L’écologie incompatible avec le libéralisme, vraiment ?

Réagissant à la déclaration d’un porte-parole des Verts sur l’incompatibilité entre l’écologie et le libéralisme, Pierre Defraigne, directeur honoraire à la Commission européenne, directeur exécutif du Centre Madariaga-Collège d’Europe, invite à ne pas mettre dans le même sac capitalisme, libre-échange, libéralisme et néolibéralisme. Dans une tribune publiée le 22 août par La Libre Belgique, il affirme que le libéralisme est parfaitement compatible avec la lutte contre le changement climatique et avec la définition, au niveau européen, d’objectifs généraux pour l’énergie décarbonée.

La main invisible et un olivier millénaire à Egine
Montage photo de Rosh Ramnath et logo Cie de Marionnettes

Le 12 août, sur France Inter, Julien Bayou, porte-parole d’Europe Écologie Les Verts (EELV), lâchait tout à trac, en réponse à un auditeur : "l’écologie est incompatible avec le libéralisme". Cette formule lapidaire mérite réflexion pour deux raisons. D’abord, elle renvoie aux divisions endémiques au sein des Verts, du moment qu’il s’agit de passer de la fin du monde à la fin du mois, de l’agenda écologique aux inégalités. Cette ligne de rupture en pointillé dans la direction politique du mouvement pèse sur la fiabilité des Verts dans un gouvernement.

Le capitalisme est amoral

Ensuite, le propos en soi est interpellant. Avec quoi l’écologie serait-elle alors compatible ? Faut-il renoncer au libéralisme pour sauver la planète ? L’idée d’un illibéralisme à l’image d’un Orban effleure l’esprit, ou pire, à la Poutine. Mais non, un Vert ne pense pas comme cela ! N’avons-nous pas plutôt assisté ce matin-là sur France Inter à un de ces glissements sémantiques qui se multiplient dans notre société et qui, en brouillant les repères, nourrissent le désarroi dans nos démocraties ? On a récemment exhumé un mot particulièrement juste d’Albert Camus : "Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde". Répondons ici en deux temps.

Bref lexique de sémantique politique d’abord. D’aucuns, à gauche comme à droite et chez les populistes, mettent dans le même sac capitalisme, libre-échange, libéralisme et néolibéralisme alors même que dans la réalité c’est au néolibéralisme qu’ils en ont, du moins les gens de gauche. Rappelons que le capitalisme, né avec la révolution industrielle, est, à la différence de l’économie de marché qui est faite de PME et d’indépendants, l’univers des firmes globales, organisées en monopoles, en oligopoles, voire en cartels. De plus en plus dominé par la finance, le capitalisme vise à accumuler du profit pour les actionnaires en vue de concentrer la propriété du capital et d’accroître le pouvoir de marché des grandes entreprises.

Marx a vu dans l’affrontement autour du partage de la valeur ajoutée entre capital et travail le fondement d’une lutte des classes qu’il voyait gagnée par les actionnaires. S’ensuivrait ensuite la révolution prolétarienne. La formation de syndicats puissants et les avancées de la démocratie ont toutefois permis de rééquilibrer ce conflit fondamental autour de la répartition de la richesse. Au total, on peut dire aujourd’hui avec Comte-Sponville que "le capitalisme n’est ni moral, ni immoral, mais amoral". Le capitalisme s’est en effet avéré innovant et efficient, mais il est foncièrement instable et inégalitaire.

La « main invisible » d’Adam Smith

C’est donc la politique qui va fixer l’éthique du capitalisme. Régulation, jusqu’à quel point ? Redistribution de la richesse, jusqu’à quel point ? Impérialisme économique par la conquête coloniale, ou par la négociation bilatérale du fort au faible, ou par le multilatéralisme ? Le libéralisme politique, né de la révolte contre l’absolutisme des rois, fournit le cadre de la réponse politique : État de droit, libertés fondamentales, droits de l’homme et, depuis le XXe siècle, démocratie avec séparation des pouvoirs. Qui pourrait vouloir remettre ce libéralisme-là en question ? Le libéralisme économique quant à lui s’en remet au jeu des marchés concurrentiels pour assurer une allocation optimale des ressources. Il comporte une certaine ouverture aux échanges - commerce et investissement - bien en-deçà toutefois d’un libre-échange intégral, en fait inaccessible et non souhaitable.

Nombre d’écoles s’affrontent sous le label libéral. Rappelons d’abord qu’Adam Smith, le père de la "main invisible", voyait un rôle pour l’État dans la police de la concurrence et dans la fourniture de biens publics tels l’éducation, les infrastructures et l’ordre public. Il recommandait aussi aux travailleurs de se coaliser avant de négocier avec leurs patrons. Keynes, membre actif du parti libéral de Lloyd George, plaidait pour des politiques de plein-emploi en jouant sur le déficit budgétaire et l’offre de monnaie. Le patricien Roosevelt a porté l’impôt progressif sur le revenu à 91 % pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous sommes donc ici loin du néolibéralisme hérité de Reagan et Thatcher, mais assumé plus tard par les "progressistes" Clinton, Blair et Schröder : marchandisation extrême, privatisations, dérégulation, flexibilité des marchés du travail, abaissements d’impôts pour les plus aisés.

La lutte climatique en Europe

En fait, et c’est notre second point, le libéralisme est compatible avec la lutte contre le changement climatique en Europe. D’abord, il n’exclut pas de définir au niveau européen des objectifs généraux pour l’énergie décarbonée comme il était de pratique courante pour le secteur de l’acier dans la CECA. Deuxièmement, une taxe carbone européenne exclusivement dédiée à la transition climatique, en internalisant les coûts en CO2, permettrait d’utiliser le système de prix pour orienter le choix des consommateurs et les décisions des investisseurs vers l’efficience énergétique et les énergies vertes. Cette taxe européenne permettrait aussi de négocier effectivement une protection aux frontières.

Troisièmement, ces trois dernières décennies ont vu une concentration, sans précédent depuis le XIXe siècle, du pouvoir économique - notamment dans le numérique - avec trois conséquences : le niveau élevé de la part des profits dans le PIB, un tassement des salaires médians et des ratios salariaux très inégalitaires. Il serait légitime et efficace de corriger cet excès de pouvoir économique par un impôt sur le capital plutôt qu’en démantelant des monopoles naturels constitués. L’Europe en particulier devrait abandonner la fausse piste de l’harmonisation de la taxation des profits des multinationales pour oser un impôt direct européen, plus effectif et plus juste s’il est affecté au financement du budget européen. En outre il y aura là de quoi corriger à la baisse la pression fiscale notamment pour les PME et les bas salaires.

L’Europe va affronter plusieurs crises à la fois : financière, climatique et géopolitique. En partager le coût équitablement constituera le test ultime de compatibilité entre écologie, équité et libéralisme. Ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain.