En Italie, le président Mattarella, garant du droit

Alors que le président de la République Sergio Mattarella a accepté pour la présidence du conseil le nom de Giuseppe Conte proposé par les chefs du Mouvement Cinq Etoiles et de la Ligue, les deux vainqueurs des élections du 4 mars, d’âpres discussions sont en cours pour la formation du gouvernement

Le Spelacchio, l’arbre déplumé symbole de l’incompétence de la municipalité, devant le palais dédié à Victor Emmanuel II et à l’unité de l’Italie
fondazionenenni.blog/2017/12/12

Les commentaires de ces derniers jours sur la formation du gouvernement italien ont souvent mis en avant l’incompatibilité du contrat de programme des deux vainqueurs des élections du 4 mars avec les règles de l’Union européenne. Plusieurs analystes ont chiffré ce programme, une centaine de milliards d’euros avec le maintien de l’âge de la retraite, l’octroi d’un « revenu civique », la baisse des impôts, etc. ; ils ont rappelé le poids de la dette publique, 130% du PIB, et en ont conclu très généralement que ce « refus de l’austérité », ce refus des « diktats de Bruxelles » ne pouvait se faire dans le respect des règles budgétaires de la commission européenne. Pour Bruno Le Maire, leur projet menacerait « toute la stabilité financière de l’Europe. » Pourtant les deux formations qui ont remporté le scrutin avaient renoncé à leurs projets de « sortir de l’euro », sinon de l’Europe.
Aussi le passage des élections à la formation d’un gouvernement fait-il reposer sur celui qui est en l’occurrence le gardien de la constitution, le président de la République, Sergio Matarella, une tâche difficile, une lourde responsabilité. Il a prévenu, il y a déjà longtemps, qu’il n’était pas un notaire pour entériner des décisions privées. Il a rappelé en particulier que l’article 81 de la constitution l’empêcherait d’approuver des mesures de dépense publique qui ne seraient pas financées. Aucune des dépenses publiques annoncées par le fameux programme ne semble l’être jusqu’à présent.

Le populisme contre les migrants et contre l’Europe

C’est bien le propre de ce populisme qui vient de l’emporter, en Italie comme ailleurs en Europe. Mais l’Italie est le premier des pays fondateurs de l’Europe à sombrer dans cette maladie qui sévit de plus en plus largement et est en train d’emporter le Venezuela par exemple. On a caractérisé le résultat des élections comme une victoire à la fois du populisme, du nationalisme et du souverainisme.
On entend bien que le nationalisme – qui à la Ligue a pris la place du régionalisme pour étendre le domaine – est avant tout une fermeture aux migrations, et que le souverainisme peut être appelé aussi euroscepticisme ou anti européisme. Des analystes ont souligné que l’absence de solidarité entre les pays membres de l’union européenne, en ce qui concerne aussi bien les conséquences des crises de la dette que l’accueil des migrants, n’était certainement pas étrangère au développement du vote anti-Europe et anti-migrants en Italie. L’économiste toulousain Jacques Delpla parle des « ravages d’une idée pervertie inscrite dans les textes des traités européens : la non-assistance mutuelle entre pays de l’UE. Pour les dettes publiques, c’est la clause de non-renflouement (no bail out). Pour la crise migratoire, c’est le règlement de Dublin sur les migrants entrant dans l’UE. » La liberté de circulation, dans les deux domaines, aiguise l’acuité des problèmes, pas seulement pour l’Italie : une crise des liquidités en Italie aurait pour l’Europe des conséquences bien plus redoutables que celles d’une crise grecque, parce que le poids économique des deux pays n’est pas le même. L’Allemagne à Maëstricht, ne voulait pas « payer pour le Sud » à travers une « Union des transferts » - mais elle ne gagnerait rien à perdre ses clients.
Les migrants qui arrivent en Italie croient mettre le pied en Europe, ils n’ont certainement pas l’intention de se fixer dans la péninsule par préférence, pas plus que ceux qui débarquent en Grèce. Il se trouve que ces pays ont de longues côtes méditerranéennes, et que les pays du Nord n’en ont pas. « Dubliniser » le droit d’asile est à l’évidence une absurdité. Devant cette Europe, les Italiens ont pu penser qu’ils n’en avaient pas besoin…

La nation homogène

La prévalence du clivage ouverture/fermeture, que ces crises ont accentué, sur l’opposition traditionnelle entre la gauche et la droite est probablement un des facteurs de l’extension de l’idée populiste d’antisystème. C’est une notion ambiguë et étrange. En général ça consiste simplement à « valoriser » un supposé peuple au détriment de supposées élites. Marc Lazar, dans « l’Italie, laboratoire des populismes » écrit que « ces mouvements proclament l’antagonisme irréductible du peuple, supposé uni, aux élites dirigeantes, supposées homogènes, complotant en permanence contre le premier. Ils défendent une conception organique de la société, laquelle doit être débarrassée de ses éléments considérés comme allogènes – les étrangers ou les élites justement. »
On reproche sans doute aux étrangers de venir prendre le travail – ou manger le pain des nationaux. Et aux élites ? De nous avoir conduits là où nous sommes ? Et on pourrait comprendre la défaite du Parti Démocratique ou de Forza Italia… mais pour aller où ? Si la philosophie de l’antisystème anti élite anti étranger, c’est la recherche de l’homogénéité du peuple – et qu’aucune tête ne dépasse ! alors on voit mal le rapport avec ce que disaient être les Cinque Stelle de Beppe Grillo, multiples et ouvertes, ni entre ces étoiles perdues et le parti excluant de Salvini d’ailleurs.
Un conseiller communal de la commune de Benevento Nicolo Sgarra, a démissionné de ses fonctions et du parti M5S : « Je démissionne, a-t-il dit. Avec la Ligue ? Même pas sous la torture. Le parti de Salvini est xénophobe. J’espérais Podemos, j’ai trouvé Orban ». Et il a envoyé une lettre ouverte à Beppe Grillo : « Je me demande quel rapport il y a entre ce que tu as mis au centre de la discussion politique – la justice sociale, la reconstruction des liens communautaires, la protection de l’environnement… avec l’idéologie égoïste destiné à protéger l’individualisme propriétaire… »

Dérives liberticides

Peut-être faut-il chercher ce rapport dans les détails où git le diable. Un des points du programme concocté par l’improbable coalition vise l’interdiction des francs-maçons ; les positions de l’un et l’autre parti là semblent un peu différentes, les ligueurs plus proches, les M5S plus critiques, rappelant les méfaits de la Loge P2. Mais c’est avoir la mémoire courte. En Italie, la franc-maçonnerie, ce n’est pas la sinistre loge P2, c’est aussi Garibaldi et le Risorgimento. Antonio Gramsci, le 16 mai 1925, dénonça la loi contre les sociétés secrètes qui visait avant tout la franc-maçonnerie, un ensemble de lois fascistissimes qui vont faire passer l’Italie de « la dictature légale à la légalisation de la dictature », comme l’écrivent Pierre Milza et Serge Berstein. (Antonio Gramsci défenseur de la franc-maçonnerie, par Jean-Yves Frétigné),
La loi contre la franc-maçonnerie, c’est la loi contre la dissidence. C’est bien dans l’homogénéité. Celle du peuple ou celle de la dictature ?
Ce qui nous ramène à l’Europe. L’opposition à l’Europe, ce n’est pas seulement l’opposition aux « diktats de Bruxelles » et à l’austérité. Les pays de l’Est aspiraient à faire faire partie de l’Europe en rêvant sans doute de consommation. Mais pas seulement. Pour les Ukrainiens, pour beaucoup, l’Europe, ce n’était pas seulement une prospérité rêvée, l’Europe c’était le droit. Le droit contre l’arbitraire des pouvoirs autocratiques, le droit contre la corruption, le droit qui permet le développement économique, et le droit des hommes. L’ironie de l’histoire veut que les protagonistes de l’élection aient confié à un juriste le soin de faire figure de président du conseil, un juriste qui a des liens avec différents conseils d’administration de société et dont le curriculum vitae semble avoir été largement « amélioré », comme l’ont relevé les universités dont il se prévalait. Les Italiens s’en sont gaussés en citant des extraits de films. Tant qu’à faire de la fiction…
Giuseppe Conte devra « convaincre » le président Matarella, écrivait la Repubblica le 23 mai, qui lui confiera soit un mandat provisoire, soit une charge de plein droit, selon la manière dont seront remplie les « conditions institutionnelles » mises à la formation du gouvernement. Au-delà de l’évocation pour le ministère de l’économie d’un antieuropéen affirmé, Paolo Savona, les noms que l’on cite pour la désignation des ministres ressemblent plus, pour le moment, à un partage du pouvoir entre les deux partis qu’à la définition d’une claire orientation politique. Or l’article 95 de la constitution donne le « pouvoir d’orientation » au seul président du conseil, pas à une figure pilotée par des leaders politiques divers. Bref, c’est un président du conseil et non un « contrat entre partis » qui doit être présenté au parlement. C’est le président de la République Sergio Matarella, qui sera le garant du droit.