Il est difficile d’être Russe

Alors que Vladimir Poutine s’est vu réélire au terme d’une campagne sans véritable adversaire, le journal Le Temps a demandé à l’écrivain russe Victor Erofeev d’expliquer comment ses compatriotes envisagent désormais l’avenir. Son texte a été publié par Le Temps en exclusivité dans sa rubrique Opinion.

Un dimanche en Russie

Les élections présidentielles en Russie se sont achevées sans avoir vraiment commencé. Par mon éducation, je suis philologue, et pour moi les mots signifient quelque chose. Une élection implique un choix. Au lieu d’élections, il y a eu un cirque politique auquel ont pris part en qualité de marionnettes des artistes politiques représentant les différentes variétés de vide de leurs opinions. Le marionnettiste était le Kremlin. Le directeur du cirque a donc fini par gagner.
Il est difficile d’être Russe. Nous vivons en même temps dans deux mondes. Dans le monde de la vie privée et dans celui de la vie publique. Ces mondes tantôt sont imbriqués, tantôt existent parallèlement. Mais souvent ils se gênent l’un l’autre, ils se marchent l’un sur l’autre, ils nous brisent et nous laminent.
Ces vingt dernières années, nos relations avec l’Etat ont changé de manière significative. L’Etat de la perestroïka en Russie, au début du gouvernement Eltsine, promettait de servir ses citoyens. Cela a eu des répercussions dans la Constitution et dans les déclarations fondamentales de la direction. Mais, en fin de compte, en est sorti le chaos. Pas parce que l’idée en elle-même était mauvaise, mais parce qu’ils l’ont gâchée, déformée, par un usage défectueux, par une réticence à l’exécuter. Cette négation politique, qui a construit la guerre en Tchétchénie et déchiré les conquêtes de la perestroïka, ce sont les dénommés siloviki – les chefs de l’armée et des services de renseignement.

Au service de l’Etat

Il y a vingt ans, les Russes regardaient l’Etat comme un être imprévisible. On ne savait pas ce qui allait en sortir, mais on ne pouvait rien en attendre de bon. Nous avons alors plongé dans les difficultés de la vie privée – vivre était douloureusement difficile, et la foi dans le changement peu à peu s’est usée, complètement.
Au commencement du nouveau siècle, sous la direction du tout jeune Poutine, l’Etat a commencé à s’engager comme la principale force du pays. Le résultat a été le surgissement d’un Etat dans l’Etat. En réalité, il n’y avait là rien de particulièrement nouveau : c’est ainsi qu’a agi l’Etat russe au cours de toute son histoire. Il ne sert pas les gens. Les gens le servent. Ce service s’est accompagné d’une peur froide, d’un effroi ou d’une panique. L’Etat a contraint les gens à se soumettre. Il n’y avait pas d’autre issue.
Les années zéro (2000-2010) donnèrent à l’Etat la possibilité de plaire à son peuple. Il y avait beaucoup d’argent pétrolier – quelque chose en retombait chez les gens de service. Il aurait pu en tomber davantage, beaucoup plus, mais il en tombait assez pour qu’ils regardent vers l’Etat avec un certain espoir. Tous ne partageaient pas cet espoir, mais dans l’autre vie, la vie privée, les choses s’ajustaient plus ou moins. Les gens s’ouvraient à de modestes joies de consommation et s’efforçaient de vivre mieux.

La bêtise humaine

L’Etat a alors discrètement proposé aux gens un accord : vivez pour vous, mais ne vous mêlez pas des affaires de l’Etat. Et nous, nous gérons en fonction de nos intérêts ! Le pouvoir, année après année, s’est concentré aux mains des siloviki, qui nient les valeurs universelles mais croient en leur serment. La démocratie a été recouverte par la souveraineté de l’Etat.
Dans notre monde moderne, l’Etat, qui exige des gens qu’ils le servent, entre en contradiction avec les droits de l’homme libre et les lois du marché libre. Pourquoi l’Etat russe doit-il m’imposer son amour pour le culte de la force qui souvent se transforme en violence ? Si je peux m’assurer une vie tolérable, je n’ai pas besoin de faire des courbettes devant l’Etat. Caractéristique de la classe moyenne, pro-européenne en Russie, ce genre de déclaration ne plaît pas à notre Etat. Au lieu d’une modernisation des structures dirigées par Poutine, ils ont proposé une mobilisation, l’embrigadement, comme dans un camp militaire.
L’allié principal du Kremlin est en fait la bêtise humaine. Elle alimente notre autoritarisme et quelques cercles pro-Poutine actifs dans l’Ouest.

L’URSS est morte pour toujours

Le capitalisme, du coup, ne s’est pas tout à fait réalisé chez nous. Mais nous ne sommes pas non plus retombés en arrière dans le socialisme. Il ne s’est produit ni l’un ni l’autre. Les gens sont devenus réservés. Beaucoup auraient voulu courir s’installer à l’Ouest. Tout autant voulaient retourner en URSS. C’était une nostalgie trompeuse. L’URSS est morte pour toujours, avec toutes ses utopies épineuses.
Et c’est là que l’Etat a décidé d’offrir la perspective d’un pays nouveau sinon utopique : se redresser sur ses genoux et se sentir tout-puissant. Pour bases morales, ils ont offert de participer à la cause de l’Eglise orthodoxe et d’abandonner radicalement les valeurs de l’Occident développé pour les valeurs locales originales. Immédiatement, comme le dit dans la comédie immortelle La conquête de la Crimée Alexandre Griboïedov, un contemporain de Pouchkine, le peuple éprouve la force de l’Etat.
Après quelques années, l’Etat n’a pourtant réussi que dans ses actes d’Etat. Les prix augmentent, l’économie ralentit, l’ascenseur social est cassé, la vie privée est devenue horriblement difficile. Les gens chez nous changent de peau.

Apprendre à vivre sans espoir

Qu’est-ce que cela signifie ?
Avant tout, que les gens apprennent à vivre de manière autonome, à survivre sans espoir en de futurs plans de l’Etat. L’Etat a lancé un défi aux pays développés de l’Ouest. Mais si le peuple a la foi, il ne croit pas à la propagande des télévisions. La culture politique n’est pas un trait du caractère national. Néanmoins, en dénonçant les valeurs de l’Ouest, il est difficile d’expliquer pourquoi la qualité de la vie en général s’y révèle, de façon si évidente, meilleure. L’Ouest connaît des difficultés, liées aux migrations. Dans nos régions, nous sommes confrontés à la difficulté de la compréhension mutuelle des diverses cultures et modes de vie – nous étions et nous restons un pays multinational.
Voilà pourquoi, se souvenant encore de Griboïedov, le peuple voudrait bien servir l’Etat mais ne peut le faire en restant dans l’ignorance des prochaines étapes. La guerre froide, c’est quoi ? Notre passé est en train de devenir notre avenir. L’Etat investit dans l’armement nucléaire, est-ce pour notre autodéfense ou pour autre chose ?
Les gens chez nous se débarrassent de leur peau, l’âme indifférente, confiants dans ce qui se passe en Russie. Ils sont encore prêts à considérer Poutine comme un moindre mal. Mais sur le plan social, ils deviennent modernes et ne veulent pas que leur nouvelle peau se racornisse. Ils se préoccupent de thèmes éthiques, des discussions entre le pouvoir et l’intelligentsia au sujet des insultes, des sévices, des tromperies, etc. Donnez-nous – demandent-ils au pouvoir – de vrais espoirs dans le changement des relations entre le peuple et l’Etat. Ne nourrissez pas les bulles de la spéculation. Ils ont raison. Est-ce que notre directeur de cirque les écoutera ? Après tout, une confrontation avec l’Europe ne nous mènera pas loin.
(Traduction : Marie-Thérèse Vernet Straggiotti)