J’ai été surprise quand j’ai entendu la voix familière de Clinton Bailey dans le film « Ben Gourion, Epilogue » projeté le jour de l’Indépendance à la cinémathèque de Jérusalem. Je voulais voir ce film depuis un certain temps et j’ai été contente que cette fois nous ayons réussi à avoir quatre tickets pour mes filles et moi. Ben Gourion, pensions-nous, était le personnage qui convenait pour clore les cérémonies du Jour de l’Indépendance.
J’étais impatiente de me connecter à l’esprit des pionniers d’Israël il y a soixante-neuf ans, et donc de retrouver sa source.
A la minute où j’ai entendu la voix de Clinton Bailey et où j’ai lu son nom sur l’écran, je me suis immédiatement tournée vers mes filles Maya (15 ans) , Noa (12 ans) et Eden (10 ans) pour leur révéler que je connaissais Clinton personnellement, à travers sa femme Maya, qui avait étudié le grec avec moi quelque quinze ans auparavant.
Le film réalisé par le metteur en scène Yariv Mozer et l’éditeur et producteur Yael Perlov consiste principalement en une interview de Ben Gourion par Clinton Bailey à Sde Boker [un kibboutz dans le désert du Neguev qui symbolise la vision de Ben Gourion], faite en 1968 alors que ce dernier avait 82 ans et avait quitté l’arène politique en faveur de la vie associative dans une petite communauté. Dans cet entretien Clinton interroge Ben Gourion sur ses choix, son idéologie et son avis sur Israël au moment de l’entretien [en avril 1968].
Yvette Nahmia-Messina : Clinton, merci pour l’interview. Vous avez fait un excellent travail en portant à la lumière Ben Gourion, ses valeurs et sa personnalité. Qu’est-ce qui vous avait conduit à interviewer Ben Gourion alors, et comment cette interview est-elle reliée au reste de votre travail ?
Clinton Bailey : Voici l’histoire. Quand je cherchais un travail en janvier 1967, j’ai rencontré par hasard Paula Ben Gourion près de leur maison à Sde Boker. Paula m’a invité à entrer et m’a présenté à Ben Gourion. C’est comme cela que je l’ai rencontré, par hasard.
YNM : On dirait que votre rencontre avec Ben Gourion a été orchestrée par Paula. On dirait que Paula avait une forte personnalité. Quelle impression vous a-t-elle fait ?
CB : Paula était une femme naturelle et dévouée. Ceci explique sa venue ici depuis l’Amérique sur les pas de son mari après la Première guerre mondiale, élevant ses enfants avec de maigres ressources pendant le Mandat [au début des années 1920, le mandat britannique décidé par la SDN avait pour objectif la mise en place en Palestine d’un « foyer national pour le peuple juif »] et le suivant ensuite à Sde Boker dans le Néguev, où elle dû vivre dans des conditions très sommaires.
YNM ; Comment en êtes-vous venus à l’interview ?
CB : Des réalisateurs à Londres m’avaient demandé de m’arranger pour trouver du matériel pour un film documentaire sur Ben Gourion. L’interview n’est pas sortie. A un moment donné, j’ai laissé tomber tout le projet. Les réalisateurs s’étaient dirigés vers un long métrage qui n’a jamais vu le jour.
YNM : Les réalisateurs vous avaient-ils donné un script pour vos questions ?
CB : Non, les questions étaient personnelles. Personne ne m’a dit quoi demander.
YNM : Votre vie a-t-elle été affectée par la rencontre avec Ben Gourion ?
CB : Oui, certainement. C’est après l’avoir rencontré que j’ai décidé de m’établir à Sde Boker pour enseigner l’anglais. Etant là, j’ai alors rencontré les voisins Bédouins et décidé d’enregistrer et d’étudier leur culture en voie de disparition, ce qui est devenu l’activité de longue durée de ma vie. J’avais déjà un PhD d’Etudes du Moyen-Orient de l’Université de Columbia.
YNM : Si vous aviez la chance de rencontrer Ben Gourion aujourd’hui et de lui poser plus de questions, que lui demanderiez-vous ?
CB : Je lui demanderais si on n’aurait pas pu faire davantage pour intégrer la population Mizrahi [les descendants des anciennes populations juives orientales]. Et s’il a des regrets d’avoir choisi de renvoyer de l’armée les Haredim [les juifs ultra-orthodoxes].
YNM : Que vous aurait-il répondu ?
CB : Je ne sais pas. Qu’auriez-vous demandé ?
YNM : Je lui aurais demandé s’il est heureux qu’aujourd’hui plus de femmes soient à la Knesset , et que plus de femmes aspirent à un rôle de leadership dans la société israélienne, comme Hana Mansour Khatib, la première femme juge ou première cadi [juge musulman] nommée dans une Cour religieuse musulmane en Israël.
CB : Que vous aurait-il répondu ?
YNM : A mon avis, il aurait répondu en disant que le succès d’Hana Mansour Khatib a été construit par les nombreuses personnes qui ont aidé à l’élever. Il aurait précisé qu’une grande part du crédit en revient à son père qui a reconnu sa fille comme quelqu’un de très doué et l’a poussée à étudier le droit, l’a conduite vers des leçons de piano et a insisté pour qu’elle apprenne à nager. Il dirait que pour que des changements radicaux se produisent dans le gouvernement, il faut qu’ils soient soutenus par une base large de gens déterminés à donner à leurs filles une éducation qui autorise les filles et les femmes à viser le sommet, dans les domaines qu’elles ont choisis, et à travailler en synergie avec leurs camarades femmes et hommes pour les réaliser. […]
Il y a un moment dans le film où un journaliste étranger demande à Ben Gourion s’il était un sioniste et s’il était un socialiste. Il répond négativement aux deux questions. Alors le journaliste lui demande ce qu’il est, et Ben Gourion répond je suis un juif qui vit en Israël qui veut vivre en paix avec le reste du monde, et pour que les gens se respectent les uns les autres, et ne s’exploitent pas.
Est-ce que vous vous considérez vous-même comme un disciple de Ben Gourion ?
CB : Je ne sais pas si disciple est le mot juste. J’ai certainement été influencé par cet homme. Je suis resté dans le Néguev pendant huit ans. Je l’admire comme homme, j’admire ses valeurs, aussi bien les valeurs personnelles que les valeurs politiques. Mais je n’ai pas fait de politique moi-même, je suis certainement un admirateur. Nous avons eu de la chance de l’avoir aux commandes avant et après la création de l’État.
YNM : Y a-t-il aujourd’hui des hommes politiques qui poursuivent sa vision et son chemin ?
CB : Il y a des gens avec ses valeurs et sa vision. Savoir s’ils ont le charisme et la force politique pour être élu, c’est une autre question.
YNM : Ben Gourion était un homme très talentueux et très doué, un intellectuel.
CB : Il n’était pas seulement un intellectuel. Il était un homme d’Etat, un homme politique et un intellectuel. Il était un expert pour manœuvrer et naviguer entre les Britanniques et les Arabes pour que nous continuions à devenir un Etat.
YNM : C’est vrai et pour moi, votre réussite dans l’entretien tient à ce que vous avez conduit la discussion de telle sorte qu’il est devenu clair que Ben Gourion était un homme à la vision large, très instruit, avec un esprit ouvert, curieux et expansif, qui n’avait pas peur de rencontrer d’autres traditions et d’autres cultures tout en étant profondément immergé dans la sienne.
Et quand vous l’avez interrogé sur la manière dont il avait traité la question des réparations avec les Allemands, il a refusé de se laisser aller à la démagogie et a dit que les fils n’étaient pas comptables des méfaits de leurs pères.
CB : Ben Gourion a en quelque sorte permis aux Allemands de prendre collectivement un nouveau départ qui serait cette fois du bon côté de l’Histoire. En acceptant les réparations, Ben Gourin a offert aux Allemands un second commencement après la guerre.
Ben Gourion était un esprit libre. Il avait confiance en lui et dans son jugement. Et en même temps, il croyait à l’esprit collectif et à la volonté nécessaire pour réaliser un rêve commun. Et les Israéliens ont l’esprit et la volonté. Ben Gourion les a captés et embrassés pour donner une réalité – avec ses pairs — au rêve partagé.