Populisme mode d’emploi

Sous le titre « Une vague populiste globale », le CERI (Centre de recherches internationales de Sciences Po) a consacré récemment un de ses dossiers à la question du populisme. Nous publions la contribution d’Alain Dieckhoff , directeur du CERI, coordonnateur de cette étude. Le populisme, comme le nationalisme, explique-t-il, peut se décliner à droite comme à gauche. Deux traits fondamentaux permettent de le caractériser : la dimension anti-élite et l’anti-pluralisme, c’est-à-dire le refus du fonctionnement démocratique au nom du monopole de la représentation du « vrai peuple ». L’évolution notable de ces quinze dernières années est l’installation de véritables régimes populistes dans certains pays (Hongrie, Pologne, Russie, Turquie, Philippines, Venezuela) avec la volonté d’instituer un Etat fort. Ailleurs, on constate des visées populistes de la part des dirigeants (Donald Trump, Narendra Modi) ou alors des alliances gouvernementales avec les populistes (en Autriche ou au Danemark).

Le peuple
rts.ch

Derrière le mot de populisme, il y a le mot « peuple ». Ce peuple, il faut le définir. D’un côté, le peuple fait corps avec la démocratie. Ainsi, on peut lire dans l’article 3 de la Constitution française : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». Peuple et démocratie sont deux choses totalement liées. En démocratie, le peuple est le corps des citoyens à travers lequel s’exerce la volonté démocratique. C’est la conception politique classique du peuple.
Cependant, depuis une bonne vingtaine d’années maintenant, certains dirigeants, en Europe et au-delà, utilisent le terme peuple dans un autre sens. La dernière élection présidentielle française d’avril-mai 2017 en a fourni l’illustration. Les slogans des cinq forces politiques les plus importantes étaient particulièrement intéressants. Benoît Hamon, candidat socialiste, avait choisi de « faire battre le cœur de la France », François Fillon, pour les Républicains, se faisait fort d’exprimer « une volonté pour la France » tandis qu’Emmanuel Macron proclamait « Ensemble, la France ». Tous trois ont mis en avant non pas le peuple mais la France, une référence concrète mais en même temps un peu indéfinie.
En revanche, Marine Le Pen (Front national) entendait parler « au nom du peuple » tandis que Jean-Luc Mélenchon, candidat de la France insoumise, se faisait fort d’exprimer « la force du peuple ». Trois France contre deux Peuples. Il est douteux que le Front national et la France insoumise ait tout à fait la même conception du peuple notamment sur la question migratoire, point de divergence majeure entre les deux partis. En effet, la question des migrants est centrale dans les discours du Front national contrairement à ceux de la France insoumise qui défend un modèle cosmopolite.

A droite comme à gauche

Il existe néanmoins des points de convergence qui permettent de ranger ces deux formations dans la catégorie du populisme, l’un de droite et l’autre de gauche. Le populisme, comme le nationalisme, peut en effet se décliner à droite comme à gauche. Guy Hermet dans son livre Les populismes dans le monde. Une histoire sociologique, XIXe-XXe siècle (1), montre d’ailleurs qu’au départ, le populisme était lié à la gauche. Le terme apparaît en effet vers 1870, en Russie, sous le terme narodnitchestvo, narod signifiant peuple. Il évoque le « retour au peuple » d’intellectuels, de citadins, qui vont vers le peuple pour lui porter la bonne parole. L’idée était de réveiller le peuple et de l’amener à une logique révolutionnaire. Ce mouvement a été important en Russie et a donné naissance aux Socialistes révolutionnaires, qui ont par la suite été écrasés par les Bolcheviks. Il existe donc un populisme de gauche, un populisme de transformation sociale.

Aux Etats-Unis, nous assistons à un phénomène comparable, à la même époque, dans un contexte toutefois différent. Le populisme, porté par le People’s Party (fondé en 1892), possède une dimension agrarienne, dimension également présente dans le populisme russe qui défend les paysans. Sa raison d’être est de mobiliser contre les grands conglomérats qui commencent à se constituer et contre les oligarchies naissantes. Les populistes ont connu une certaine audience outre Atlantique même s’ils n’ont jamais réussi à faire élire l’un des leurs à la Maison Blanche. Ce courant s’est fondu par la suite dans le Parti démocrate, ce qui le positionne à gauche sur l’échiquier politique.

Le rejet des dominants

A la fin du XIXe siècle apparaît en France, avec le général Boulanger, une forme différente de populisme, cette fois ancré à droite. A l’inverse de ce qui constitue ce mouvement en Russie ou aux Etats-Unis, le populisme de droite est un phénomène urbain. Il possède également une dimension autoritaire très forte dont les populismes de gauche (en Russie et aux Etats-Unis) sont dépourvus. Ces derniers sont démocratiques dans leurs visées alors que le général Boulanger est un antiparlementaire qui veut établir un régime autoritaire.
Toutefois, il existe bien un facteur de convergence entre les différentes figures du populisme : le rejet des dominants, économiques mais aussi politiques, de ce qu’on appelle aujourd’hui les élites.
Terme plastique, parfois peu clair, le populisme peut néanmoins être saisi par certains traits fondamentaux. Pour commencer, il n’est pas réductible à un style, à une façon particulière de faire de la politique, à un dirigeant iconoclaste qui prétend parler « franchement » au nom du peuple, du vrai peuple, dont la parole aurait été confisquée par l’oligarchie financière, l’Europe, les capitalistes, les élites, etc…. (les adversaires ainsi désignés peuvent avoir différents visages).
L’existence d’un tribun, souvent démagogue, voire délibérément manipulateur est un atout, mais elle n’est pas indispensable. Certains dirigeants populistes comme Geert Wilders aux Pays-Bas ou Jaroslaw Kaczynski en Pologne, ne sont pas connus pour leur capacité d’entraînement des foules. En Autriche, le Parti de la liberté a eu un dirigeant charismatique en la personne de Jörg Haider, son successeur Heinz-Christian Strache, désormais vice-chancelier, possède un style très différent, ce qui n’empêche pas le parti de progresser. Nous ne pouvons donc réduire le populisme à un style ou à un type de politicien.

En revanche, il existe deux traits fondamentaux dans le populisme contemporain : la dimension anti-élite et l’anti-pluralisme (2), c’est à dire le refus du fonctionnement démocratique et ce au nom du monopole de la représentation de ce que serait le « vrai peuple », ce dernier étant défini différemment par le populisme de droite et par le populisme de gauche. Pour ce dernier, les travailleurs, les salariés, les personnes qui vendent leur force de travail constituent le vrai peuple. C’est une approche sociale du peuple.
Pour le populisme de droite, le peuple est aussi constitué des gens de peu, des « sans voix » : la dimension sociale est donc présente mais elle s’articule avec la dimension ethnoculturelle. Le « vrai peuple » ne peut rassembler que les personnes d’une même origine. Ainsi, dans la vision conservatrice du PiS (Droit et justice), la polonité est indissociable de la catholicité. L’authenticité du peuple est de nature ethnoculturelle, elle passe à l’intérieur de la citoyenneté.

La démocratie libérale remise en cause

L’évolution notable de ces quinze dernières années est que nous sommes passés de simples mouvements populistes à des régimes populistes. Les populistes sont en effet au pouvoir dans certains pays, parfois depuis longtemps. Les exemples se multiplient : la Hongrie, la Pologne, la Russie, la Turquie, les Philippines, le Venezuela. Les recettes sont toujours les mêmes : une remise en cause de la démocratie libérale représentative censée fausser le jeu et en parallèle, une volonté de constituer un Etat fort. Au sein de ces six pays, nous observons les mêmes transformations : révision constitutionnelle, limitation du pouvoir des juges, restriction de la liberté de la presse. Il y a une recentralisation du pouvoir aux mains de l’exécutif et les assemblées élues deviennent de simples chambres d’enregistrement. La possibilité d’alternative politique devient, dans la pratique, très complexe. Les régimes populistes ne sont pas des dictatures mais restreignent les marges de fonctionnement de l’opposition par des moyens plus ou moins légaux, de façon à pouvoir durer.

Dans d’autres pays, nous n’avons pas de régime populiste à proprement parler mais des visées populistes de la part de dirigeants qui sont (provisoirement ?) dans l’impossibilité de réaliser une transformation institutionnelle d’envergure. Donald Trump appartient à cette catégorie de dirigeants. Il veut s’affranchir des règles mais de nombreuses contraintes judiciaires et institutionnelles, liées au fonctionnement démocratique, pèsent sur lui et limitent sa marge de manœuvre. En Inde, Narendra Modi rencontre les mêmes limites. Les deux hommes dirigent également des pays fédéraux, une structure qui rend plus difficile pour un dirigeant d’imposer son pouvoir personnel.

Enfin, il existe de très nombreux cas d’alliances électorales entre des partis traditionnels de droite et des populistes où le pouvoir suprême n’est pas aux mains des populistes mais où ceux qui dirigent le pays sont obligés de composer avec ces derniers. C’est le cas de l’Autriche où le Parti populaire gouverne en coalition avec le Parti de la liberté. Ce genre d’alliance oblige les partis traditionnels à prendre en compte certaines revendications des populistes, pour que ceux-ci acceptent de gouverner avec eux. Cette situation existe également au Danemark, où depuis plusieurs années le Parti du peuple soutient le Parti conservateur quand celui-ci est au pouvoir.

Clivage social et fracture territoriale

Le populisme, notamment sous sa version de droite, a indéniablement le vent en poupe. Toutefois, le pire n’est jamais sûr et nous pouvons avoir des surprises comme l’a été la victoire de l’écologiste Alexander van der Bellen (avec cependant une marge limitée de 7,6 points) à l’élection présidentielle autrichienne de 2016. Les scrutins néerlandais et français de l’année 2017 ont également montré qu’il existait des forces qui pouvaient faire pièce aux populistes. S’il existe des forces de résistance, il est certainement tout à fait prématuré de parler de reflux du populisme. Nous l’avons vu avec les élections fédérales de septembre 2017 en Allemagne : le parti populiste Alternative pour l’Allemagne, qui n’avait jusqu’alors aucun représentant au Bundestag, a désormais 92 élus à la chambre basse du parlement allemand et est devenu le troisième groupe parlementaire du pays après la CDU et le SPD. Le populisme semble être là pour durer.
Deux phénomènes structurels alimentent en effet la logique populiste. Tout d’abord, le clivage social. De nombreuses études montrent, en Europe, la corrélation existant entre vote populiste, faible niveau d’éducation et catégorie socioprofessionnelle (ouvriers, employés, agriculteurs). Ce clivage social va de pair avec une fracture territoriale. Les forces populistes sont plus présentes dans les campagnes et dans les petites villes qu’au sein des grandes villes d’Europe, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest du vieux continent.

Deuxième phénomène qui alimente la logique populiste : la question de l’identité collective. Qu’est-ce-qui nous fait tenir ensemble et faire société ? L’absence, trop fréquente, de réponse à cette question alimente le populisme. Les populistes (de droite) prétendent apporter une réponse en défendant l’idée qu’il faut revenir à une identité nationale forte, homogénéisante. Parfois, le lien entre question sociale et identitaire existe, mais il n’est pas automatique. Par exemple, en Pologne, la bonne situation économique du pays n’empêche aucunement le vote pour les partis populistes. Une personne peut donc jouir d’une situation sociale confortable et malgré tout se prononcer pour des formations populistes. Dans ces cas, c’est donc bien la question de l’identité collective qui conduit les électeurs à choisir ces partis. Cela est vrai notamment à l’Est de l’Europe, en raison de la façon dont ces nations, souvent fragiles et tard venues sur la scène internationale par rapport à celles de l’Europe de l’Ouest, se sont constituées au cours des XIXe et XXe siècles (3).

« Nous » contre « eux »

Partout, des Etats-Unis à l’Europe, cette question de l’identité collective est liée à la question de l’altérité, notamment musulmane. Le « nous » est toujours pensé en opposition à « eux », à savoir les migrants et/ou les musulmans. Et peu importe ici la réalité : qu’il y ait très peu d’immigrés musulmans en Pologne ou en Hongrie ne change rien à l’affaire car nous sommes ici face à des représentations. Toutes ces réaffirmations populistes permettent-elles de parler d’une véritable « internationale nationaliste » ? (4) Pas évidemment au sens où l’Internationale communiste a existé comme organisation transnationale, mais nous observons bien une poussée du populisme dans le monde. Elle se fait au nom du souverainisme, c’est-à-dire de la réaffirmation, forte et sans aucun complexe, de la souveraineté nationale. Cette réaffirmation passe beaucoup par la critique de l’Union européenne chez les populistes européens ; elle emprunte aussi la voie de la dénonciation d’une globalisation incontrôlée, comme chez Donald Trump (America first).

Il existe bien une alliance implicite des populistes, qui va de Moscou à Washington en passant par des pays européens et extra-européens. Cette alliance se dresse contre l’ordre libéral et cosmopolite. Ses promoteurs adoptent une logique schmittienne du politique, qui voit dans la séparation ami/ennemi le cœur du politique (5). Les populistes sont donc schmittiens : il y a d’un côté leurs alliés, ceux qui pensent comme eux, et de l’autre leurs adversaires, les libéraux et les cosmopolites.

Rupture avec le multilatéralisme

Les populistes partagent également une sorte de communauté d’idées et de thèmes. Les idées circulent, aujourd’hui plus qu’hier encore, grâce à Internet et aux réseaux sociaux. Ainsi, aux Etats-Unis, dans les cercles de l’extrême droite parfois proches du pouvoir actuel, on recycle des idées qui, pour une partie d’entre elles, sont d’origine française. Il ne s’agit plus des pensées, complexes, de Foucault et Derrida dont la gauche américaine s’est emparée mais d’idées simplistes comme celle du « grand remplacement » (des populations blanches d’Occident par des peuples extra-européens) défendue par l’écrivain Renaud Camus et le promoteur de la Nouvelle droite, Alain de Benoist, des idées qui inspirent désormais l’alt-right américaine .

Enfin, il convient de s’interroger sur la question de savoir s’il existe une façon populiste de faire de la politique étrangère. La réponse est oui. Donald Trump en est le meilleur exemple, comme l’atteste un certain nombre de décisions qu’il a prises : rejet du traité de libre-échange sur le Transpacifique et de l’accord de Paris sur le climat, retrait de l’UNESCO, reconnaissance de Jérusalem comme capitale de l’Etat d’Israël, gel d’une partie de l’enveloppe attribuée à l’agence des Nations unies en charge des réfugiés palestiniens (Unrwa), pressions multiformes pour changer les règles du jeu de l’OMC…. Tout va dans le sens d’une politique étrangère qui rompt avec le multilatéralisme et qui affiche clairement son unilatéralisme sans tenir compte des conséquences. Le Brexit s’inscrit dans cette logique tout comme l’annexion de la Crimée par Vladimir Poutine. Les populistes au pouvoir revendiquent sans aucune gêne le rapport de force et le rejet des logiques de négociations. Ce n’est incontestablement pas une bonne nouvelle pour la marche du monde.

• 1.Paris, Fayard, 2001.
• 2.Ce point est très bien souligné par Jan-Werner Müller : Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, Paris, Premier parallèle, 2016.
• 3.Istvan Bibo, Misère des petits Etats d’Europe de l’Est, Paris, L’Harmattan, 1986.
• 4.Karoline Postel-Vinay, "La-nouvelle internationale planétaire des-nationalistes", The Conversation, 1er mars 2017.
• 5.Carl Schmitt, La notion de politique. Théorie du partisan, Paris, Calmann-Lévy, 1989. Rappelons que ce juriste allemand a donné une légitimité juridique au nazisme.