Est-ce de démocratie que l’Europe a besoin ?

A l’approche des élections européennes de mai 2019, la question de la démocratie européenne est au cœur des controverses. Pour les uns, le projet européen soit être accepté par les peuples : s’il ne l’est pas, il faut y renoncer. Pour les autres, la méthode des « petits pas » a fait ses preuves : souveraineté d’abord, démocratie ensuite. L’économiste François Meunier, professeur associé à l’ENSAE Paris Tech, tente d’éclairer le débat en s’interrogeant, pour le site Telos, sur le lien entre souveraineté européenne et légitimité démocratique.

Démocratie et souveraineté
telos

En Europe, l’invocation démocratique porte sur deux registres différents. Le premier est dans l’esprit de son projet fondateur et a été suivi depuis ses origines, avec sa part de succès et d’échecs. Il s’agit de créer des lieux et des projets où s’exprime, aujourd’hui si possible, demain plus encore, une volonté collective, assortie d’un pouvoir d’exécution. Entre temps, on avance. La seconde se fait entendre plus fortement depuis quelques années : il faut que le projet européen soit accepté par les cs, et s’il ne l’est pas, il faut arrêter. En clair, en l’absence d’un demos européen, la légitimité démocratique ne vaut qu’au niveau des nations qui composent l’Union. Menacer la souveraineté de chaque nation est dangereux.

Hubert Védrine est bien sur ce second registre et demande la pause, oubliant au passage que le projet européen est déjà passablement arrêté. À un niveau plus extrême, les populistes aussi, qu’on n’a jamais vus aussi démocrates ces temps-ci, réclamant référendums et votes nationaux pour le moindre projet européen, sauf quand ils craignent de les perdre. Mais bien des pro-européens, souhaitant vivement que l’Europe avance, sont sur cette ligne. Il me semble que c’est le cas de Nicolas Leron dans une tribune récente de Telos (Critique du discours européen d’Emmanuel Macron, 17 juillet 2018). On inverserait selon lui l’ordre de choses à mettre la souveraineté européenne avant la légitimité politique, exprimée démocratiquement.

La raison en est que la souveraineté ne se partage pas et qu’elle n’est encore légitime qu’au niveau des nations. La méthode des petits pas, qui a pu être utile dans le passé, serait désormais une erreur. Ce dont l’Europe a besoin, c’est d’affirmer à présent une légitimité démocratique accrue et non pas une fois de plus des projets qui, sans l’onction démocratique, sont vides de sens politique et au final affaiblissent l’édifice.

Des ébauches de souveraineté déléguée

Ce raisonnement gêne. D’abord, parce que les institutions européennes montrent déjà une belle densité démocratique que commencent en ce moment à envier certains peuples de l’Union : un contrôle direct (le Parlement) et indirect (le Conseil) pour investir, contrôler et approuver les propositions législatives de la Commission, avec au-dessus une Cour de justice efficace.

Ensuite, parce qu’on ne comprend pas pourquoi la souveraineté ne pourrait pas se partager et se déléguer : les pays européens ont bien délégué à la BCE un des attributs premiers de la souveraineté qu’est le droit de frapper monnaie. La Cour de justice a déjà les attributs d’une institution qui dépasse l’ordre des traités inter étatiques : elle se place au niveau des citoyens et produit du droit européen qui s’impose à tous, sans passer, comme c’est le cas pour les directives, par une transcription en droit national. L’OMC en matière commerciale, le comité de Bâle en matière monétaire, ou, plus modestement, les régulations en matière de trafic aérien, sont aussi, à un niveau mondial, des ébauches de souveraineté déléguée, avec un contrôle démocratique pour le moins faible.

Enfin, et surtout, parce qu’il faut interroger cette chronologie qui voudrait que la souveraineté ne puisse résulter que de la légitimité politique. L’expérience historique enseignerait plutôt l’inverse : souveraineté d’abord, démocratie (parfois) ensuite. Les unions qui se sont produites en Europe au 19e siècle ne procédaient pas de la démocratie. Il a fallu la force des armes ou, dans le cas de l’unité allemande, une pression prussienne sur des dirigeants non élus démocratiquement, ceci ne faisant pas oublier par exemple que la Bavière a longtemps gardé sa propre armée, même si elle était de parade face à celle pilotée par les Junkers. L’exemple cité plus haut des institutions internationales est pertinent : non démocratiques à l’origine, elles suscitent les besoins et les attentes d’une légitimité démocratique accrue.

Si le projet d’Union européenne a vu le jour, c’est sans doute sur les cendres de l’immense suicide qui l’a précédé, entre 1914 et 1945. Mais c’est aussi dans le climat de la guerre froide où il devenait utile de se serrer les coudes. C’est peut-être le côté heureux des menaces géopolitiques présentes, dont celles portées par notre Dr Folamour des droits de douane : elles peuvent, non démocratiquement, pousser à des réponses pratiques au niveau de l’union, à la satisfaction ex-post des populations.

Un texte du philosophe Thomas Nagel

On veut faire écho ici à un remarquable texte de 2005 du philosophe Thomas Nagel, portant sur la possibilité d’une justice à un niveau mondial [1]. Plus précisément, sur ce qu’il appelle sa « spéculation », à savoir que souveraineté précède démocratie. Pour le citer (ma traduction) :

« Si l’on considère le développement historique des conceptions de la justice et de la légitimité de l’État-nation, il semble que la souveraineté précède généralement la légitimité. Il y a d’abord la concentration du pouvoir ; puis, peu à peu, il y a une demande pour la prise en compte des intérêts des gouvernés et pour leur donner une plus grande voix dans l’exercice du pouvoir. La demande peut être réformiste, ou révolutionnaire ; ou encore une demande de réforme rendue crédible par la menace de la révolution, mais l’existence d’un pouvoir souverain concentré suscite la demande et fait de la légitimité un problème. La guerre peut entraîner la destruction d’un pouvoir souverain, conduisant à des reconfigurations de la souveraineté en réponse à des revendications de légitimité ; mais même dans ce cas les conquérants qui exercent le pouvoir deviennent la cible de ces revendications. »
Il prend le cas de la démocratie américaine où l’Union s’est bâtie sur le compromis douteux d’oublier la démocratie pour les esclaves noirs, une bonne partie de la population de l’époque. Un oubli qui s’est révélé coûteux quelques décennies après, même s’il n’a fait peut-être que transformer en guerre civile ce qui aurait été sinon une guerre entre États indépendants. Mais l’intégration démocratique de la population noire a suivi. On pourrait chez nous penser que les citoyens alsaciens se seraient à la longue tout autant épanouis démocratiquement au sein d’une Alsace restée allemande après 1918. (Les intellectuels français, dont Ernest Renan, ont fait valoir le critère démocratique, via une consultation populaire, pour s’opposer, sans succès, à l’annexion en 1871 ; mais ont oublié ce beau principe en 1918 lors du retour dans le giron national.)
Le projet européen fait forcément l’objet de non-dits. On est ici dans un long processus de construction d’une entité qui doit prouver à chaque pas les bénéfices des projets retenus pour faire progresser la légitimité. C’est moins tranché que le passage idéal-typique d’une affirmation directe de souveraineté qui trouve ensuite sa sanction démocratique, comme l’ont connu les nations créées en Europe au 19ème siècle. D’autant que le bout de la route ne sera vraisemblablement pas une union sur le modèle des nations actuelles, fédérales ou pas, mais un objet politique nouveau.
La « méthode du déséquilibre démocratique »
C’est toute l’astuce historique de la « méthode des petits pas » des Pères fondateurs et qu’on peut appeler « méthode du déséquilibre démocratique ». Elle ressemble au marcheur dont chaque pas met une jambe en déséquilibre, pour se rattraper au pas suivant. Les difficultés nées d’une décision nécessairement imparfaite permettent, normalement, d’aller de l’avant en forçant à les résoudre. Et une difficulté d’ordre économique est suivie parfois, pour son règlement, d’une réponse institutionnelle, comme l’ont été au fil du temps les avancées dans l’organisation de la démocratie.
Ce sont les vertus de cette méthode qu’il faut tant et plus rappeler. Il n’est pas réaliste politiquement – et dangereux à la longue, comme on le mesure aujourd’hui – d’incriminer ces technocrates bruxellois irresponsables démocratiquement. C’est cette irresponsabilité, par les emboîtements créés entre les peuples, qui a su créer de la démocratie. Après tout, ce n’est rien d’autre que la transposition, si on peut employer ce mot, du principe d’organisation démocratique acceptée depuis longtemps au niveau national, qu’on appelle la démocratie indirecte. Les référendums et autres instruments de démocratie directe sont ici l’exutoire des passions tristes. L’Europe aujourd’hui souffre plus d’une exigence démocratique mal placée que d’une absence démocratique.
Nagel, s’agissant de l’Europe, et sans cacher un certain pessimisme, ajoute : « La résistance à l’élargissement de la démocratie s’explique parfois par le fait que le bon type de demos n’existe pas au niveau international pour permettre un gouvernement démocratique au-delà de l’État-nation. Même dans l’espace sub-mondial et beaucoup moins inégalitaire de l’Europe, il s’agit d’un grave problème qui a suscité un débat important. S’il n’y a pas maintenant une société civile européenne, y a-t-il quand même l’espoir de l’avoir ? Pourrait-elle se bâtir comme résultat d’institutions politiques démocratiques, plutôt que comme une condition préalable à leur création ? »

Une délégation tacite au couple franco-allemand

Où en reste-t-on alors ? Quand on se réfère au couple franco-allemand sans lequel l’Europe ne pourrait avancer, il y a probablement une part de joyeuse mystique face à la réalité des choses. Mais il y a aussi une délégation tacite et non démocratique qu’ont acceptée à ce jour les autres nations de l’Union, à savoir qu’il est plus commode de décider à deux pour le bien commun que par implication de tous. Les grognements que font entendre certains pays sur le duo franco-allemand sont autant de l’hypocrisie que le regret qu’il n’en sorte pas davantage de projets mobilisateurs.
Car voici : ce dont l’Europe manque, ce sont de bons projets, parfois technocratiques mais utiles aux populations et adossés à une bonne communication. Ce que demandent les « peuples », notion chargée de tous les sens qu’on veut bien y mettre, c’est de faire, c’est-à-dire d’avoir des domaines de compétences où l’Europe « délivre », pour user de l’ambivalence de l’anglicisme. La politique de la concurrence, où parfois même un Google peut en rabattre, est un bon exemple et motif de fierté. Le futur GPS européen aussi. Les sujets ne manquent pas, des plus modestes aux plus ambitieux, allant du contrôle aérien aux normalisations écologiques à la politique migratoire…
La méthode ne sera jamais sans risque. Il peut y avoir des projets trop structurants, où le pas en avant est trop grand et où l’on risque de perdre durablement l’équilibre. La monnaie unique ou l’ouverture de l’Union aux pays de l’ex-bloc soviétique ont sans doute été des projets de la sorte, vus rétrospectivement. Le projet européen porte en soi un risque existentiel, depuis l’origine. Il faut s’en accommoder et peut-être s’en réjouir pour le piment que cela donne. Mais en aucun cas un big-bang de démocratie n’aurait été la solution.

[1] Nagel, Thomas, 2005, "The Problem of Global Justice", Philosophy & Public Affairs, 33, n°2, pp 113-47.