Ces hommes forts qui menacent la démocratie

Au mouvement de démocratisation qui s’est traduit, à la fin du siècle dernier, par l’effondrement des régimes communistes et par la chute des dictatures latino-américaines semble succéder, depuis une vingtaine d’années, une vague de contestation des démocraties libérales dans plusieurs parties du monde. Des hommes forts portés à la tête de l’Etat se prétendent les représentants exclusifs du peuple face à des élites corrompues. Cette « dé-démocratisation » s’accompagne d’une concentration et d’une personnalisation du pouvoir. Elle s’appuie notamment sur le charisme de personnalités qui manient avec habileté les techniques de communication.

Quelques figures de la dé-démocratisation
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Il y a quelques mois, le magazine économique The Economist se demandait, en « une », « comment les hommes forts subvertissent la démocratie » (16 juin 2018). Depuis une vingtaine d’années, en effet, comme le constatait l’hebdomadaire britannique, des « hommes forts » ont été portés au pouvoir dans de nombreux pays du monde, au risque de mettre en péril les institutions démocratiques. La « troisième vague de démocratisation » théorisée naguère par le politologue américain Samuel Huntington semble ainsi laisser la place, depuis le début du siècle, à une vague de « dé-démocratisation ».

Une première vague de démocratisation aurait eu lieu, selon Samuel Huntington, dans la deuxième moitié du XIXème siècle et au début du XXème avant un premier reflux autoritaire dans les années 20 et 30. Une seconde vague se serait produite au lendemain de la seconde guerre mondiale avant un deuxième reflux autoritaire dans les années 50 et 60. La troisième vague se serait traduite, dans le dernier quart du vingtième siècle, par la chute des dictatures en Europe du Sud puis en Europe de l’Est, ainsi qu’en Amérique latine. Nous serions donc entrés dans une troisième phase de reflux, marquée par une large mise en cause des démocraties libérales.

Acteurs de la régression démocratique

De Viktor Orban en Hongrie, chantre de la « démocratie illibérale », à Hugo Chavez puis Nicolas Maduro au Venezuela, défenseurs d’un « bolivarisme » devenu dictatorial, en passant par Vladimir Poutine en Russie ou Recep Tayyip Erdogan en Turquie, deux incarnations d’un néo-despotisme oriental, des personnalités d’un nouveau type, soutenues par une large partie de leurs opinions publiques, mais unies par une même volonté de concentration et de personnalisation du pouvoir, auraient ainsi émergé sur les différents continents. Ces nouveaux acteurs de la régression démocratique ont fait l’objet, sous ce titre, les 27 et 28 novembre, d’un colloque organisé par le Centre d’études des relations internationales de Sciences Po (CERI), sous le titre « Figures de la dé-démocratisation » et le sous-titre « Autoritarisme et populisme des nouveaux démagogues ».

Malgré la diversité de leurs trajectoires, ces dirigeants politiques présentent des traits communs, qu’a rappelée Elise Massicard, co-organisatrice de la manifestation. Certains de ces traits sont bien connus, comme leur posture « anti-establishment », qui les conduit à opposer le peuple sain, dont ils se disent les porte-parole, aux élites corrompues, qu’ils combattent, ou comme leur tendance à désigner un ennemi, intérieur ou extérieur, qui menace la société. La chercheuse met l’accent sur d’autres aspects intéressants. Sur le plan idéologique, ils partagent une même nostalgie de la grandeur passée, celles de l’empire soviétique pour Poutine et de l’empire ottoman pour Erdogan. Sur le plan politique, ils entretiennent d’étroites relations avec les milieux d’affaires. Sur le plan social, ils expriment les mutations socio-économiques associés à la mondialisation.

Les traits communs du populisme

Christophe Jaffrelot, l’autre co-organisateur du colloque, insiste sur le « populisme » de ces chefs d’Etat ou de gouvernement – une notion que plusieurs chercheurs rejettent parce qu’ils la jugent trop vague ou trop ambiguë mais que certains estiment éclairante dès le moment où elle est clairement définie par ses utilisateurs. Selon cette clé de lecture, les régimes « populistes » ont en commun plusieurs caractéristiques. La première est que le leader y est doté d’une légitimité supérieure aux institutions, le vote populaire l’emportant sur la force du droit. La deuxième est la disqualification du pluralisme dans un système où le peuple s’incarne dans un homme. La troisième, déjà évoquée, est précisément la personnalisation du pouvoir. La quatrième est le rôle prépondérant de la communication politique, renforcé aujourd’hui par le poids des réseaux sociaux et la puissance de l’image. La plupart des hommes forts qui illustrent l’actuelle vague de dé-démocratisation répondent à ces critères.

La liste de ces hommes forts est longue. Outre les quelques noms cités plus haut, qui posent notamment la question de savoir comment les « nouveaux démagogues », pour reprendre le sous-titre du colloque, parviennent à se maintenir au pouvoir après l’avoir conquis par la démagogie, elle inclut évidemment Donald Trump, à propos duquel Lauric Henneton (Université Versailles-Saint-Quentin en Yvelines) forge le concept de « trumpulisme » en se demandant si celui-ci est pour les Etats-Unis un « péril » ou une « parenthèse ». Des personnages moins connus en Occident figurent aussi dans la liste, comme le Philippin Rodrigo Duterte, le Thaïlandais Thaksin Shinawatra, le Sri-Lankais Mahinda Rajapaksa ou le Pakistanais Imran Kahn, dont l’exemple montre que l’Asie n’est pas exonérée de la tentation du populisme autoritaire – ce que confirme la situation de Narendra Modi en Inde, dont Christophe Jaffrelot souligne la capacité de rester lié au peuple et de demeurer, une fois au pouvoir, le défenseur des pauvres.

Le Japon et Israël

On s’arrêtera pour finir sur deux cas particuliers, rarement étudiés sous cet angle, ceux de Shinzo Abe au Japon et de Benyamin Netanyahou en Israël. Avec l’arrivée de Shinzo Abe au poste de premier ministre, d’abord de 2006 à 2007, puis en 2012, explique Xavier Mellet (Université de Waseda), la vie politique au Japon a complètement changé. Shinzo Abe est devenu le premier ministre le plus puissant de l’histoire du pays contre la tradition politique qui donnait au chef du gouvernement un rôle relativement effacé au sein d’un système collégial dominé par les factions. La présidentialisation des institutions a conduit à un renforcement de l’exécutif, dont le premier bénéficiaire a été le premier ministre Junichiro Koizumi. Son héritier, Shinzo Abe, a notamment désidéologisé le discours politique et imposé un nouveau style de communication, servi par le faible contre-pouvoir des médias japonais.

En Israël, selon Samy Cohen (Sciences Po), le pouvoir a su « dé-démocratiser sans le dire ». Depuis l’échec du processus de paix, il n’a cessé de dériver vers la droite puis vers l’extrême-droite. Il exclut désormais la formation d’un Etat palestinien et va jusqu’à envisager l’annexion de la Cisjordanie, convaincu que « les Palestiniens ne sont pas dignes de foi », que « la gauche s’est trompée et nous a trompés », que « la paix, ça ne marche pas ». Le gouvernement Nétanyahou a pris pour cibles les ONG spécialisées dans les droits de l’homme, comme en Hongrie, ainsi que les Arabes d’Israël, mis au ban par la loi sur l’Etat-nation, et la Cour suprême. Les droits de l’homme sont déconsidérés tandis que grandit « la haine de l’autre ».