L’Europe-réconciliation

Avec la Maison Heinrich Heine, Boulevard-Exterieur a récemment organisé la projection du film de Jean-François Rivalain « L’Union européenne inachevée », plaidoyer pour une adhésion de la Biélorussie, de la Moldavie et de l’Ukraine. La projection a été suivie d’un débat auquel ont participé, outre le réalisateur, David Capitant, président de l’Université franco-allemande, Oleksiy Sigov, chercheur et éditeur de Kiev, et Daniel Vernet.

Place Maidan à Kiev
faratab.com

Le réalisateur du film, Jean-François Rivalain, avait un projet : montrer que l’exclusive à l’encontre de pays d’Europe de l’Est comme la Biélorussie, l’Ukraine et la Moldavie amputait l’Europe d’une partie d’elle-même et était lourde de conflits futurs. Il a interrogé des acteurs et des analystes français et européens dans le but d’évacuer tous les clichés possibles, comme « l’élargissement coûte cher », « nous sommes trop nombreux », etc.
Mais ces pays étaient-ils en mesure d’adhérer à l’Union européenne, en en respectant les valeurs et les règles (les « critères de Copenhague ») ? Il est permis d’en douter, même si la perspective de l’adhésion aurait pu être un puissant moteur pour accélérer les réformes. Cependant la manière dont le consensus démocratique semble d’être effrité entre anciens et nouveaux membres de l’Union, avec la « démocratie illibérale » de Victor Orban en Hongrie ou les remises en cause de l’Etat de droit dans la Pologne de Jaroslaw Kaczynski n’incite pas à l’optimisme. Les anciens pays communistes n’auraient-ils adhéré à l’UE que pour y trouver des subsides et des avantages commerciaux ? Ce serait une conclusion erronée : pour les citoyens de l’Est, l’Europe n’était pas d’abord un marché, c’est avant tout un lieu de réconciliation.
Ils renouent ainsi avec les « fondamentaux » du Marché commun devenu Union européenne : assurer la paix entre les nations. Et rendre les nations aptes à la paix et à la reconstruction des structures sociales.

Un choix de civilisation

Ce n’est pas un hasard si la perspective d’un accord d’association de l’Ukraine à l’UE a déclenché, en 2014, les foudres de Moscou et lancé l’occupation de la place Maidan à Kiev par des Ukrainiens avides de rejoindre l’Europe. Un partenariat économique avec la Russie était possible aussi, il avait déjà de sérieuses bases concrètes. La question cependant n’était pas du choix d’un partenaire commercial ni même industriel. C’était, pour les Ukrainiens, un choix de civilisation.
Pour les citoyens venus manifester à Kiev, Europe, cela signifiait « Etat de droit », et même « ordre de droit » selon l’expression d’Oleksiy Sigov, un jeune chercheur et éditeur ukrainien. En face l’ordre ancien, celui de Moscou, c’était le système postsoviétique en symbiose avec la corruption, cette sorte de clientélisme d’Etat que Poutine a porté à son apogée. « L’Europe, dit Oleksiy Sigov, c’était mon identité même. »
Ce choix de civilisation qu’ont fait les Ukrainiens du Maidan n’était pas un choix facile. Il a fallu du temps. L’adhésion est exigeante. Il faut accepter des réformes économiques difficiles, transformer l’enseignement, mener contre la corruption un combat d’autant plus mal aisé que la corruption est sans doute ce qui permettait de supporter un système mortifère – tout en permettant à ce système de survivre, comme l’ont montré les critiques du système soviétique. « En 1991, nous n’étions pas prêts, dit Oleksiy Sigov, pas même lors des révolutions de 2006 et de 2014. Il s’agit maintenant de construire une société civile. Est-ce qu’on est prêt à accepter un choix européen ? »

Le désir d’Europe

L’Europe, c’est le droit et c’est le développement d’une société civile par opposition à l’autoritarisme vertical qui dépossède les citoyens de leur identité politique. Un marché, l’accès à un marché, ça peut se négocier, mais le « désir d’Europe », non. Ce n’est pas divisible en demi-portion, ni d’aucune autre manière. C’est l’adhésion ou rien ; toutes les autres formules, partenariats orientaux ou autres, sont parfaitement vaines. Elles n’ont pas l’effet incitatif recherché parce qu’elles ont l’air de cantonner les « bénéficiaires » dans des salles d’attente.
L’aspiration au droit et à la paix n’est pas l’apanage des seuls Ukrainiens, des Russes aussi la partagent – ceux de la Russie qui veut changer – et c’est bien ce qui fait peur à Vladimir Poutine.
Les relations entre la Russie et l’Ukraine sont compliquées non seulement parce que Poutine craint la contagion démocratique mais parce que l’Ukraine est une clef de la Russie, de sa culture, de sa religion. Kiev, la Rus, c’est le berceau de la Russie chrétienne. Est-ce pour cela que la Russie doit en manger des morceaux ? Et la Géorgie, autre creuset de la religion orthodoxe, à laquelle dès 2008 Poutine a pris deux provinces…
La Russie poutinienne n’est pas un Etat de droit mais un Etat de guerre. C’est par la guerre en Tchétchénie que Poutine est arrivé au pouvoir, c’est par la guerre, en Ukraine, en Syrie…, qu’il entend le conserver. « Pour la génération Poutine en Russie, les jeunes de mon âge qui n’ont connu d’autre pouvoir que celui de Poutine, la guerre est un langage normal, un moyen comme un autre. Elle fait partie de la vie quotidienne. Jusqu’à l’invasion russe, ce n’était pas le cas en Ukraine », dit Oleksiy Sigov.

La pratique de la vie civile

Il devient de plus en plus clair que l’idée de société civile ne s’oppose pas à l’administration du pouvoir mais simplement au nationalisme. La société civile ne se construit pas sur une base ethnique, ni sur une langue – pour ne pas parler des religions. Ce qui marque la différence, ce n’est pas la langue, mais la pratique de la vie civile. La société civile ukrainienne se veut multilingue – l’ukrainien et le russe … et le tatar. C’est une culture en opposition au nationalisme et à ses guerres d’exclusion.
La « crise » des migrants en Europe a souligné une fracture entre anciens et nouveaux membres de l’Union européenne. Les « nouveaux » se sont montrés beaucoup plus fermés à l’accueil des réfugiés. On l’a expliqué par l’histoire qui les avait – quoi qu’ils en aient voulu– isolés du monde extérieur par un rideau de fer et refermé sur une société homogène.
Il existe cependant une autre distinction en les pays d’Europe centrale et orientale. C’est leur appartenance à l’Union soviétique ou à sa sphère d’influence. Dans un cas ou dans l’autre, les conséquences sont différentes. A l’exception du cas particulier des Etats baltes, les pays qui ont adhéré à l’Union européenne en nombre en 2004 avaient été des « satellites » de l’URSS tandis que ceux qui sont resté sur la touche avaient été intégrés dans cette Union soviétique. Ces derniers avaient été contaminés par la construction de « l’homme soviétique », une maladie moins profondément inoculée dans les « pays frères".
Il reste que pour tous ces Européens de l’au-delà, qu’ils vivent dans l’Ukraine en guerre plus ou moins larvée avec la Russie, dans la Biélorussie opprimée par une dictature ubuesque ou dans la Moldavie divisée, l’Europe « est un lieu d’espoir », selon l’expression de David Capitant. Un espoir que l’Union européenne n’a pas le droit de décevoir pour être fidèle à ses principes comme pour ménager ses intérêts.