Face aux tentatives de Vladimir Poutine d’imposer sa vision du monde, par la séduction ou l’intimidation, à ses interlocuteurs occidentaux, l’opinion publique européenne s’est divisée. Une partie d’entre elle a choisi de résister aux ouvertures du président russe, dont les idées lui paraissent contraires aux principes fondateurs des démocraties libérales. Mais une autre partie a accueilli favorablement, voire complaisamment, les avances du chef du Kremlin et souhaité que l’Europe renforce ses liens avec la Russie en renonçant notamment aux sanctions dont celle-ci est l’objet depuis l’annexion de la Crimée.
Peut-on être plus précis et mesurer le poids respectif, en Europe, de ceux qui s’affirment, contre Moscou, comme les défenseurs intransigeants des valeurs démocratiques et ceux qui partagent avec la Russie le rejet, total ou partiel, du modèle occidental tel qu’il s’est développé depuis l’époque des Lumières et la naissance de l’Etat de droit ? Un chercheur autrichien, Gustav Gressel, a entrepris, dans une étude publiée sur le site du Conseil européen des relations extérieures (European Council on Foreign Relations, ECFR), un think tank européen, d’examiner l’attitude des partis politiques européens à l’égard de la Russie en analysant leur rapport à l’occidentalisme.
Face à Moscou, rapprochement ou résistance
Sous le titre « Compagnons de route : la Russie, l’anti-occidentalisme et les partis politiques en Europe », l’auteur montre que le respect, ou non, des normes considérées comme occidentales, telles que le choix du libre-échange, du lien transatlantique, d’une société ouverte, des valeurs libérales, de la tolérance religieuse, est un critère décisif pour distinguer ceux qui, en Europe, plaident, au nom de convictions communes, pour un rapprochement avec la Russie et ceux qui, fermement opposés à l’idéologie dont se réclame Vladimir Poutine, refusent de céder à ses manœuvres.
Pour décrire le fonctionnement du système, Gustav Gressel et l’équipe qu’il a rassemblée ont classé 181 partis représentant 22 pays (ils en ont dénombré 252 dans 28 pays, mais n’ont pu obtenir d’informations suffisantes sur 71 d’entre eux) sur la base de 12 critères permettant de juger de leur degré d’occidentalisme : le soutien à l’Union européenne, le libéralisme, la laïcité (secularism), le soutien à l’OTAN et à l’UE comme garants de la sécurité, le soutien à la relation transatlantique, la préférence pour le libre-échange et la mondialisation, les relations avec la Russie, les sanctions contre la Russie, le soutien à l’Ukraine, la question des réfugiés et des migrations, la guerre en Syrie, les liens des partis avec Moscou. Sur ces douze questions, des notes ont été attribuées aux 181 partis recensés. Le total permet de situer chacun d’eux sur l’échelle de l’occidentalisme.
Radicaux et modérés
Résultat de l’enquête : le chercheur distingue quatre groupes de partis. Le premier réunit les partis radicalement anti-occidentaux. Ils sont au nombre de 30 et se caractérisent notamment par leur euroscepticisme, leur rejet du libre-échange, leur opposition au libéralisme, la perception de la migration comme une menace pour l’identité religieuse. On y trouve principalement les partis d’extrême-droite, parmi lesquels Ataka (Bulgarie), le plus anti-occidental de tous, le Front national (France), la Ligue du Nord (Italie), le Mouvement Cinq Etoiles (Italie), le FPÖ (Autriche), Jobbik (Hongrie). Ces partis appellent, dans le même temps, à renforcer les liens avec la Russie, à lever les sanctions et à mettre fin à l’ordre garanti par l’OTAN et l’EU.
Le deuxième groupe est celui des partis modérément anti-occidentaux, qui se rallient à plusieurs aspects du modèle occidental, comme l’idéal d’une société ouverte ou, pour une partie d’entre eux, le libéralisme économique, mais en rejettent de nombreux autres. Appartiennent à ce groupe des partis de droite comme le PVV de Geert Wilders (Pays-Bas), Forza Italia de Silvio Berlusconi, le Fidesz de Viktor Orban ou Les Républicains (France) mais aussi des partis de gauche comme Podemos (Espagne), le Front de gauche (France) ou Die Linke (Allemagne). Ils sont en faveur de meilleures relations avec Moscou et de la levée des sanctions. Ils sont au nombre de 31.
Le troisième groupe rassemble les partis, au nombre de 49, qui sont modérément pro-occidentaux, ce qui veut dire qu’ils acceptent plus d’aspects du modèle occidental qu’ils n’en refusent. A droite, on y trouve le Parti conservateur britannique, le Parti populaire espagnol ou le Parti polonais Droit et Justice, à gauche le Parti socialiste français ou le SPD allemand. Ils ne sont que modérément pro-occidentaux parce qu’ils sont, à gauche, réservés à l’égard de la mondialisation ou du libre-échange et, à droite, à l’égard de la laïcité et de l’ouverture aux non-chrétiens. Ils sont partisans d’une plus grande coopération avec la Russie et équivoques sur le rôle de l’OTAN comme garante de la sécurité.
Enfin, le quatrième groupe est celui des pays radicalement pro-occidentaux. Ils sont au nombre de 71, parmi lesquels la CDU allemande, La République en marche ! d’Emmanuel Macron, dont le succès électoral, souligne l’auteur, a modifié l’équilibre politique en France, le PSOE espagnol ou la Plate-forme civique polonaise. Ces partis ne recommandent pas de lever les sanctions à l’égard de Moscou ni de cultiver des liens avec la Russie. Ils croient à l’universalisme occidental.
Les systèmes politiques nationaux
La classification des partis politiques ne suffit pas toutefois pour définir le paysage politique. Encore faut-il déterminer la place qu’ils occupent dans le système politique de leurs pays respectifs. En multipliant la note totale attribuée à chacun d’eux par un indice de leur représentativité (nombre de sièges au Parlement), on peut définir l’orientation générale du pays en mesurant son affinité, ou sa non-affinité, avec le modèle occidental. Le chercheur établit ainsi quatre groupes de pays selon leur résistance, ou non, à l’influence des idéologies anti-occidentales.
Le premier groupe rassemble des pays qui sont jugés « solidement anti-occidentaux » (Anti-Western Stalwarts), tels que l’Autriche, la Bulgarie, la Grèce, la Hongrie, la Slovaquie. Dans ces pays, l’anti-occidentalisme ne se limite pas aux partis marginaux, mais touche les partis de gouvernement. La Hongrie, la plus hostile à l’ordre libéral, vient en tête, suivie de l’Autriche, qui critique notamment le libre-échange et le rôle de l’OTAN. La Bulgarie et la Grèce, affaiblies par la crise économique, sont l’une et l’autre particulièrement ouvertes à l’influence de la Russie.
Au deuxième groupe, considéré comme « le milieu malléable » (Malleable Middle), appartiennent notamment la France, l’Italie ou la République tchèque. Le consensus général y est favorable à l’Occident, mais on y trouve aussi des tentations anti-occidentales, associées au populisme anti-libéral. En France et en Italie, l’anti-occidentalisme ne fait pas partie du consensus national. Toutefois les liens de Silvio Berlusconi et de François Fillon avec Vladimir Poutine suggèrent que le consensus est moindre sur les relations avec Moscou. L’anti-américanisme hérité du gaullisme reste fort en France.
Le troisième groupe est celui des « exceptions nordiques-baltiques », qui réunit, entre autres, le Danemark, la Finlande, la Pologne, la Suède. Même si l’euroscepticisme y est répandu, ces pays n’envisagent ni de renforcer leurs liens avec la Russie ni de lever les sanctions ni de modifier l’organisation de la sécurité.
Le quatrième groupe, le moins anti-occidental, est celui du « reste résilient » (Resilient Rest), qui comprend la Belgique, l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Espagne, le Royaume-Uni. Ces pays ne sont pas sensibles à l’attrait de la Russie, malgré la montée de l’euroscepticisme aux Pays-Bas et celle du parti d’extrême-droite Alternative pour l’Allemagne en de l’autre côté du Rhin.
Pour Gustav Gressel, la connaissance la plus fine possible des partis politiques européens doit permettre de combattre l’influence de la Russie. « Pour progresser, écrit-il, il faut d’abord nommer le problème ». Le chercheur estime important de savoir que « des éléments anti-occidentaux exploitables par le Kremlin existent non seulement dans les marges de l’Europe politique mais au cœur même des partis établis ». Il appelle les défenseurs du modèle occidental à agir pour éviter un glissement des démocraties libérales vers des sociétés moins ouvertes.