Un des chapitres de cet atlas aurait pu s’appeler « Au bonheur du géographe », écrivent les auteurs. Ils l’ont intitulé « Curiosités frontalières ». Mais c’est tout le livre qui peut apparaître comme un Cabinet de curiosités, tel qu’on les affectionnait il y plusieurs siècles. Les objets sont des cartes de géographie. Un vrai kaléidoscope. Les couleurs, les conventions, les mises en page, les points de vue, les tonalités émotives, tout change de l’une à l’autre, et on aurait presque la tête qui tourne si deux repères n’étaient donnés d’emblée, discrètement : d’une part une citation optimiste de lord Curzon, qui, en 1907, croit en la stabilisation des frontières, « fil du rasoir, là où se décident les questions modernes de la guerre et de la paix, de la vie et de la mort des nations. » et d’autre part tout un semis d’aphorismes qui interrogent la frontière.
Frontières passions
Les citations sont abruptes, sans liens, jetées en vrac à la figure du lecteur comme les calicots d’une manifestation : pour ou contre la frontière ? Les slogans ont été écrits par de gens sérieux : Victor Hugo, Jean-Paul II, Olivier Weber ou Régis Debray… C’est clair. Nous sommes dans le "postfactuel" comme disent les Allemands.
Lire les cartes, vraiment bien faites, instructives et graphiquement très réussies, confirme l’idée qu’il y a beaucoup de passion dans les frontières. On pourrait même dire qu’elles apparaissent comme le centre de gravité géométrique de nombreuses passions. D’abord, bien sûr, parce qu’elles sont le corollaire de l’idée de nation avec territoire – et depuis le 19ème siècle on ne songe même plus à une nation sans revendication de territoire. Et sur la nation viennent se poser tous les mythes à la mode : les murs pour la défendre contre les migrants – et les migrations elles-mêmes d’abord – et contre les trafics, les conflits hérités de l’histoire, et ceux que fait naître l’éventuel partage des ressources, voire simplement de l’influence. L’histoire a marqué dans le sol la trace des guerres et des conflits, les cartes la relèvent et en filigrane toujours apparaît la figure de l’Autre.
Le mur est un symbole dérangeant. Erigé en général pour se protéger des envahisseurs – sauf le mur de Berlin, élevé pour retenir les gens. On compare la hauteur, la longueur, l’ancienneté des murs du monde… Deux murs semblent particulièrement significatifs : celui que les Etats-Unis construisent sur la frontière la plus traversée du monde, celle qu’ils partagent avec le Mexique et où chaque jour passent 100 000 personnes au seul poste frontière de Tijuana (il y a beaucoup d’autres postes). Le taux d’homicide aux bords de ce mur, surtout au sud, est extrêmement élevé. L’autre mur est la clôture de Jérusalem, qui ne suit pas la « ligne verte ». Car les murs ne sont pas toujours destinés à défendre des frontières, mais parfois à les créer.
Des frontières, des murs, des conflits, des migrations, des trafics, la représentation est complexe et pourrait sembler lourde si l’histoire même ne recelait beaucoup d’humour. Saviez-vous que l’Ile de la Conférence, sur la Bidassoa basque, est un condominium entre la France et l’Espagne dont les autorités militaires régionales se partagent à tour de rôle, tous les six mois, les fonctions de vice-roi ?
Donner à comprendre
Le rôle des cartes est de donner à comprendre. Ce qui veut dire qu’elles doivent donner beaucoup, dans des situations compliquées, en faisant apparaître chaque chose clairement. Une gageure ! Mais pourrait-on se faire une idée des problèmes du Moyen-Orient sans la carte des zones d’influence française et britannique définies par les accords Sykes-Picot, en 1916 ? Pourrait-on imaginer le poids de l’héritage britannique en Asie sans voir les 6 « lignes » dessinées entre 1865 et 1947 ? Ou connaître les revendications de la Chine en mer de Chine du sud sans l’image de la « langue de bœuf » ? Une des cartes les plus significatives cependant est celle de Schengen « Quand l’Europe se barricade » : une carte lumineuse, complétée très à propos par un agrandissement Calais-Douvres.
Les frontières de la mer ne sont pas plus simples que les démarcations terrestres. L’extension programmée des domaines maritimes, qui vont passer de 200 à 350 miles maritimes pour ce qui concerne le fond des océans a remis la question à l’ordre du jour, et le problème le plus aigu est sans doute celui de l’Arctique, où les revendications des pays limitrophes sont attisées à la fois par les intérêts militaires et par l’existence de ressources fossiles – tout comme dans le golfe arabo-persique !
La Russie et la Chine sortent de leurs frontières
Le livre se termine sur quelques cartes plus « politiques » : il y a une carte des « bouillonnements de frontières » de l’Afrique à l’Arabie, qui a la particularité graphique d’être afro-centrée : l’Europe et l’Asie s’estompent, l’Amérique n’existe pas ; il y a des cartes de Jérusalem et du Golan, et il y a des cartes de la Russie et de la Chine. « La Russie à la reconquête de son ancienne zone d’influence » : une grosse tâche qui s’étend inexorablement, et « La Chine. Pékin tisse sa toile hors de ses frontières » : les longs fils de la toile d’araignée, maritimes et terrestres, s’ancrent ici ou là, en Asie, en Europe, en Afrique, dans des ports et des comptoirs, pour recréer une « route de la soie » maîtrisée par la Chine.
Il n’y a pas d’Etat nation sans frontière, conclut l’atlas, qui promet donc aux frontières un bel avenir. « Quand on dénie la partition, n’est-ce pas au partage que l’on se refuse ?" s’interroge Régis Debray. Mais les cartes, au-delà de l’explication, offrent sûrement un outil de transformation.