Charlie, Tibhirine, deux brèches dans la conscience européenne

Pierre Defraigne, directeur exécutif de la Fondation Madariaga-Collège
d’Europe et directeur général honoraire à la Commission européenne, trace un parallèle entre le destin des moines de Tibhirine et des journalistes et policiers tués à Charlie Hebdo.
"Tibhirine et Charlie Hebdo, une paire de communautés humaines bien improbable. Et pourtant ! Sous la surface des genres, des styles, des mots même, il y a des hommes – et une femme – morts au combat, morts debout, morts pour des causes humaines qui dépassent l’homme, morts pour un humanisme laïc ou chrétien, français, européen ou universel, peu importe, qui fait de l’homme la mesure de toute chose", écrit-il.

Le sourire de Reims
Par Mf payrault via Wikimedia Commons

Comment ne pas y voir un signe des temps ? Comme ne pas saisir le fil qui relie
ces morts ? Soudain elles figent pour l’éternité ces images exemplaires
d’hommes et de femmes qui vouent leur existence à une cause et y jouent leur
vie. Nous voici saisis de sidération devant leur assassinat : ainsi ils parlaient vrai
et vivaient en vérité ! Leur sacrifice ravive la conscience européenne.
Tibhirine : une communauté de bénédictins au cœur de l’Atlas a choisi de rester
parmi des populations déshéritées, pour témoigner de l’amour de Dieu pour les
hommes : travailler, prier, servir. Ils seront enlevés et égorgés pour des motifs
troubles dans une guerre sale dont la terreur est l’arme ordinaire. Ils symbolisent
aujourd’hui, dans notre monde fonctionnel, matérialiste et confortable, l’idée
que des causes valent qu’on meure pour elles ? « Il n’est pas de plus grand amour,
écrit l’Evangéliste, que de donner sa vie pour ceux que l’on aime ». Tout est dit
ici de l’Humanisme chrétien.
Ces martyrs de Thibhirine n’étaient pas des moutons qu’on égorge. Ils étaient des témoins lucides, conscients, héroïques.

Des traits d’union

Leur martyre inscrit Dom Christian de Chergé et ses compagnons dans
l’Histoire de la Chrétienté en terre d’Islam. Ils ne sont pas des signes de
contradiction entre deux religions, mais des traits d’union qui arriment des
croyants en un même Père et en une même Foi pour l’éternité.
Les caricaturistes de Charlie Hebdo – Cabu, Charb, Wolinski, Tignous –, leur
comparse, l’éminent économiste, combien hétérodoxe, Bernard Maris, et leurs
compagnons forment un bande magnifique.
On retrouve parmi eux des Villon,des Camille Desmoulins, des Gavroche, des Daumier, des Galtier-Boissière.
Talents immenses, plumes acerbes, humours rabelaisiens et fracassants, ils sont
avant tout des combattants de l’esprit. Ils sabrent avec insolence et férocité dans
les poncifs de notre temps : le néolibéralisme d’abord, leur première cible, celui
qui nourrit l’inégalité et l’exclusion ; la religion lorsqu’elle se fait bigoterie,
oppression, inquisition, terrorisme ; les discriminations ordinaires contre les
étrangers, les femmes, les homosexuels. Ils affirment des valeurs hautes : la
liberté, la justice, la raison critique, la fraternité.
Ils portent ce combat contre tous les pouvoir établis, les establishments, les fraudeurs, les tricheurs, les pervers, les profiteurs. Ils sont les frères et les sœurs de l’humanité ordinaire qui vit de son travail, de son invention, de son art, ou qui survit dans la précarité ou la débrouille, mais qui entend prendre distance du conformisme et cherche dans le rire et le mot d’esprit des raisons de lutter et d’espérer.

Douze apôtres

Pour ces idées qu’ils défendent avec verve, talent et drôlerie, ils seront exécutés de sang froid avec deux policiers, un beau matin de janvier 2015.
Ces douze apôtres sont morts, d’une balle dans la peau, auraient-ils sans doute
écrit eux-mêmes : des hommes d’esprit et de cœur assassinés par des sbires en
cagoule, endoctrinés, armés de kalachnikov ! Dérision insupportable pour ces
« porte-plumes » pacifistes et tendres.
Les voici par cet assassinat, soudain érigés en témoins, en héros, en martyrs. Les
voici qui rejoignent les suppliciés des inquisitions, les noms difficiles à
prononcer des affiches rouges, les garrottés des geôles franquistes, les morts du
goulag et des camps nazis. Morts comme eux pour des idées. Morts pour les
idées qui nous font vivre, qui donnent un sens à notre vie : la liberté, la fraternité,
la justice, l’amour.
Tibhirine et Charlie Hebdo, une paire de communautés humaines bien
improbable. Et pourtant ! Sous la surface des genres, des styles, des mots même,
il y a des hommes – et une femme – morts au combat, morts debout, morts pour
des causes humaines qui dépassent l’homme, morts pour un humanisme laïc ou
chrétien, français, européen ou universel, peu importe, qui fait de l’homme la
mesure de toute chose. Une chose est sûre, les martyrs de Tibhirine et les héros
de Charlie Hebdo ne sont pas morts pour rien. Ils sont rentrés dans notre
Histoire.
Mais par ces crimes, deux pans de la conscience européenne ont été touchés et le dommage causé est irrémédiable.
Trois réflexions viennent à l’esprit
Dans la stupeur suscitée en Europe par ces deux tragédies, il entre le sentiment
que l’on ne remplace pas des communautés d’exception comme Charlie Hebdo
et Tibhirine dont le charisme et le rayonnement étaient immenses. Leur prix
vient de ce qu’elles sont irremplaçables précisément. La perception de la perte
se fait soudain véritablement incommensurable.
Chaque groupe éclairait un versant différent de la conscience européenne : le
versant de la Chrétienté et celui des Lumières, la Foi et la Raison, l’Evangile et
l’héritage de la Révolution française. Leur humanisme était irrécusable. Le poids
de leurs témoignages tient à leur exemplarité : ces hommes avaient en commun
leur authenticité, leur courage, leur talent. Ils se situaient sur la ligne de faîte de
l’humanisme européen.
La relève n’ira pas de soi. D’un côté, les forces de l’Esprit sont en recul dans
une Europe livrée au matérialisme et à l’égoïsme. De l’autre, le principal danger pour une presse libre ne vient pas de l’intégrisme islamiste. Le pluralisme de la
presse est d’abord menacé par la logique de profit et de concentration, propre au
capitalisme. La presse écrite exposée à la révolution du numérique est en même
temps laminée par une concurrence sauvage. Ce bien public, garant de nos
libertés, est en péril.
La conscience européenne est donc doublement touchée : dans sa dimension
spirituelle et dans sa dimension critique. Il faut s’attacher à combler ces
manques. La spiritualité est l’affaire de chacun dans sa quête du sens. Mais il
nous faut réfléchir ensemble à refonder la liberté de la presse sur des bases
économiques plus robustes. C’est un enjeu vital pour la conscience
démocratique en Europe.