Depuis le traité de Maastricht en 1992, la dimension culturelle de l’Europe est officiellement reconnue dans les textes fondamentaux, qui invitent l’Union européenne non seulement à favoriser « l’épanouissement des cultures des Etats membres » mais aussi à mettre en évidence leur « héritage culturel commun ». L’une des manières de rendre visible cet héritage partagé est d’y consacrer des « musées de l’Europe », dont l’émergence, au cours des vingt dernières années, a accompagné les nombreux débats sur l’identité européenne et son rapport avec les identités nationales. Ces musées d’un nouveau genre ont été conçus le plus souvent par leurs promoteurs comme un moyen de donner un visage à l’Europe et de développer chez les Européens la conscience d’une histoire commune.
L’anthropologue Camille Mazé, auteur de La fabrique de l’identité européenne. Dans les coulisses des musées de l’Europe (Belin), en dénombre une dizaine. Trois ont ouvert leurs portes en France : L’historial de la grande guerre à PéronnePéronne, le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) à Marseille, Lieu d’Europe à Strasbourg. Deux sont implantés à Berlin : le Musée historique allemand et le Musée des cultures européennes. Deux autres sont en cours de réalisation à Bruxelles : le Musée de l’Europe et la Maison de l’histoire de l’Europe. Un musée Schengen a été créé à Luxembourg. Plusieurs projets, à Turin, Aix-la-Chapelle et Luxembourg, n’ont pas abouti. Un réseau des musées de l’Europe fédère ces diverses initiatives.
Ces musées, qui se répartissent entre musées d’ethnologie et musées d’histoire, constituent, selon Camille Mazé, « une véritable innovation ». Ils expriment une volonté de dépasser le cadre national et de promouvoir « l’européanisation de la mémoire comme catégorie d’action publique ». Leur efflorescence a coïncidé avec une remise en question des « musées de la nation », liée aux événements de la fin des années 80 tels que la chute du mur de Berlin et l’ouverture des frontières européennes. Mais ce passage de la dimension nationale à une « vision transnationale » ne va pas de soi. D’abord parce que, selon l’auteur, « cette entité éminemment floue qu’est l’Europe » est « un objet particulièrement ardu à mettre au musée ». Ensuite parce que la transposition de la fonction identitaire du musée est loin d’être évidente. « Comment exporter le modèle du « musée de la nation » à l’échelle européenne ? », demande l’auteur.
Si ces divers musées aspirent à offrir aux Européens les « lieux de mémoire » qui leur manquent, ils n’obéissent pas tous au même modèle. Les deux musées bruxellois, créés ex nihilo, sont ceux qui affichent le plus clairement leur vocation de musées identitaires. Ils veulent être « des agents de la conscience européenne ». Les promoteurs du Musée de l’Europe attendent de celui-ci qu’il contribue à « l’émergence d’un esprit civique européen » et lui assignent pour mission de favoriser « une éducation à la citoyenneté européenne ». Les initiateurs de la Maison de l’histoire de l’Europe, issue d’une résolution du bureau du Parlement européen, sont aussi des avocats de la cause européenne. Ils souhaitent que la nouvelle institution promeuve « une prise de conscience de l’identité européenne ».
L’historial de Péronne veut, pour sa part, « dépasser les points de vue nationaux » sur la grande guerre en croisant les regards français, allemands et britanniques pour « en finir avec une narration nationale » de l’événement. A Berlin, le Musée historique allemand, issu du Musée de l’histoire allemande, a reçu pour mandat de présenter l’histoire de l’Allemagne « dans une perspective européenne » au moment où nombre d’historiens et de gens de musée menaient une réflexion sur l’histoire et la mémoire « dans la suite des contestations étudiantes de 1968 qui en appelaient à un retour sur le passé et à une dénazification en profondeur ». De même, les nouveaux musées ethnologiques – le MuCEM en France, né du Musée national des arts et traditions populaires, et le Musée des cultures européennes en Allemagne, issu du Musée national de folklore – sont apparus sur fond de polémiques suscitées par le passé nationaliste des anciens musées sous le régime de Vichy pour l’un, sous le nazisme pour l’autre.
Pour éviter de remplacer un nationalisme par un autre, les promoteurs de ces musées européens plaident pour leur ouverture sur le reste du monde. « Je reste inquiet devant le musée de l’Europe, déclare Michel Colardelle, qui fut l’un des initiateurs du MuCEM, parce que le risque, c’est de faire un musée de l’Occident ». De même, les responsables du Musée des cultures européennes insistent sur le pluriel inclus dans son nom. Ils vont même jusqu’à affirmer qu’aucun musée en Europe ne peut, à proprement parler, « se dire musée de l’Europe » parce que, selon eux, « on ne peut pas représenter l’Europe ». Pour Camille Mazé, il est souhaitable de parler de l’identité européenne en termes de « flux » et de « circulation » plutôt que de la clore sur elle-même « sous prétexte de dépasser le national ».
Les musées de l’Europe n’en sont qu’à leurs débuts. Ils cherchent encore leur place dans le paysage culturel du Vieux continent. Ils se heurtent surtout, selon l’historien Elie Barnavi, l’un des promoteurs du Musée de l’Europe à Bruxelles, à une absence de volonté politique qui freine en particulier leur financement. La culture demeure, pour l’essentiel, de la compétence des Etats membres et, comme le note Camille Mazé, « l’échelon national reste dominant ». L’essor de ces musées dépend donc largement de l’avenir de l’Union européenne et du développement, ou non, d’un sentiment européen dont ils veulent être l’expression.