Regards croisés sur les migrations

Le 20 novembre a eu lieu à la Maison Heinrich Heine de la Cité internationale universitaire un débat animé par David Capitant dans le cadre du cycle Europe dont le sujet était « La politique migratoire va-t-elle diviser l’Europe ? ». Une semaine après, l’Institut Jacques Delors « Notre Europe » présentait le rapport de Jérôme Vignon « Pour une politique européenne de l’asile, des migrations et de la mobilité ».
Au moment où un bateau de pêche erre en Méditerranée sans trouver de port accueillant les réfugiés qu’il a sauvés, le ministre de l’intérieur italien Matteo Salvini fait adopter sa loi anti-migrants qui vise notamment à remplacer les permis humanitaires provisoires accordés aux demandeurs d’asile par des autorisations de séjour beaucoup plus courtes et qui prévoit une procédure d’urgence afin de pouvoir expulser tout demandeur se montrant « dangereux ». « En multipliant les procédures contre les ONG portant secours aux migrants en mer, certains Etats de l’Union européenne ne s’honorent pas » écrivait Alina Miron, dans une tribune au « Monde ».

L’Aquarius en juin arrivait au port de Marseille
Brice Horvat/AFP

Les Etats membres de l’Union européenne portent sur l’immigration des regards différents. Leur histoire et leur géographie politique ne sont pas les mêmes non plus et cela explique en partie la diversité des attitudes. Mais on peut craindre que l’écart ne se creuse entre eux et que le thème des migrations ne contribue à la division de l’Europe.
La France est un pays d’immigration de longue date, son passé colonial n’y est pas étranger, et la main d’œuvre immigrée a contribué à son développement alors que pour nombre de pays anciennement « communistes » la fermeture des frontières a rendu les étrangers lointains. Les pays méditerranéens sont naturellement des lieux de brassage des populations alors que les steppes orientales … Cela ne suffit pas à expliquer la division actuelle entre « l’ancienne » et la « nouvelle » Europe, celle que représente de groupe de Visegrád, entre une Europe ouverte et une Europe fermée. Des facteurs politiques actuels aggravent l’opposition, parmi lesquels l’instrumentalisation de la peur de l’immigration par les partis nationalistes et populistes et l’incapacité de l’Union européenne jusqu’à maintenant à réduire la différence des systèmes et des procédures d’accueil. Il n’y a même pas d’accord sur la définition des « pays sûrs », définition essentielle pour déterminer les conditions d’application du droit d’asile !

Des coopérations renforcées pour une politique migratoire commune

Mais comment créer un espace commun européen sans pouvoir modifier dans l’immédiat les procédures de demande d’asile ni les droits sociaux ? C’est à ce problème que veut s’attaquer l’Institut Jacques Delors. Ce que les 27 ne sont prêts à accepter, des pionniers peuvent le faire.
Après la crise financière venue des Etats-Unis qui bouleversa l’Europe en 2008, l’UE décida de faire d’importantes réformes pour prévenir le retour d’une telle catastrophe. Même jugées par beaucoup insuffisantes, ces réformes rendent cependant l’Europe capable, aujourd’hui, d’affronter le défi italien. C’est ce que répond Enrico Letta lorsqu’on lui demande pourquoi lancer maintenant un programme de réforme des politiques migratoires alors que les flux ont beaucoup baissé depuis 2015. En ce qui concerne la crise migratoire, nous sommes aujourd’hui en 2010, précise-t-il, c’est-à-dire sans outils pour nous sortir d’une éventuelle nouvelle crise.

Un des principaux problèmes aujourd’hui s’appelle Dublin. Cet accord signé en 2013 par les Européens plus la Suisse, le Lichtenstein, l’Islande et la Norvège oblige les immigrés à requérir l’asile dans le pays où ils sont arrivés –pour que leur demande soit traitée plus rapidement ! Ce n’est qu’après dix-huit mois d’attente qu’ils peuvent présenter leur demande dans un autre pays. S’ils le font avant, ils sont renvoyés dans le pays où ils étaient arrivés (même vers un pays tiers non européen, pourvu qu’il soit « sûr »), ils sont « dublinés ». La Grèce et l’Italie submergées par les migrations méditerranéennes ont montré de façon criante les effets pervers de ce système qu’à l’été 2015 Angela Merkel suspendit en accueillant les possibles « dublinables ». Cependant la définition de « quotas » d’immigrés qu’accueillerait chaque pays de l’Union pour que la charge en soit plus également répartie s’est heurtée au refus des pays d’Europe centrale… et l’accord de Dublin ne pourrait être modifié qu’à l’unanimité.

Contourner Dublin

C’est pourquoi Notre Europe propose une autre solution. Sans toucher au traité, on pourrait envisager que des « pôles de solidarité » se mettent en place, concrètement, entre pays volontaires pour faire un pas en avant sur le mode des coopérations renforcées. La Grèce et l’Italie d’un côté, comme pays de débarquement et donc d’« arrivée » des migrants, l’Allemagne de l’autre comme pays de destination voulue se sont trouvés en première ligne au cours de l’année 2015 et il serait bon que d’autres pays européens prennent leur part de l’accueil. Pourquoi le feraient-ils ? Quel serait leur intérêt à accueillir plus de migrants ? Simplement parce que les désordres de Dublin coûtent cher. La France par exemple compte les Afghans au premier rang de ses arrivants. Pour la bonne raison que ces migrants ont été déboutés du droit d’asile en Allemagne où ils voulaient aller, et ont donc reflué vers la France, où naturellement ils embouteillent les procédures de demande d’asile, mais d’où on ne les refoule pas, pour des raisons humanitaires. C’est ce qu’explique Didier Leschi, directeur général de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration, au cours du débat qui a eu lieu à la Maison Heinrich Heine. Quant aux Albanais, qui sont au second rang, en France, on sait que tous ne sont pas Albanais … mais ils ont réussi à aller jusque-là. La « dublinisation » crée des flux secondaires extrêmement couteux, en termes d’organisation en particulier. Et en termes politiques aussi : le refoulement vers l’Italie (où ils ont débarqué) de gens qui veulent venir en France et la mise en cause de ceux qui les aident semblent une compromission avec l’extrême droite.

Une caricature au service des nationalistes populistes

Une des plus graves conséquences de ces désordres est en effet l’instrumentalisation qu’en font les partis nationalistes et populistes. « L’image est plus forte que la présence physique » des migrants, dit Enrico Letta. Des pays où il n’y a pas un seul immigré s’affolent sur la question migratoire. Et si l’Europe manque d’une politique migratoire, c’est aussi parce que l’on craint qu’une telle politique puisse conduire certains à croire que l’Europe cherche des immigrés ! Le clivage en effet n’existe pas seulement entre les Etats européens mais aussi à l’intérieur des sociétés civiles au sein de l’Europe. Benjamin Schraven, expert à l’Institut allemand pour la politique de développement, insiste sur l’importance des mots, sur le soin qu’il faut prendre à écarter les mots trompeurs, comme celui de cette « invasion qui nous menace » - alors que les plus grandes migrations ont lieu hors d’Europe – ou celui de la « grande pauvreté » qui pousse les populations hors de chez elles. Les pays les plus pauvres sont ceux d’où les gens partent le moins. Ils n’en ont pas les moyens.

Mais pourquoi ne parlez-vous pas à Matteo Salvini et à son ministre de l’intérieur ? demande-t-on à Notre Europe. Parce qu’ils ne veulent pas résoudre le problème ! Ils veulent le maintenir ouvert et utilisent la peur.
Les difficultés actuelles d’intégration de bon nombre d’immigrés sont cependant réelles, et plusieurs facteurs contribuent à ce qu’elles soient peut-être plus grandes qu’autrefois. Pour Didier Leschi, la dimension religieuse a pris plus d’importance et se heurte parfois au principe de laïcité, et d’autre part les arrivants viennent de pays déstructurés, ce qui a pour conséquences chez eux un manque d’autonomie et aussi de qualification. La disparition des classes moyennes dans ces pays a privé l’émigration des personnes les plus aptes à s’intégrer. Ainsi, les migrants ne sont plus les mêmes. L’écart entre les populations d’accueil et les réfugiés s’est accru, par rapport aux années passées. L’affaiblissement des syndicats, qui étaient un puissant moteur d’intégration, a joué aussi un rôle négatif. On parlait alors de main d’œuvre immigrée et pas de musulmans !
Le débat est polarisé entre l’extrême droite hostile à toute immigration et les défenseurs des immigrés qui parfois veulent l’impossible, dit Enrico Letta. Il y manque une voix de l’équilibre qui définisse les moyens de son programme. Le rapport de Jérôme Vignon pour l’Institut jacques Delors se veut un programme. Il formule cinq propositions « pour conduire une politique européenne de l’asile, des migrations et de la mobilité » :
1. Homogénéiser les conditions d’accès à l’asile dans l’Union européenne,
2. Protéger les frontières extérieures de l’UE par une agence de type fédéral,
3. Organiser une immigration légale de travail,
4. Co-construire le développement et les migrations avec les pays d’origine,
5. Renforcer l’intégration par un apprentissage mutuel des démarches nationales.
Il ne repousse pas la recherche de solution dans les seuls pays d’origine des migrants. Aide à ces pays - ou pas – les auteurs du rapport considèrent que l’inversion des proportions démographiques (il y a 50 ans sur les 3 milliards d’habitants du monde, il y avait 20% d’Européens et 5% d’Africains, alors que sur les 10 milliards actuels 5% sont Européens et 20 % Africains) détermine le fait que les migrations vont continuer.

Afrique insolite

Pour les participants au débat de la maison Heinrich Heine, il y a cependant beaucoup à faire pour changer les situations qui poussent les Africains au départ. C’est une image un peu insolite de ces pays d’émigration que dépeint Clotilde Warin, consultante chercheur pour le think tank néerlandais Clingendael. Elle parle de trafics de migrants, d’ « externalisation des frontières », un drôle de mot qui désigne le fait pour un Etat – le Tchad – de confier à une société privée mafieuse le soin de créer une « Force d’intervention rapide » pour protéger le passage des migrants – et entraver la circulation par le racket. Elle parle aussi de la confusion entre chercheurs d’or et migrants, les migrants orpailleurs trouvant éventuellement le financement de leur voyage, ou bien de routes qui se déplacent, lorsqu’elles pourraient être fermées. Elle évoque surtout les relations compliquées de la France avec les dictateurs africains.

Il ne faut pas oublier cependant que les pays d’accueil ne « prennent » pas tel ou tel nombre de migrants. Ce sont les réfugiés qui font un choix, plus ou moins difficile à réaliser, par rapport aux compétences qu’ils pensent avoir et à leurs affinités. Les Syriens souvent souhaitent aller vers l’Allemagne ou les pays d’Europe du nord ; ils ne sont en France qu’au 16ème rang des arrivants. En revanche les pays d’influence française traditionnelle – et de langue française – (Afrique de l’Ouest, Guinée, Côte d’Ivoire, Sénégal, Mali) et du Maghreb, continuent à alimenter les flux.

Des boucles de travail

On sait bien qu’un barbelé franchi n’incite pas à la mobilité. Alors que la possibilité d’aller et venir légalement pourrait permettre une meilleure répartition des compétences, des possibilités de formation et de retours au pays d’autant plus souhaités qu’il ne seraient pas définitifs. Lorsqu’on voit dans les migrants de futurs reconstructeurs de leur pays d’origine, il ne faut pas oublier, dit Clotilde Warin, que dans le système actuel ils se sont tellement endettés auprès des passeurs qu’ils sont obligés de payer avant de songer à investir… Cela offrirait un autre type d’aide au développement, sans doute plus efficace que des subsides mal utilisés. On parle de migrations circulaires ou de « boucles de travail »

Le thème des politiques migratoires n’avait pas été évoqué lors des précédentes élections européennes, et c’est cependant ce qui depuis déchire l’Europe. La définition de ces politiques sera certainement un enjeu crucial des élections européennes de mai 2019.