis un adversaire acharné de Sanders et un des principaux soutiens d’Hillary Clinton, utilisant même une argumentation qui ne diffère pas sensiblement de celle… des créanciers de la Grèce par rapport à celle-ci. Des grands medias américains réputés libéraux comme le New York Times, le Washington Post ou CNN abandonnent leurs bonnes manières et utilisent tous les moyens pour neutraliser la menace représentée par Bernie Sanders.

 La passivité de la gauche européenne

Face à ces développements, on s’attendrait que toute la gauche internationale pavoise et se mobilise pour exprimer en actes sa solidarité et son soutien. Pourtant, il ne se passe absolument rien. La gauche européenne reste totalement passive et indifférente, se montrant incapable de prendre la mesure tant de la dynamique du « phénomène Sanders » que de ses conséquences politiques et sociales. Et pourtant, ni le mouvement de la jeunesse et des salariés qui se développe en France, ni la crise qui a comme épicentre cette Catalogne de plus en plus radicalisée, ne peuvent être comparées aux événements qui ont lieu actuellement au cœur de la superpuissance mondiale. Des événements qui, comme nous l’avons écrit il y a un mois, peuvent changer le cours de l’histoire.
 
Selon nous, la gauche européenne a aujourd’hui le devoir de se mobiliser pour soutenir de toutes ses forces, le mouvement de masse qui est en train de se construire aux Etats Unis. Tant parce que, en ces temps d’adversité, ce mouvement représente le plus grand espoir pour ceux d’en bas que parce que la gauche européenne a beaucoup à apprendre et tout à gagner en s’alliant à lui.