La mémoire empoisonnée de la Russie : aux origines de l’affaire Navalny

Lundi 24 août, vers 16 heures, l’hôpital berlinois de la Charité rend son diagnostic tant attendu : Alexeï Navalny, célèbre opposant de Poutine qui, quatre jours plus tôt, avait été victime d’un grave malaise dans l’avion le ramenant de Sibérie, « présente des traces d’empoisonnement ». Mercredi 2 septembre, la chancelière allemande, Angela Merkel, a confirmé que l’opposant russe a été empoisonné par un agent toxique de la famille du Novitchok – un poison dont on a beaucoup parlé dans le cadre de l’affaire Skripal, en mars 2018, ce qui ne laisse pas beaucoup de doute sur l’implication de l’État russe.

Funérailles d’Anastasia, épouse d’Ivan le Terrible, une coupe empoisonnée à la main
Chronique des Visages, Bibliothèque nationale de Russie

Les questions que l’on se pose désormais sont de savoir pourquoi cet empoisonnement ne s’est pas produit plus tôt et, surtout, pourquoi le poison a été privilégié plutôt qu’une balle, étant donné qu’il s’agit d’une « carte de visite » qui, a priori, trahit son commanditaire.
À tort ou à raison, le diagnostic des médecins allemands nous conforte dans l’idée que le poison tient une place de choix auprès des agents secrets russes, bien plus que chez le Mossad et la CIA, organisations bien connues pour leur propension aux assassinats ciblés. Pour tenter de comprendre cette situation, il faut avoir à l’esprit, d’une part, que les services secrets occupent une position centrale dans le système de gouvernance poutinien et que celui-ci, d’autre part, forme ce que j’appelle un « État-mémoire ».
Depuis longtemps déjà, l’histoire est mise au service du politique en Russie ; de nombreux dirigeants russes ont vécu obsédés par le passé, passé qu’ils ont cherché à réécrire, dans les livres et dans les têtes, pour tenter de l’exorciser, le revivre ou le changer. Cette tendance s’est considérablement renforcée sous les derniers mandats de Poutine. La clé du drame qui s’est joué le jeudi 20 août tient selon moi à cette « mémoire empoisonnée » de Vladimir Poutine, elle-même le produit d’une « culture des poisons » dont les trois grandes strates sont la Russie d’Ivan IV, l’URSS stalinienne et l’URSS brejnévienne (quand le KGB était dirigé par Andropov) que je vais rapidement évoquer maintenant.

Les poisons dans la culture politique russe, des tsars à Staline

L’empoisonnement a sans doute été la forme la plus ancienne de l’assassinat, et les anciens Slaves en ont fait usage comme les autres proto-nations. Le déclin de l’État kiévien, à partir du milieu du XIe siècle, se traduit par la multiplication des luttes, souvent fratricides, aggravées par l’absence de règles claires de succession. L’usage du poison tend alors à se multiplier. Citons à cet égard la mort du premier prince de la cité de Moscou, Iouri Dolgorouki, le 15 mai 1157, à la suite d’un festin, empoisonné par des boyards kiéviens rivaux.
Les princes russes empoisonnent, mais sont aussi empoisonnés. C’est sur ordre de l’empereur byzantin Constantin X que meurt Rostislav, grand-prince de la cité de Tmoutarakan (dans l’actuelle région de Krasnodar), le 3 février 1066, lui aussi après un festin bien arrosé.
Les deux siècles et demi de domination mongole, dont on connaît la cruauté, n’arrangent pas les choses. En 1246, Iaroslav III, chef de la principauté de Vladimir-Souzdal, décède quelques jours après être revenu de Saraï, la capitale de la Horde d’Or (État mongol qui contrôle la Russie), où il avait bu du vin empoisonné de la main du khan lui-même…

L’utilisation des poisons atteint son paroxysme sous Ivan IV, dit le Terrible (1533-1584). Au cours de la première grande « purge » de l’histoire politique russe, l’Opritchnina (1565-1572), le premier tsar laisse libre cours à sa passion pour la torture et le meurtre, à grand renfort de toxiques. L’empoisonnement de Vladimir de Staritsa, cousin du tsar et son ami d’enfance, début 1566, est un exemple connu. Empoisonneur, Ivan IV est aussi un tsar qui vit dans la peur des toxiques, soupçonnant les boyards d’avoir empoisonné sa mère, Elena Glinskaïa, à l’âge de trente ans, le 3 avril 1538 (accusation non confirmée en dépit de résidus d’arsenic et de mercure dans ses ossements), et surtout sa première femme, la tsarine Anastassia Romanova, le 7 août 1560, à l’âge de vingt-neuf ans (empoisonnement plus plausible que le précédent), drame qui a certainement aggravé sa folie meurtrière.
Staline cultive la mémoire d’Ivan IV, un dirigeant dont la cruauté était selon lui justifiée. Il s’emploie à réécrire son histoire, notamment au cinéma, mais s’en inspire probablement aussi dans l’usage des poisons. Lénine avait été fasciné par l’idée (fausse) que les balles qui l’avaient visé au cours de l’attentat de 1918 contenaient du curare ; il avait donc donné l’ordre en 1921 de créer un « laboratoire des poisons », appelé plus tard « Laboratoire-X », entre autres. Mais c’est Staline qui va conférer à ce laboratoire ses lettres de noblesse, notamment sous la direction de Grigori Maïranovski, connu pour avoir pratiqué des expériences sur les prisonniers soviétiques pendant la guerre, ce qui lui a valu le surnom, peu enviable, de « Mengele de Staline ».
Les poisons sont d’abord employés contre des adversaires du régime à l’étranger, au cours d’« opérations spéciales » orchestrées par un agent légendaire, Pavel Soudoplatov puis, avec la montée de la Terreur, de plus en plus contre ceux de l’intérieur.
Ils peuvent cibler des monarchistes réfugiés à l’étranger, comme le général Koutepov, drogué puis enlevé à Paris en janvier 1930, et qui serait mort sur le bateau le ramenant en Russie des suites de l’injection de morphine faite pour le kidnapper. Ils visent aussi les ennemis de Staline, le plus connu étant Trotski, pour lequel on envisage d’abord l’empoisonnement, avant de le liquider à coups de piolet, au Mexique, en 1940.
Les poisons sont également destinés aux agents secrets soviétiques accusés de « trahison ». En février 1938, Abram Sloutski, responsable du département « renseignement étranger » du NKVD, serait mort empoisonné par des gâteaux imbibés d’acide prussique, poison plus connu sous le nom de cyanure, pour faire croire à une crise cardiaque. Cette mort « douce » et « discrète » est privilégiée par rapport à un procès à grand spectacle, car Sloutski bénéficie d’une réputation de tchékiste irréprochable. Enfin, les victimes de Maïranovski comptent aussi des personnalités étrangères parmi lesquelles Raoul Wallenberg, célèbre diplomate suédois soupçonné par Staline d’être un agent double au service du renseignement allemand et américain, qui serait mort dans les locaux du laboratoire des poisons en juillet 1947.

KGB un jour, KGB toujours

Vladimir Poutine, né en 1952, a été recruté par le KGB au milieu des années 1970. Il y est resté jusqu’à la dissolution de l’organisation, en octobre 1991. Agent du contre-espionnage à Leningrad, puis agent à Dresde, en RDA, il n’a pas été directement mêlé, en l’état actuel de nos connaissances, à des affaires d’empoisonnement. Il n’en demeure pas moins que le futur président russe a exercé ses talents au KGB au cours de ce que l’on peut qualifier d’« âge d’argent » des services secrets soviétiques (l’« âge d’or » étant les années 1930-1940), quand le KGB pensait avoir « le monde à ses pieds », pour reprendre le titre original de l’ouvrage de Christopher Andrew The World Was Going Our Way, traduit en français par Le KGB à l’assaut du Tiers-monde. Agression, corruption, subversion, Fayard, 2008. Une époque où les assassinats ciblés étaient toujours pratiqués et le développement des poisons a connu des progrès spectaculaires. Poutine est donc tout à la fois un héritier de la vaste « culture des poisons » de Staline et de celle d’Andropov (qui a dirigé le KGB de 1967 à 1982)

Le futur président russe entend certainement parler, aux cours qu’il suit à l’Académie du KGB à Moscou, de diverses « affaires mouillées » (formule désignant les assassinats extrajudiciaires perpétrés par le Service), parmi lesquelles l’empoisonnement au thallium d’un transfuge de la GRU (Direction principale du renseignement, les services secrets de l’armée), Nikolaï Khokhlov, en septembre 1961 (qui a échoué).
Pour Poutine, qui rêve alors de faire carrière en tant qu’agent à l’étranger, l’empoisonnement est pleinement justifié – après tout, Khokhlov était un « traître » et n’a que ce qu’il mérite (le parallèle avec Litvinenko, empoisonné en 2006 au polonium, s’impose de lui-même). Plus tard, il apprend sans doute l’existence des « grandes affaires », comme l’empoisonnement en 1978 de deux dissidents bulgares, Vladimir Kostov, à Paris, et surtout de Gueorgui Markov, à Londres, à l’aide d’un poison particulièrement toxique, la ricine, dissimulée dans un parapluie. Une affaire qui fera grand bruit et marquera l’imaginaire collectif. Il est aussi, à n’en pas douter, au fait de l’empoisonnement du dirigeant communiste afghan Hafizullah Amin que le KGB soupçonne de trahison, empoisonnement raté, lui aussi, mais qui n’empêche pas l’invasion de l’Afghanistan de se dérouler comme prévu, fin décembre 1979.
Et il n’y a pas que les affaires d’empoisonnement à l’étranger : affecté au contre-espionnage et à la lutte contre les dissidences, Poutine sait certainement que le poison peut aussi être utilisé, principalement à des fins d’avertissement, contre ceux qui s’entêtent un peu trop contre le régime.
L’affaire la plus connue est l’empoisonnement de l’écrivain Vladimir Voïnovitch, à Moscou, en juin 1975, à l’aide de cigarettes empoisonnées (le dissident, qui survit, est par la suite exilé). Il est aussi probable que Poutine ait été au courant de l’existence des nombreux instituts de recherche travaillant pour le KGB et la GRU au développement des poisons, lointains héritiers du « Laboratoire-X ». Les recherches sur ce qu’on appellera le Novitchok » débutent au début des années 70 au sein d’un institut situé dans la commune de Chikhany, dans la région de Saratov (les recherches sur les poisons, notamment les gaz, ont quant à elles débuté dans les années 1920, quand l’URSS collaborait secrètement avec l’Allemagne de Weimar). Dans le contexte de la rivalité avec les États-Unis, les Soviétiques cherchent alors à produire une arme plus puissante que le gaz innervant VX.
L’ensemble de ces éléments forme la « matrice mémorielle » de Vladimir Poutine et de son entourage proche soupçonné de connivence dans les affaires d’empoisonnement. Ainsi, l’on se doit de mentionner Evguéni Prigojine, surnommé « le cuisinier de Poutine », à l’origine de la « Fabrique des trolls » de sinistre réputation, ennemi déclaré d’Alexeï Navalny qui l’a plusieurs fois pris pour cible dans ses enquêtes et qu’il a promis de ruiner s’il survivait. Prigojine, qui a aussi mis au point une unité de mercenaires intervenant à l’étranger, le groupe Wagner, s’est ainsi vu accuser, par un de ses anciens collaborateurs, d’avoir expérimenté des poisons en Syrie. Pour ces nostalgiques de l’URSS, les empoisonnements sont autant d’avertissements au monde, une manière d’inspirer la crainte et le respect, les poisons servant de ce point de vue de substituts à l’arme nucléaire qui n’a plus aujourd’hui la même image effrayante qu’elle avait à l’époque de la Guerre froide.

Andreï Kozovoï, maître de conférences à l’université de Lille et spécialiste de l’histoire des services secrets russes - il a publié récemment "Les services secrets russes des tsars à Poutine", Tallandier, 2020 - est le fils du poète et traducteur Vadim Kozovoï, ancien prisonnier politique en URSS, qui a traduit de grands poètes français comme René Char, Henri Michaux, Paul Valéry, Rimbaud, Lautréamont… Il entretenait une correspondance avec René Char et Maurice Blanchot. Sa mère, Irina Emélianova, est la fille de Olga Ivinskaïa, qui fut la muse de Boris Pasternak. Elle a raconté son histoire dans "Légendes de la rue Potapov", Fayard, 2002. (Note de Boulevard Extérieur)